Ce n’est pas le contraire d’une ville, offrant aux citadins épuisés le trésor de son calme.
C’est un monde où la vie grouille sous les pierres, dans le tronc des châtaigniers déracinés, dans le touffu des ronces.
Elle existe pour elle-même, pas pour notre plaisir. Et cette vie suit ses propres lois, s’organise, partage les ressources et le territoire. Grimpereaux, geais des chênes, locustelles, pinsons, bruants, s’avertissent de notre passage et poursuivent leurs activités.
C’est un habitat vivant, vibrant, puissamment odorant, un espace intermédiaire aux mille visages.
Tôt le matin, ce territoire bruisse, jacasse, craque et crie, parcouru de ruisseaux glougloutants, feuillolant au gré du vent, souffrant de la sécheresse et cherchant le moyen de survivre.
Comme nous, la forêt vit une catastrophe.
A son orée, la fontaine de Saint Clair offre, à qui le demande, fraîcheur et discernement.
Rassemblant quelques feuilles jaunies, des mousses et des branches, je compose un mandala forestier.
Sur les vieilles pierres luisantes, il propose un motif de lien, de gratitude et d’ouverture.
La rencontre se fait. Plus loin, la pierre touchée dans le chemin libère un flot d’images, d’émotions.
J’avais tout juste le temps d’aller voir les sapins, qui m’avaient accueilli quelques jours plus tôt, lors d’une randonnée sur les hauts de Saint Cergue, dans le Jura suisse.
Nous avions traversé une prairie où des vaches, rendues nerveuses par la sécheresse et la présence de loups, cherchaient en vain de quoi se nourrir parmi les herbes desséchées. Les clarines accrochées à leur cou massif résonnaient dans l’espace, au rythme lent de leurs déplacements. Marchant au milieu du troupeau, nous étions attentifs à ne pas les effrayer par des mouvements brusques.
La chaleur de l’après-midi commençait à s’atténuer. Une douce odeur d’alpages, de résine et de bois fraîchement coupé flottait dans l’air tiède. Après avoir traversé la forêt, nous avons débouché dans un espace découvert, ponctué de quelques sapins. Je les ai contemplés longuement, un par un. Plusieurs d’entre eux avaient été frappés par la foudre. Il n’en restait plus qu’un tronc noirci et des branches calcinées. L’un d’entre eux, curieusement, n’avait brûlé qu’à moitié, l’autre moitié portant encore des branchages verts. Survivrait-il ? Les autres semblaient résilients, leurs aiguilles d’un beau vert foncé témoignant d’une vitalité rassurante. La lumière du soir les habillait, soulignait la beauté singulière, la grâce, la posture et le caractère de chacun. Et chacun, à sa place, incarnait une présence vivante, unique dans son être et dans sa forme, les uns tournés vers le lac, les autres en lisière de la forêt ou dispersés dans l’espace. Je les ai salués, tour à tour, avec un sentiment de gratitude et de respect.
Merci, les sapins, pour votre accueil aimable et généreux
Avec plaisir (je décelai comme une légère trace d’accent suisse, mais sans doute était-ce l’effet de mon imagination)
Cette année, je me suis senti plus proche de vous. C’est peut-être une illusion, mais il m’a semblé ressentir votre présence rayonnante lorsque je vous ai regardés dans le soleil couchant.
Silence.
Votre odeur aussi, j’avais l’impression qu’elle me faisait du bien.
Silence.
Je voulais aussi vous demander pardon pour toutes les souffrances que nous vous causons, la sécheresse, les feux, les insectes qui vous dévorent. Je sais qu’ils se multiplient à cause du réchauffement causé par nous, les humains.
En effet (c’était dit d’une voix légèrement grésillante, comme un poste de radio mal réglé)
Alors voilà, je m’en vais
Nous aussi, nous allons partir
Vous allez partir ? Où ça ?
Aussitôt, j’ai regretté la stupidité de ma question. Je suis resté un moment silencieux, songeur, assis sur un rocher.
Et puis j’ai eu l’impression que le rocher, aussi, avait quelque chose à me dire. (à suivre).
Note de l’auteur : faire parler une montagne, un lac, des sapins, avec une voix et un vocabulaire « humains », comme s’ils étaient des pantins animés par un ventriloque, est à l’opposé de notre projet d’écriture relationnelle, non-anthropocentrée, respectueuse du vivant dans toutes ses formes et tous ses règnes. Nous avons dû nous y résoudre pour cette série, dans le souci pédagogique d’inviter les humains à adopter un instant, serait-ce de manière artificielle, le point de vue d’autres espèces. Pour découvrir une manière différente d’écouter et de dialoguer avec le vivant, nous recommandons chaleureusement la lecture du livre d’Estelle Zhong Mengual, « Apprendre à voir. Le point de vue du vivant ». Actes Sud, 2021. Elle y décrit la façon dont les plantes communiquent, par modification successive de leur morphologie, génération après génération, en réponse à l’évolution de leur environnement et des autres espèces vivantes. Respecter leur altérité commanderait de s’abstenir de projeter sur elles des émotions et des pensées humaines, ce que nous avons fait ici, à regret. Les plantes peuvent également communiquer au moyen d’émissions chimiques, voire radioélectriques, comme évoqué par différents auteurs. Mais elles n’emploient pas de vocabulaire humain. C’est à nous d’apprendre à communiquer avec elles, en développant notre réceptivité, notre sens de l’écoute et de l’observation.
(suite du Génie de la Montagne » et « les trois génies »)
Le Mont Blanc semblait flotter, détaché, au-dessus de la ligne des sapins dont le séparait une zone floue, articulée dans des dégradés de bleu et de blanc.
Décontenancé par son attitude, je me suis tourné vers l’esprit du lac.
Génie du Lac, je suis venu te dire que je m’en vais.
… silence.
Du lac émanait une odeur fraîche, légèrement tourbeuse. Le vent soulevait des frises d’écume courant sur la surface agitée, bosselée de petites vagues.
