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L’Amour au temps du corona


fleur de résilience
Nous entrons donc en résilience. Officiellement. A l’échelle de tout le pays, pour commencer. Car j’espère bien qu’après une première phase marquée par le chacun pour soi, la coordination s’organisera au-delà des frontières. Le virus, lui, s’en moque et les traverse allègrement.
Marcher dans des rues désertes, aller voter, se passer du gel sur les main. La vie change et la vie continue. Se recentrer sur l’essentiel, comme y invitait Christine Marsan sur facebook. Appeler des personnes éloignées, vulnérables ou simplement isolées. Pratiquer les gestes barrière, et les gestes qui créent du lien. Se fendre d’une petite blague, alléger l’atmosphère, écouter, partout, chaque fois que c’est possible, à la boulangerie, chez le marchand de journaux. Entretenir quelque chose d’impalpable et qui nous fait tenir. Ensemble. Et chacun dans sa singularité. Car c’est à chacun de trouver son coin de ciel bleu, d’attraper les rayons de soleil qui percent les nuages, pour mieux les partager.
Il y a tant à faire, plutôt que de subir. Et chacune de ces microdécisions nous redonne du pouvoir, fait reculer les frontières de l’inquiétude.
Le déclencheur est venu de mon ami Olivier Caeymaex, auteur d’un billet magnifique, inspirant, drôle et généreux, publié ce matin sur facebook. Qu’il soit remercié pour ce boomerang lancé dans l’espace virtuel. Je m’empresse de le saisir et de le relancer.
Plus d’excuses : il est temps de réactiver ce blog endormi pour partager avec vous ce que m’inspire la situation dans laquelle nous nous trouvons, et les réactions qu’elle suscite dans nos sociétés humaines.
Ecrire non pas en expert, en sage, en coach partageant ses bons conseils, mais en ami, en frère, en citoyen perturbé tout comme vous par ce qui nous arrive et cherchant de son mieux comment faire face à ses propres angoisses.
Mais pas seulement.
Car j’aimerais aussi vous faire part de ce qui bouillonne, pour l’instant dans les cerveaux et dans les conversations, et bientôt je l’espère aussi dans la vie réelle. Ces constellations d’idées qui commencent à se répandre et ces chaînes de solidarité qui se constituent, ici et là. Ces voisins qui s’inquiètent de la vieille dame isolée au septième étage, ces groupes d’amis qui proposent des méditations groupées pour se donner du courage et de la sérénité le matin, ces inconnus qui réfléchissent et débattent respectueusement sur les réseaux sociaux (mais oui, c’est possible).
Comme souvent, cette épidémie et la crise économique qu’elle provoque, par son ampleur et son intensité, vont jouer un rôle d’accélérateur de tendances déjà perceptibles. Ces changements profonds se feront sentir dans l’éducation, l’économie, la citoyenneté, les relations humaines, dans notre relation à nous-mêmes, aux autres, à la société, au monde.
Interrogé ce matin sur France Inter sur le déploiement massif des solutions d’éducation en ligne, le psychologue Serge Tisseron invitait les parents à profiter du temps qu’ils ne passent dans les transports pour jouer avec leurs enfants, les aider dans leurs devoirs et regarder de plus près ce qui se passe sur leurs écrans.
L’éducation va changer ses méthodes pédagogique, les entreprises vont s’apercevoir que le télétravail ne fait pas s’effondrer la productivité, mais devront sans doute porter plus d’attention à l’esprit d’équipe lorsque tous les échanges se font en mode virtuel. Les entreprises réorganisent leurs chaînes de production et le laboratoire Sanofi annonce qu’il va recommencer à produire en France des principes actifs (à partir desquels sont produits les médicaments) pour diminuer notre dépendance envers la Chine. Il se pourrait bien que de nouvelles formes d’expérimentation démocratique se répandent, et que des approches entièrement nouvelles de la médecine cessent d’être taboues.
C’est de cela que j’aimerais rendre compte, et comme un seul billet ne suffira pas, je m’engage à revenir vers vous, aussi régulièrement que possible.
Quand au titre de ce billet : le roman l’Amour au temps du choléra, de Gabriel-Garcia Marquez, se situe dans une petite ville des Caraïbes où sévit régulièrement le choléra. Il y raconte l’histoire de Florentino, amoureux transi de la belle Fermina que son père pousse à épouser un autre homme. Mais la vie a ses tournants : cinquante ans plus tard, une occasion se présente pour le pauvre télégraphiste et poète de reconquérir le cœur de sa belle. Bien sûr je ne dévoilerai pas ici la fin du roman. Sachez seulement qu’il se conclut dans un geste de défi poétique superbe, tandis qu’ils naviguent tous deux sur le fleuve Barranquilla, détachés des humains et de leur vie quotidienne.
Mettre à profit ce temps de pause imposée pour lire, au calme, et retrouver le plaisir de la fiction.
Les amis à qui j’ai parlé de ce roman sur facebook m’ont également rappelé la Peste, de Camus, et le Hussard sur le toit de Giono : la littérature largement traité le sujet des épidémies et des diverses réactions qu’elle suscite auprès des sociétés humaines.
Notre vie à nous n’est pas un roman, et pour certains, qui ne supportent pas les restrictions et l’angoisse liées à la progression de l’épidémie, elle commence à ressembler à un cauchemar. Mais ce que nous enseignent les romans, c’est que l’Amour possède une puissance qui déborde tout, bouleverse tout, emporte les obstacles et les peurs dans son flot puissant.
Alors, si vous éprouvez l’irrésistible besoin de faire des provisions, faites-vous plaisir : achetez des livres.
PS : cette fleur a été photographiée de haut : elle pousse à l’horizontale, sous le balcon, enracinée à même le béton #résilience

