Echouez mieux !


Ré, dimanche 8 août. Encore une leçon de persévérance.

Le soir,  après de longues balades à vélo dans les marais de Ré, j’ouvre les poèmes en prose de Charles Baudelaire.

« Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi !  Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu ». Le confiteor de l’artiste.

Rivaliser avec la nature, plutôt que tenter de se dissoudre en elle ? Une semaine que je cherche à traduire mes impressions. Comme dirait mon neveu, c’est pitoyable ! Je lutte avec mon manque de vocabulaire en essayant de reproduire les infinies nuances de couleurs, la lumière changeante, espiègle, insaisissable. Baudelaire échoue dans sa tentative de rivaliser avec la nature  mais sa victoire est dans le choix de cette posture héroïque. La vigueur du parti-pris survit à l’échec. La leçon d’écriture c’est le défi que me lancent les marais, l’énigme codée dans les jeux sans cesse renouvelés de la lumière et les teintes dissonantes de la végétation et du miroir d’eau. Le jaune sulfureux y côtoie le roussâtre et le vert corrompu, les terres de Sienne brûlées et l’anthracite. Pas un ton franc, pas une seule couleur pure.   Tout est  rouillé, dévoré par le sel, oxydé, jusqu’à l’azur du ciel attaqué par ce bain corrosif dès qu’il s’y repose.

La première leçon d’écriture était de ne pas chercher à me dissoudre dans la nature, ni de m’y promener en étranger, encore moins en rival, mais de chercher le juste rapport avec elle.

Percevoir la fréquence musicale particulière de ce lieu, et pour cela faire tout d’abord le vide avec humilité.

En écho, la belle leçon de persévérancel de Samuel Beckett à un jeune écrivain :

« Echouez. Echouez encore. Echouez mieux ! »

Allez l'Oïde

Une réponse à “Echouez mieux !

  1. Cette tension de la parole vers les choses me fait penser à « Leçon de choses » de Claude Simon, et à la question de son écriture à lui, par boucles, où peu à peu la parole semble approfondir la relation aux choses, par rajouts, corrections, rhizomes… Echec permanent, mais tout est dans cet échec et on s’y tient, on ne lâche plus.

    Donc, en fait, quand tu dis « traduire » mes impressions, j’ai l’impression qu’elle est là, la fausse piste de l’écriture : non pas traduire, ni reproduire, ni faire que ça ressemble, mais reconstruire (voire renverser) à partir des premiers mots saisis sur la page. Et que ça s’enchaîne ensuite (ou pas) : mais quoi qu’on fasse ça ne « dira » pas les choses.

    Armand Gatti : « le mot « chien » aboie-t-il ? »

    Autre piste : Francis Ponge. Texte à mon avis fondamental ici http://www.peuple-et-culture.org/spip.php?article229 (« Qu’il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles et que le silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible. Une seule issue : parler contre les paroles. »)

    Et un autre texte de Valère Novarina qui s’appelle « Devant la parole » :
    « Parler n’est pas communiquer. Parler n’est pas s’échanger et troquer – des idées, des objets –, parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre. Le monde est par nous troué, mis à l’envers, changé en parlant. Tout ce qui prétend être là comme du réel apparent, nous pouvons l’enlever en parlant. Les mots ne viennent pas montrer des choses, leur laisser la place, les remercier poliment d’être là, mais d’abord les briser et les renverser. « La langue est le fouet de l’air », disait Alcuin ; elle est aussi le fouet du monde qu’elle désigne.
    Les mots ont toujours été les ennemis des choses et il y a une lutte depuis toujours entre la parole et les idoles. La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine – et la pensée d’abord comme un creux, comme un coup de vide porté dans la matière. Notre parole est un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide – et un renversement dans la création. Les cris des bêtes désignent, le mot humain nie. Les choses que nous parlons, c’est pour les délivrer de la matière morte. La parole n’est pas un commentaire, une ombre du réel, le monnayage du monde en mots, mais quelque chose venu dans le monde comme pour nous en arracher. La parole ne double pas le monde de mots, mais jette quelque chose à terre. Elle brise ; elle renverse. Celle qui brise ; celle qui renverse. Il n’y a de civilisation que fondée sur la parole ; c’est-à-dire sur un renversement des images, sur des idoles renversées et détruites, et sur un monde creusé par les mots. »

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