Et toi, n’as-tu rien à me dire, aucun conseil à me donner ? Cette année n’est pas comme les autres, le pays se dessèche, les forêts brûlent, il y a la guerre à nos portes, le monde est en crise et nos amis sont découragés, tétanisés. Je vais avoir besoin de courage, de discernement, de persévérance.
En effet
La voix me parvient des profondeurs du lac, froide et comme ralentie.
… Silence
Merci, alors
De quoi me remercies-tu ?
De ta présence calme et tranquille, de ta fraîcheur, de l’espace ouvert que tu nous offres, et qui ne dresse aucun obstacle au regard entre la montagne et nous.
Autre chose ?
Je te remercie d’être ce miroir bienveillant, qui nous accueille et ne juge pas. Cette année, je l’ai reçu comme une forme d’amitié.
Je m’en réjouis. Y a-t-il encore autre chose qui soit différent cette année ?
La confiance que je ressens, lorsque je me pose calmement sur tes rives.
Avant de partir, je suis allé voir le Génie de la Montagne.
Sur la rive opposée du lac, lointain, ses massives épaules émergeant d’un manteau de nuages meringués, son sommet teinté de rose par le soleil couchant, le Mont Blanc reposait dans sa majesté de sommet de l’Europe, puissamment ancré dans son socle géologique, impérial, jupitérien, presque intimidant s’il n’avait été voilé d’une mince pellicule atmosphérique.
Un long moment, je suis resté en silence, attendant qu’il me dise quelque chose, qu’il me donne un conseil, un signe d’encouragement.
Au bout d’un moment, comme rien ne venait, je me suis tourné vers lui et je lui ai dit, avec ma voix intérieure :
Génie de la Montagne, je m’en vais, je rentre chez moi.
La réponse est venue, sous la forme d’une vibration lente, caverneuse, alourdie par son passage à travers d’innombrables couches sédimentaires ne laissant passer que les mots essentiels :
je sais
C’est tout ce que tu as à me dire?
Qu’est-ce que tu attends de moi?
…
Comment repars-tu?
Je me sens… revigoré, propre
Alors c’est bien
Puis le Génie retomba dans un silence buté, minéral, hypothermique, pour les deux ou trois prochains millions d’années.
Décontenancé, je me tournai vers le Génie du Lac. (à suivre)
Le génie du dentrifrice, habitué à jouer les cacous dans la salle de bains, persifla :
on est de belle humeur aujourd’hui. T’as gagné au loto ou quoi?
Presque! On m’a réparé, je suis de nouveau bon pour le service. Du coup je sors aujourd’hui
Par cette chaleur? Tu vas déguster des cacahuètes
Cache ta joie! Ca fait plaisir, cet élan de solidarité, rétorqua le Génie du coeur agacé
Ben t’as pas vu la météo?
Pour moi c’est beau fixe
Ouais ben pour être fixé tu vas l’être, surtout sur le thermomètre
Dis-donc le bi-fluoré tu vas pas me gâcher mon plaisir. Si j’ai envie de chanter, je chante, et ca pourrait même bien faire un tube! Mais c’est vrai que les tubes tu t’y connais, toi, le dentifrice!
Ouais ben en fait de boum ca va surtout faire pschitt! Désolé de te décevoir mais le Stade de France c’est pas pour demain.
Vous avez bientôt fini de vous crêper les molécules ? Intervint l’humain. Allez hop le dentifrice, dans la trousse, on part en voyage. Et toi le coeur, tu ne t’emballes pas s’il te plaît
On va où? S’écrièrent les deux Génies à l’unisson
A Paris! Ce soir je vous emmène voir le Pont Neuf
Le Pont Neuf? Avec la Seine, les lumières et tout?
Si señor!
On pourra manger des glaces et faire des selfies?
Si vous faites la paix
Deal!
Check!
Ok!
Une demi-heure plus tard, dans le métro, les voyageurs pouvaient entendre une drôle de voix qui semblait provenir d’un sac de voyage. Légèrement fluorée, elle chantait
Boum! Boum! sur un rythme binaire.
L’atmosphère était légère. Les gens souriaient, heureux d’être là. Ils se félicitaient d’avoir choisi Paris pour commencer leurs vacances, malgré la canicule.
Rue Dauphine, l’humain s’arrêta pour contempler un pochoir représentant Catherine Deneuve auréolée de sa magnifique chevelure. La ville savait rendre hommage à ses idoles, jusque dans les endroits les plus inattendus.
Des bateaux-mouches bondés de touristes surexcités glissaient sous le Pont Neuf, en direction de Notre-Dame. Leur sillage se refermait sur des reflets roses, orangés, violets, indigo. La magie opérait de nouveau. Quai des Orfèvres, une famille de brésiliens se prenait en photo, puis repartait dans l’air tiédissant, en dansant et chantant
A la fin de l’été, résurgence au flanc de la montagne : une eau fraîche, longuement filtrée, jaillit d’entre les couches minérales. Matière à poésie, qui deviendra torrent, ruisseau calme ou puissante rivière.
En attendant, supportons la soif! La soif grésillante, aride, impérieuse! La soif qui creuse les corps, impose un silence minéral. La soif-montagne, immensément dressée devant nous, verticale comme un appel, un col à grimper. Misère de l’Exploit désiré! Amer Maillot. Vertige et solitude.
La soif est le véritable lit de toutes les rivières. Elle nous trouve debout, transpirants, déterminés. Elle nous redresse, nous essore, nous calcine. Elle ne laisse rien de tendre en nous, que la tension.
C’est un travail pénible et nécessaire. Une errance aux confins du désespoir. Un risque à prendre. Un contrat durement négocié.
C’est le prix de la fraîcheur, prophétique, impitoyable, un métal martelé sans fin jusqu’à ce que résonne, dans l’atelier du forgeron, le son juste et précis d’une lame.
Double mouvement : faire corps avec la trame vivante, matérielle, du monde;
Aspirer à des états de vie, de perception, de vibration plus nobles et plus lumineux que l’existant, ne pas s’en contenter.