Soudain la poésie revient


Soudain, la poésie revient. Par le roman. Les bons, ceux qui vous réconcilient avec le plaisir égoïste de la lecture, communiquent par mille interstices avec des univers parallèles au nôtre, plus vastes et plus intenses. Un jour de pluie, ce plaisir redouble. On se laisse envoûter par les personnages, la narration, le rythme des phrases, tandis qu’au-dehors crépite l’averse. Et si ce roman sait comme nul autre évoquer un paysage gorgé de pluie « pendant que la nature toute entière – feuilles, gouttes d’eau sur les feuilles, rochers, gouttes d’eau sur les rochers – resplendit sous la lumière d’un matin neuf, … », alors, c’est « mot compte triple ».
Neuland, le troisième roman d’Eshkol Nevo (Gallimard), est de ceux-là. C’est un roman qui vous donne envie de respirer l’air du grand large, à pleins poumons. Quand vous êtes-vous réveillés pour la dernière fois avec l’envie de découvrir un Continent ? Pas une destination, pas un pays. Un Continent, avec un C majuscule et des montagnes hautes comme ça, des cataractes et des lacs les plus hauts du monde, où des gringos paranoïaques soignent leurs blessures de guerre dans des plantations cernées de cactus.
Avec Neuland, on se laisse embarquer sur des sentiers sillonnés d’agents secrets qui n’en sont peut-être pas, d’un fils à la recherche de son père happé par un rêve de chamane, on cahote sur des routes périlleuses en compagnie de la petite-fille d’une immigrante échappée de justesse à l’holocauste, et d’un guide local qui comprend comme personne l’âme des rivières. Des itinéraires passant par Jérusalem, Berlin, l’Amérique latine et des bribes d’Australie convergent. Aucun des personnages ne demeure dans le pays de sa naissance.
De page en page, l’horizon tout entier s’emplit de quelque chose d’énorme et de captivant. Destins croisés, permis de rêver. Ainsi, cette description des mystérieux dessins gravés par la civilisation Nazca, d’une échelle si grande que certaines interprétations n’ont pas hésité à parler d’un « message » adressé aux extra-terrestres, ou conçu par eux. Mais l’humain conserve toute sa place, même au cœur du merveilleux. « Au début je ne voyais que du sable. Mais elles ont commencé à apparaître. Les formes. Le singe, l’araignée, l’astronaute. (…) et brusquement, j’ai eu le sentiment que toutes les explications données à ce dessin n’étaient pas valables. Qu’ils n’avaient été exécutés que pour le prodige (…) parce que le rêve doit toujours demeurer impossible, hors d’atteinte. »
L’émotion, l’éblouissement esthétique revigorent les enfants d’un monde fatigué. « (…) dans cette immensité, leur énorme véhicule ressemble à un criquet face aux arbres élancés, aux hautes montagnes et aux vallées encaissées, où l’eau vive coule, et non un égout. Et le soleil resplendit entre les nuages, léchant le lac de ses rayons. Et cette couleur ? Pas vraiment bleue, pas vraiment verte. Violacée. Pas de vagues sur ce lac, pas une écume. Une petite barque fend doucement les flots, dessinant à sa proue un point d’interrogation. Quand un tel éblouissement esthétique l’avait-il ainsi remué pour la dernière fois ? »
Sous nos yeux les personnages s’ouvrent et se transforment, attachants, désorientés, venus d’un pays si petit, cerné de tant d’hostilité, qu’il se donne pour horizon le plus vaste monde et pour profondeur, l’histoire. On s’enfonce avec eux dans la jungle et l’on retrouve des pans de sa propre expérience, au nord des Philippines, sur les flancs d’un volcan à l’ambiance de Vol 747 pour Sydney (the Banahaw protocol, ici). L’expérience acquiert une texture particulière, poétique dans sa présence au monde.
« Plus ils s’enfoncent dans le monde des plantations plus les traces du monde civilisé s’effacent. De temps à autre, un cheval sans cavalier apparaît entre les arbres. De temps à autre, une cabine téléphonique dépourvue de combiné se dresse sur le bas-côté. Les routes sont creusées de cratères comme la surface de la Lune. Et parfois, elles s’arrêtent d’un seul coup : devant un barrage ou la jungle. (…) les buissons et les arbres s’enchevêtrent au milieu des milliers de branches et de feuilles sur lesquelles la pluie incessante joue un concerto pour gouttelettes. Le bruit des gouttes tombant sur une feuille – il s’en rend compte au bout de quelques jours – est différent de celui des gouttes glissant sur une branche, différent des gouttes heurtant un blouson, différent de celui des gouttes tombant dans les petites flaques accumulées au pied des arbres. L’eau coule sans cesse, de toutes parts, au point qu’il est difficile de distinguer le fleuve de ses affluents. (…) Avec l’expérience, on parvient à deviner l’arrivée de la pluie, lui racontent d’autres randonneurs. Avec l’expérience, on apprend à distinguer les couleurs des différents nuages.»
Un roman-radeau, pour partir à la dérive sur un fleuve de mots et d’images. Laissez-vous tenter.
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