Si j’ai tellement recherché l’ancrage, c’est que le danger qui me guettait était de perdre tout contact avec le sol, le terreau, le terroir. Je me suis longtemps nourri de concepts et d’information pure, captivé par d’étincelantes constructions intellectuelles comme celles d’Edgar Morin, introducteur en France de la systémique et de la complexité.
Pour guérir de la séparation, j’ai d’abord recherché l’immersion dans le monde, le sentiment océanique. J’ai cessé de fumer pour retrouver l’immense richesse des sensations olfactives. J’ai fait transpirer mon corps, renforcé mon coeur, redressé mon dos pour mieux respirer. Nager fut un délice. Palmant parmi les poissons et les coraux des Philippines, j’ai connu la fluidité parfaite, appris à régler ma flottaison pour évoluer sans effort, au plus près des fonds sablonneux, sans abîmer d’un geste maladroit les trésors vivants qui m’entouraient. J’évitais de troubler la limpidité des eaux d’une palme un peu lourde ou, produisant des bulles en excès, d’effaroucher les poissons clowns et les rougets endémiques. La discipline exigée du plongeur, la coordination et la sobriété des mouvements, la conscience de soi et de son impact sur l’entourage immédiat ouvraient l’entrée du pays des merveilles.
Nouveau terrien, j’ai cherché dans l’action des sensations fortes, et je les ai trouvées.
Mais le besoin d’élévation demeure. Le besoin de finesse, de légèreté, de respiration dans la singularité assumée. Le désir de toucher de plus beaux visages, du bout des doigts.
Suivre des yeux, fasciné, le mouvement ascendant du pygargue, porté par les courants aériens plus haut que les nuages, vers la partie la plus lumineuse du ciel au-dessus des Alpes.
Ancrage, élévation. S’émerveiller du travail évolutif à l’oeuvre dans la transformation des plantes, sur des millions de générations, jusqu’à se hisser à la hauteur du désir de l’oiseau pollinisateur pour danser avec lui. Pétales, corolles, étamines, couleurs et formes affinent sans cesse ce langage d’un raffinement inouï que l’on peut apprécier dans l’humble véronique de perse ou le myosotis.
Vibrer avec l’élan de l’amoureux, transporté vers celle qui se laissera peut-être, ou non, convaincre de l’aimer à son tour, sur une scène de théâtre ou dans la vie. Pleurer lorsqu’elle le quitte et lorsqu’ils se retrouvent.
Cultiver le courage de rejeter la haine, la colère et toutes les passions tristes. Sculpter en soi l’espace de l’Autre.
Ancrage, élévation : ces deux élans se tressent en une spirale de vie, plus intense et plus belle.
Rechercher consciemment la beauté.
Aimer, avec Matisse, une version plus subtile de la présence au monde, allégée jusqu’à la couleur pure, en apparence immatérielle, dansante et joyeuse. Epouser cette joie, dans la ferveur et l’oubli de soi. Dans la reconnexion à soi. Se confronter à l’oeuvre rugueuse d’un Georg Baselitz, paroi verticale obligeant le regard à prendre son élan tel un skate face au mur de béton. Se laisser emporter, vers le haut, vers le vide, oser, lâcher prise.
S’élever, donc, mais vers quoi?
Question mal posée. Le pygargue épousant les courants ascendants ne cherche pas à se rapprocher du soleil. Il prend de la hauteur pour étendre son champ d’action. L’artisan, le musicien, le chirurgien qui passent une vie à perfectionner leur geste, l’actrice assouplissant sa voix, aiguisant son sens de l’observation pour mieux incarner ses personnages, l’humoriste améliorant son spectacle soir après soir : tous recherchent, et pratiquent, une forme d’élévation. C’est en eux le mouvement de la vie cherchant à donner le meilleur d’elle-même.
Hier matin, presque par hasard, je me suis retrouvé seul face aux magnifiques Cézanne de la collection Morozov, exposée à la Fondation Louis Vuitton.
Epuisé par une longue séquence de travail et par une douloureuse fêlure au bras qui tarde à guérir, je m’étais octroyé ce moment de répit – par crainte aussi d’un nouveau confinement qui m’eût privé de voir cet ensemble extraordinaire avant qu’il ne reparte pour Moscou.
Me voici donc dans une salle dédiée aux paysages. Il n’y a pas grand monde, hormis deux parisiens blasés qui se plaignent d’une vue du Jas de bouffant, par Cézanne. Ils lui reprochent une certaine froideur, qu’ils attribuent à l’absence de personnages humains. Je ne peux m’empêcher de maudire intérieurement cette espèce humaine et son impérieux besoin d’envahir le moindre espace, jusqu’aux toiles de Cézanne, réservant mes imprécations pour la sous-espèce la plus stupide, la plus arrogante et la plus invasive, l’homo parisiensis, à laquelle j’ai le malheureux privilège d’appartenir. Que n’ai-je pris la précaution d’emporter mes boules quiès ! Elles m’eussent préservé de ces babillages irritants, même proférés à voix basse. J’en suis là de ces réflexions, lorsque mon œil est irrésistiblement attiré vers la toile suivante. Avant même de l’avoir véritablement vue, quelque chose en moi tressaille.
Je connais ce signal : il me prévient qu’une expérience toute particulière m’attend, et m’invite à me préparer en faisant le vide en moi pour l’accueillir dignement, avec tous les égards dus à quelque chose d’exceptionnel, qui me comblera bientôt d’une émotion rare, délicieuse, transformant tout mon être en une version de lui-même plus subtile, plus légère et joyeuse. Grâce à mon maître Proust, sensei occidental, je sais qu’il me sera donné, dans quelques instants, d’entrer en communication directe avec l’intention de l’artiste, de percevoir sa communion avec le motif, avec ce qui aura filtré de son travail, goutte à goutte, n’en conservant que l’essentiel. Et je sais aussi que cette émotion pure me reliera à la longue lignée de tous ses prédécesseurs, célébrant la beauté dans l’application de leurs gestes et dans l’affinement de leur perception, mais aussi dans les regards éduqués, de génération en génération, par tous les admirateurs qui ont su transmettre le goût, la capacité à recevoir, à s’émerveiller, jusqu’aux hommes et aux femmes qui ont rendu possible cette exposition et nous permettent aujourd’hui d’entrer en résonnance avec l’une des plus belles expressions qui soient de la vie et de son mouvement.
D’un point de vue neurologique, je sais que mon œil a capté quelque chose, l’a transmis au cerveau, et que l’information, travaillée dans les replis de ma mémoire, s’est combinée avec d’anciennes émotions ravivées chaque fois qu’il m’a été donné de contempler certaines œuvres d‘art, d’entendre certaines musiques. D’un point de vue cognitif, me revient l’image de Bergotte, le petit pan de mur jaune, les pommes de terre mal digérées, je fais un pas en arrière pour laisser passer les parisiens blasés tout en savourant les images qui remontent à ma mémoire. Je sais ce qu’il faut faire, cela fait des décennies que je m’entraîne. Et j’ai tout mon temps. Je me sens stable émotionnellement, tandis que défilent en moi les images de ces livres d’art offerts par mes parents à cet âge où se forment nos capacités perceptives et notre imagination : Ver Meer, les peintres de Montparnasse, Modigliani, les primitifs Flamands. Grâce à cette éducation précoce, j’ai appris à distinguer les rapports de forme et de couleur justes, à scruter les détails, à suivre le pli d’une nappe se poursuivant en perspective oblique et sinueuse jusqu’au pied coudé d’un guéridon, remontant dans un coin le long d’un plinthe de bois sombre, sur laquelle se détache hardiment la forme géométrique d’un pot de porcelaine tendu, par son bec, vers l’extérieur de la composition à laquelle le relient les couleurs des fruits et des branches, dans une harmonie d’orangés, de verts et de blancs cassés, le tout fusionnant pour créer une impression de calme désordre exhalant une odeur de poire mûrissante, de pommes sûres et de thé russe à la bergamote. Comment tout cela tient-il, sur cette nappe oblique semblant glisser vers le spectateur dans un mouvement que rien ne semble pouvoir arrêter, jusqu’à l’inévitable catastrophe ? Est-ce le bois de la table qui, par ses tonalités neutres et tactiles, nous rassure inconsciemment ? Ou l’agencement, parmi les replis de la nappe, des fruits et des objets, dont l’équilibre paraît s’établir indépendamment des lois de la pesanteur ? Ne serait-ce pas le guéridon dont on entrevoit juste le pied, tout en haut à droite, qui retient l’élan fou des choses emportées par le flux de la vie, tel un conducteur de char guidant ses chevaux au bout de rênes déployées en éventail, à la fois tendues et flottantes, marquées par les lignes rouges brodées de la nappe ? Et n’est-ce pas le visage grimaçant du conducteur de char que l’on aperçoit, entre les pieds du guéridon, dont il semble coiffé ? Folie ! Méfions-nous des natures mortes, elles sont grosses de tempêtes et Cézanne le savait, qui sut si bien marier les formes précises, rassurantes, de Chardin, avec la fureur de son siècle envahissant, non filtrée, la conscience du pauvre Van Gogh.
Mais cela, c’est ce qui m’attend à l’étage supérieur, dans une toute petite salle où je pourrai contempler, quasiment seul, deux des plus belles natures mortes jamais peintes par Cézanne.
Pour l’instant, donc, je retiens mon œil tenté de filer vers sa droite, prenant le temps d’éliminer tout ce qui ne relève pas en moi d’un immense sentiment de gratitude. J’accepte d’avance l’irrégularité des lignes et tout ce qui viendra bousculer en moi le besoin d’ordre et de paix, tandis que la douleur lancinante, revenue dans mon bras et dans mon poignet, me rappelle que les sensations de mon corps seront les premières à accueillir ce qui frémit, tout près, et à devoir le contenir.
Alors, je me tourne vers la Sainte Victoire – car c’est elle, bien sûr, qui m’attendait, majestueusement exposée sur son pan de mur, et je commence l’ascension de ses flancs, plan par plan, attiré par la résonance magnétique extraordinairement puissante qui s’amplifie, émanant à la fois de l’image vue dans son ensemble, et de chaque détail qui la renforce et la précise.
C’est tout d’abord un petit chemin de terre jaune, sec, vibrant, qui bientôt s’enfonce à l’ombre d’un arbre étonnant, au feuillage ramassé en une boule de forme inquiétante, comme le gardien d’un seuil que l’on franchirait à ses risques et périls. La zone intermédiaire, où disparaît le sentier, alterne des verts et des jaunes brossés sans ménagement, espace que l’on imagine crissant de cigales. Une maison dans les mêmes couleurs, posée de travers en surplomb sur la gauche, signale la fin de la zone habitée par les humains. Juste dernière le bâtiment cerné de traits noirs commence la zone proprement minérale, architecturée d’à-plats gris et mauves. Plus de sentier. L’œil contourne une arête vive, repère un petit point vert signalant un passage possible et poursuit, de là, son ascension. S’il parvient au sommet de l’arête, à peu près aux deux tiers de la toile, il peut alors prendre son élan et, comme un randonneur renversant le cou en arrière pour tenter d’apercevoir le sommet, il peut prendre la mesure de ce qui jaillit à la verticale face à lui : la paroi monstrueuse, raide, sans compromis, du massif de la Sainte Baume, rattachant la chaîne pyrénéo-provençale à celle des Alpes occidentales en un surgissement tectonique déferlant à travers les âges, depuis le temps des dinosaures jusqu’à nous.
Et de cela, Cézanne, debout face à son chevalet, les yeux plissés sous son large chapeau de paille, est le témoin. Mais aussi le passeur, humble et magnifique. L’invisible humain dans la toile, c’est lui. Et grâce à lui, c’est nous.
Comme la montagne emprisonnant dans sa forme ramassée le chaos des forces telluriques, déchirant le ciel stupéfait dans lequel elle semble projeter des giclées de lave invisible, le tableau contient toute la folie de la vie, les hasards de l’évolution, le travail des millions d’années, l’impérieuse nécessité de stabiliser, même provisoirement, quelque chose que l’on puisse nommer, et pour cela, pour l’infinie persévérance avec laquelle, pendant des décennies, il n’a cessé de reprendre son travail et de perfectionner son talent, tel un maître en arts martiaux japonais, pour sa capacité à nous transmettre cette lumière sans qu’elle nous brûle, à rendre perceptibles ces forces sans qu’elles nous déchirent, pour sa solitude consentie face au roc, pour ce chemin qu’il trace et nous propose, pour son infinie générosité, pour son acharnement, pour ce bonheur d’apprendre à voir et à sentir, offrons-lui en retour le présent de notre infinie gratitude.
De quoi le cœur est-il le centre ? Organe indispensable et méconnu, DJ discret de nos vies, on ne pense à lui que lorsqu’il change de rythme. Et lui, le cœur, à quoi pense-t-il ?
Plusieurs fois cet été je me suis posé la question. Dans mon lit d’hôpital, en juillet, tandis que j’attendais une opération reportée à cause du Covid puis, après celle-ci, alors que mon corps était relié par des fils colorés à un appareil analysant mon rythme cardiaque et ses écarts, j’ai eu tout le temps d’y réfléchir.
Dans la chambre nue où les sons résonnent, on appelle ses proches, on reçoit des témoignages d’affection, des visites. Tout cela forme un réseau de liens soutenants, chaleureux, dont on apprécie la douceur. C’était réconfortant, rassurant, touchant, mais cela ne satisfaisait pas mon besoin de comprendre et de savoir.
De quoi le cœur est-il le centre ? Autrement dit : qu’est-ce que c’est que vivre ? Où cela commence-t-il ? Jusqu’où s’étend le réseau des relations vivantes qui nous irrigue, et nous régénère en permanence, de la même façon que notre système sanguin transporte l’oxygène vers nos organes vitaux ? Et comment fonctionne-t-il ? Quelles négligences l’affaiblissent ? Qu’’est-ce qui le ranime ?
Au cours de l’été, une succession de rencontres et d’événements m’ont permis d’apporter à ces questions des réponses évolutives, tour à tour abandonnées, reprises et reconfigurées, tandis que la guerre à nos portes, la sécheresse et les incendies transformaient la période des vacances en épreuve indéfiniment prolongée pour tous.
Je devais apprendre à guérir dans un pays qui brûlait, des Landes aux monts d’Arrée en passant par la forêt de Brocéliande.
Les flammes ne consumaient pas seulement des arbres : elles s’attaquaient aux racines mêmes de notre imaginaire, à des lieux constitutifs de notre identité ravagés par la sécheresse, aux êtres vivants qui peuplent ces écosystèmes : oiseaux, petits mammifères, insectes, batraciens. Tous ceux qui n’avaient pas pu fuir, livrés à une mort atroce.
Par sa durée exceptionnelle, la catastrophe avait rompu les cycles régénérateurs dans lesquels nous puisons, tous les ans, de quoi reprendre des forces après une année qui met notre corps et notre mental à rude épreuve. De même que l’organisme fait le plein de vitamine D lorsqu’il s’expose au soleil, nous avons besoin d’activer nos sensations physiques, la vue, le toucher, l’odorat, le goût, pour reconstituer notre capital santé. Or les paysages, ciels, courses en montagne ou nages en mer, fruits savoureux, parfums de garrigue ou de sous-bois, tout ce que nous absorbons d’habitude avec délices était cette année voilé, corrompu, teinté d’un âcre arrière-goût de fumée.
L’insouciance estivale, habituellement marquée par le repos ou des activités favorables aux retrouvailles avec ses proches, avec sa propre vitalité et ce qu’on nomme d’un mot vague « la nature », n’était plus permise. Difficile, dans ces conditions, d’écrire et de publier, au risque d’affaiblir encore plus le moral de nos lecteurs.
C’est tout à la fin de la saison qu’une réponse plus satisfaisante que les autres m’est parvenue, en lisant un texte de Yongey Mingur Rinpoché publié par Mathieu Ricard. Il y évoquait la méditation d’amour altruiste et de compassion, au cours de laquelle nous élargissons notre empathie, depuis les proches et les membres de notre famille jusqu’à de parfaits inconnus, voire même celles ou ceux qui nous ont fait du mal, ou à qui nous en avons fait, jusqu’à inclure l’ensemble du vivant. « Lorsque j’ai commencé à pratiquer la méditation de compassion, mon sentiment d’isolement a commencé à diminuer (…) Je commençais à percevoir le bien-être des autres comme le fondement même de ma paix intérieure » explique le moine bouddhiste.
En lisant ces lignes, j’ai moi-même commencé à ressentir la paix intérieure évoquée, rayonnant depuis le centre de mon corps d’où l’oxygène se diffusait vers chacune de mes cellules, y apportant la vie. Entraîné à pratiquer la cohérence cardiaque, j’éprouvais un bel alignement entre mes pensées, mes émotions et mes sensations physiques. Une joie profonde m’unissait à tous les êtres, de tous les règnes : humains, oiseaux jacassants, succulentes et géraniums suspendus dans la jardinière accrochée à ma fenêtre, voisins, habitants du quartier, et même l’ensemble des Parisiens, en cercles concentriques, puis au-delà, dans toute la France et toujours plus loin.
Soudain, plus rien ne semblait impossible. Les limites habituelles que l’on ne pense plus à remettre en question s’étaient dissoutes. Sans avoir pris de drogues, et sans partager leurs convictions, je comprenais, mieux je ressentais la foi qui anime les grands révolutionnaires, sous la forme d’un élan vital puissant.
C’était donc cela, guérir ? Guérir en profondeur, pour de bon ? Mais les ombres, alors ? Que faire des ombres ?
Au risque de choquer, reconnaissons que parmi les personnes qui s’intéressent au développement personnel, beaucoup le font de manière égocentrique. Ils cherchent leur bien-être au prix d’une indifférence à celui des autres, considérés comme des losers incapables d’atteindre un niveau de conscience élevé. Gênante, cette attitude est pourtant largement répandue. Première ombre : peut-on vraiment s’imaginer guérir seul, sans les autres ? Et pour soi seul ?
La seconde révélation est venue d’une artiste finlandaise, en résidence au château de Trévarez, dans le Finistère.
“De quoi le cœur est-il le centre”, s’est demandé Raija Jokinen, “dont le travail s’attache à mettre en évidence les liens biologiques et spirituels qui unissent les êtres humains et la nature”, selon sa fiche Wikipédia.
La réponse qu’elle apporte est d’une bienfaisante limpidité : le cœur, dit toute son œuvre, est au centre d’un faisceau de relations, et ces relations sont les courants porteurs de la vie.
Le cœur est au centre de la vie relationnelle.
Au centre de la vie tout court. Pas seulement au plan émotionnel, mais physiquement, et dans la circulation de l’information. C’est ce qu’explique Jon Freeman dans son livre “the Science of possibility” (non traduit en français). Il y décrit les échanges d’information -et pas seulement d’oxygène — qui se produisent entre le cœur et le cerveau, et avec toutes les cellules de notre corps par le système sanguin ou le système nerveux. On comprend mieux, en le lisant, pourquoi les exercices de cohérence cardiaque ou la méditation altruiste nous ouvrent à la sensation d’une profonde unité du vivant, dans toutes ses modalités : cognitive, émotionnelle ou physique.
On comprend mieux, aussi, notre part de responsabilité individuelle dans ce processus. A tout instant, il nous est donné de choisir entre participer à la catastrophe, ou de nous engager dans la voie de la guérison régénérative.
L’œuvre de Raija Jokinen traduit concrètement cette vision, qu’elle rend accessible à tous les visiteurs de son exposition. Dans les ruines du château bombardé pendant la seconde guerre mondiale puis laissé à l’abandon pendant des décennies, l’artiste textile installe des figures humaines tressées dans une fibre de lin mélangée à de l’amidon de riz, matière organique laissant passer la lumière. Dessins ? Sculptures ? Raija Jokinen définit son art comme hybride. Il l’est, à tous les sens du terme. Car si pour elle, l’être humain n’est pas hors-sol, et fait partie du règne animal tout comme il est relié au règne végétal, il n’est pas non plus hors du temps. De ces figures partent des lacis colorés évoquant des réseaux sanguins reliés à leur environnement mais aussi, à travers le temps, à celles et ceux qui ont vécu là, avant les guerres. Et plus largement encore la relation s’étend à tous les êtres vivants, animaux, plantes, qui peuplent le parc de leur présence
Face au château, à l’orée du parc, se dresse une sculpture constituée de fibres rouges dessinant dans l’espace deux gigantesques poumons frémissants. Ils semblent puiser dans l’air même un oxygène qu’ils alchimisent et transmettent à l’ensemble du site via leur système racinaire. Sang et sève. Circulation. On peut y voir un équivalent de la photosynthèse, processus par lequel les plantes captent des photons qu’elles transforment en nutriments — c’est à dire en vie.
L’artiste finlandaise nous donne ainsi à voir ce qui demeure habituellement invisible : l’interconnexion de tous les êtres. Et comment ne pas penser au corail, associant en une merveilleuse symbiose une plante et un animal ? La couleur rouge vif de la sculpture, tranchant sur le vert tendre du parc, établit une continuité visuelle entre les espaces, et l’on comprend mieux l’intention de l’artiste : réparer les liens brisés, les déchirures de la négligence et du temps, sans effacer les ravages de la guerre mais en les intégrant dans le processus de la vie.
Ainsi se produit la guérison. Avec les ombres intégrées, reliées, libres de se fondre à nouveau dans le paysage qui se reconfigure ici. Car les restaurateurs du château n’ont pas effacé les traces du bombardement d’août 44, pas plus que les relations douteuses des anciens propriétaires.
Ces relations entre les différents règnes du vivant fascinaient déjà Goethe, grand observateur de la nature, et aujourd’hui Jon Freeman, Baptiste Morizot ou Estelle Zhong Mengual (historienne environnementale de l’art), auteurs emblématiques de l’écologie profonde. Ils nous apprennent à voir, à percevoir, et parfois juste à deviner la trame de fond vibrante sur laquelle se déploient nos existences. Que voit-on, lorsqu’on ne place plus l’être humain au centre de l’univers ? A quoi ressemble une combe, une forêt, du point de vue du loup ? Que voit-on, lorsque l’intelligence est incarnée dans un organe ? Des occasions de déployer sa vitalité. (Baptiste Morizot, Manières d’être vivant). Pour ces auteurs, l’information et l’émotion sont deux modalités du réel. Le cœur n’est plus un QG, un poste de pilotage, mais un carrefour où se distribue l’information entre des acteurs considérés comme équivalents en légitimité. C’est une autre forme d’intelligence : l’intelligence du cœur, qui se déploie là.
Mais si les autres vivants sont tout aussi légitimes que nous, si nous les reconnaissons enfin pour nos égaux, comment échapper à la culpabilité lorsqu’on voit tout ce que nous leur faisons endurer ? Les forêts qui brûlent, les sols empoisonnés, les habitats qui se réduisent comme peau de chagrin sous le rouleau compresseur de l’artificialisation des terres. Nos ombres s’allongent à l’infini sur des paysages dévastés. Lorsque nous sortons du déni, lorsque nous regardons en face les conséquences de nos choix, surgit l’éco-anxiété. L’empathie revient nous frapper comme un boomerang émotionnel. Notre conscience élargie ne peut plus ignorer ce qui meurt dans les coins, mais nous ne le supportons pas. Beaucoup optent pour le déni, d’autres pour le marchandage (je continue à conduire mon SUV mais je ne mange plus de viande en semaine), d’autres encore tombent dans la dépression, ou canalisent leur colère dans un activisme épuisant. Toutes les étapes de la courbe du deuil y passent, avant d’arriver à l’acceptation.
Et beaucoup tombent malades.
Quelques semaines après l’opération, j’apprends d’une amie proche qu’elle a dû se faire hospitaliser en urgence pour un problème cardiaque. L’élan qui me porte alors vers elle pour lui apporter de l’écoute et du réconfort entre en résonance avec le soutien reçu au début de l’été, au printemps lors du décès de mon père, comme en d’autres circonstances plus lointaines. Une circularité du soin, de l’attention donnée ou reçue se dessine, et les figures de l’artiste finlandaise reliées entre elles par des résilles d’un beau rouge corail me reviennent en mémoire. L’empathie se révèle alors comme l’essence même, soudain rendue visible, des réseaux tressés entre les personnages, les lieux et les êtres. Ce que la science ne sait pas mesurer, dont elle nie parfois jusqu’à l’existence, et qui fait pourtant la trame de la vie, les artistes savent lui donner forme et visibilité.
Saurons-nous tresser des relations équivalentes avec les autres formes du vivant ? Lorsque nous reviendrons revigorés, apaisés, nourris d’une promenade en forêt, que ferons-nous pour les protéger, elle et ses habitants ? Comment leur exprimer, concrètement, notre gratitude ?
Retour à l’hôpital. La deuxième opération du cœur s’est bien passée. On retire la perfusion et les fils rouge, jaune, vert et noir de la télémétrie qui me reliaient au scope comme les figures de Raija Jokinen à leur environnement et aux fantômes du château de Trévarez.
L’hôpital n’a rien d’un château, mais on y noue des liens éphémères avec un voisin de chambre, des soignantes, une chirurgienne, et l’on entretient d’autres relations, à distance, tous reliés dans le cœur.
Mon voisin de chambre est parti. Par la fenêtre enfin dégagée du paravent qui l’obstruait, je peux voir les murs de brique orangée de Léopold Bellan, où ma mère fut soignée.
Je me sens plein d’énergie, déterminé à ne jamais gâcher une journée, selon le beau slogan de David Bowie. Dans vingt-quatre heures, je pourrai rentrer chez moi, et dans quelques jours m’envoler vers les Philippines où j’ai hâte de retrouver un peuple magnifique, une mer chaude et bleue et, si tout va bien, des forêts vivantes et des récifs de corail.
Et nous, nous pourrons continuer de guérir, ensemble.
Elle n’a pas duré longtemps, mais la petite averse aura suffi pour apporter un peu de fraîcheur et nous solidariser avec le vivant.
Les arbres et les animaux soulagés respirent, l’herbe se redresse, reverdit, les buissons répandent leurs odeurs humides, forestières.
Une forme d’amitié circule.
Une fois sortis de la bulle, nous acceptons de souffrir ou de nous réjouir avec eux. Espèce parmi les espèces. Accablés quand ils le sont, revigorés tout comme eux.
Nos ancêtres agriculteurs aimaient la pluie d’été, modérée, désaltérante, parfumée, une pluie bénie.
Son passage éphémère, insuffisant, transforme en jardin le sous-bois desséché.
J’ai dû marcher sur un korrigan par mégarde. Ou bien dire, faire, penser quelque chose qui l’aura contrarié. Et voilà qu’il pleut sur Quimper, à verses, un orage spectaculaire au moment même où j’apprends que mon train vient d’être annulé par traîtrise. C’est à dire sans prévenir. Sans donner au voyageur le choix de s’organiser autrement. Pas calmés pour autant, les korrigans se sont encore déchaînés au point d’obtenir l’annulation du vol qui aurait pu me ramener vers Paris.
C’est râpé pour demain, je n’irai pas former de petits génies surdiplômés aux joies de la conduite de changement, ou de la gestion de projet, pas plus qu’aux secrets du management interculturel. Tant pis, tant mieux.
Je traverse en courant la place subitement vidée de ses punks à chiens, m’engouffre dans le premier hôtel venu, paye ma chambre et m’allonge sur le lit recouvert d’une chose aux couleurs atroces.
Plafond.
Catherine Meurisse, elle, aurait su dessiner la scène, les petits traits obliques de la pluie collante, malveillante, indélébile, la tête de l’agente SNCF plantée derrière son comptoir avec la résilience revêche d’un chardon, et ma gueule à moi, dépitée, bouche tordue.
Mais surtout le visage du réceptionniste, hier soir, dans l’autre hôtel. Il se croyait malin, le rouquin, avec sa bouille béate et ses mises en garde.
« Faites attention aux korrigans », m’avait-il lancé tout sourire en réponse à ma demande d’un endroit sympathique où passer la soirée.
Dans un suprême effort, j’avais réussi à marquer mon appréciation pour l’humour de sous-préfecture, et maintenant, je payais le prix pour mon absence de sincérité.
Vous avez payé cher pour le savoir, mes amis, chers amis. Ce savoir vous ouvre un espace infini dans lequel grandit la sagesse.
Et dans cet espace aussi grandit la tendresse que nous avons les uns pour les autres.
Dans vos voix les traces d’un autre bonheur, qui ne fut pas, mais qui demeure vivant – d’une autre vie.
Cette amitié nous honore, nous oblige, nous donne jour après jour la force et le courage de vivre.
Elle a le tranchant d’un silex, le moiré d’une vieille veste, la constance d’un rivage.
Elle a, cette amitié, le visage ridé d’un ancêtre et la fraîcheur d’un enfant pétillant d’appétit.
Elle ne guérira pas, ne se refermera pas, ne s’ornera pas d’un point final.
Le plus probable est qu’elle continuera de s’arrondir, galet malmené par le ressac dont on aime, quand on l’a ramassé sur la plage, sentir le poids dans sa main.
Le procès des attentats du 13 novembre a montré une chose : c’est que la justice, avant d’être un verdict, c’est à dire une décision prise par un juge, argumentée, de déclarer coupables ou innocents les accusés, repose avant tout sur un processus. Long, minutieux, celui-ci se doit d’être équitable, et surtout il doit non seulement suivre des règles, une procédure, mais les rendre visibles, intelligibles et, ce faisant, acceptables. En ce sens le juge ne se contente pas de dire le droit, il l’incarne. Or cela importe beaucoup. C’est même essentiel. Ce processus est à la fois transformatif et restauratif. La mise en scène publique de la fabrique du droit contribue à recoudre une société déchirée. Elle donne la parole aux victimes et, par son déroulement lent, implacable, exhaustif, elle contribue au processus de guérison émotionnelle.
Ainsi prend corps le « fluctuat nec mergitur », (elle flotte, mais ne coule pas) autour duquel s’est raccroché tout un pays dans les jours, les semaines qui ont suivi les terribles attentats du 13 novembre.
Selon la Züddeutsche Zeitung, « les dix mois qui précédèrent (le verdict) étaient presque plus importants. Cela fait des mois que la France tente de retracer l’un des crimes les plus poignants de son histoire récente. Le procès n’était pas seulement le traitement d’un crime, c’était une tentative de décrire toutes les conséquences qu’un tel crime entraîne ».
Selon The Telegraph, cité par Courrier international, « ce procès était une manière de réaffirmer l’importance de la dignité et de la justice face à une barbarie aveugle ».
Or, dans l’Archipel français décrit par Jérôme Fourquet, la montée des affirmations identitaires et la diversification des systèmes de valeurs conduit à une confrontation permanente qui a besoin d’un cadre pour s’exprimer. La justice et son processus lent, solennel, délibératif, offre un tel cadre. Elle construit la paix, qui n’est pas le consensus, mais l’arbitration et le traitement des conflits selon des règles acceptées par tous.
Dans le modèle de la Spirale dynamique élaboré par Clare Graves et ses successeurs don Beck et Christopher Cowan, cela correspond au niveau d’existence identifié selon le code « DQ Bleu ». C’est le niveau à partir duquel les individus et les sociétés comprennent la nécessité des lois et des processus, et acceptent de s’y soumettre. Sans cela, il n’y a pas moyen de faire société. Le visage d’un pays n’est plus qu’un assemblage instable, offert à toutes les violences.
L’enjeu n’est pas d’imposer, dans un pur rapport de forces, les valeurs et les intérêts d’une majorité aux minorités qui s’estiment dominées. Il s’agit de créer un espace commun dans lequel non seulement le droit peut être dit (coupable ou non coupable au regard de la loi), mais aussi, en réponse à des attentes plus contemporaines de la société, de guérir, collectivement.
Cela nécessite une précieuse combinaison de rigueur, de transparence et d’empathie.
Plutôt que de s’attacher à déconstruire indéfiniment ce qui lie entre eux les éléments forcément divers d’une société, il serait judicieux d’apprécier aussi ce qui fait lien, ce qui permet de se reconstruire et de trouver sa place dans le chatoyant tissu qu’est la France.
une pensée pour Philippe Lançon, auteur du Lambeau, rescapé de l’attentat à Charlie hebdo, et pour Catherine Meurice, championne de résilience et formidable dessinatrice
Comment peindre un lièvre? Il y a la manière de Chardin, appliquée à restituer chacun des poils, distinctement, tout en faisant chatoyer la lumière sur les flancs palpitants de la bête : l’animal est passé à l’état de nature morte. On le posera sur une table de cuisine, à côté d’une gibecière et d’un pot en étain. Sa raison d’être est alors de valoriser la virtuosité du peintre ( et la prouesse du chasseur, avant celle de la cuisinière qui saura, comme on dit, l’accommoder). On accroche le tableau dans la salle à manger. Un bouquet de poils à côté d’un bouquet de fleurs. Il symbolise alors la paix du foyer, les joies simples, domestiques, le confort matériel. Eventuellement, le passage des saisons, l’automne, déclenchant un frisson de mélancolie. C’est la version « week-end à la campagne », odeurs de terre mouillée, cheminée-tarte aux pommes.
Ou bien la manière des peintres chinois, toute en frémissements. Apparition, disparition, traces dans la neige. On n’en verra que les moustaches, ou moins encore. Une ombre fugitive. Un bouquet de traits merveilleusement agencés. C’est la version « lièvre du Cheshire », d’après Alice au pays des merveilles. Il ne reste à la fin de sa disparition progressive qu’un sourire, puis le sillage de ce sourire dans l’air. Ce qui se donne à voir ici, c’est la méditation du peintre. L’ego suspendu, disponible, ouvert à la rencontre.
Sous forme de personnage il revient, chez Disney, courant dans tous les sens comme un fou, chronomètre en main. Première victime de l’utilitarisme fordien qui découpe la vie en autant de process qu’il faut accomplir de plus en plus vite. « bonjour, bonsoir, je suis en retard » s’écrie le malheureux. La petite fille, effarée, se demande si les adultes sont bien sérieux.
On peut aussi le mettre en scène, le raconter : à l’image de tout lièvre réel se superpose le souvenir du lièvre des fables, évidé de son animalité, de sa volonté propre, de sa vie, marionette à laquelle on peut prêter pensées humaines et sentiments. Un artefact. Mâchonnant son trèfle, il échange avec la tortue des propos de ventriloque. La Fontaine restitue ses mouvements, son allure, tout son être, avec beaucoup de délicatesse. Le sentiment d’étrangeté vient de la bande-son plaquée, comme par erreur, sur le mauvais film. Ainsi font les espèces dominantes.
Mais qu’en est-il du lièvre vivant, réel, qui se réchauffe au soleil de la fin de l’après-midi, sur les marches du perron? Sa lèvre retroussée, ses oreilles tendues, la peur affleurant sous la peau, les muscles prêts à bondir. Ce lièvre-là n’a rien d’allégorique, il ne représente que lui-même. Résister à la tentation d’en faire l’étendard de son espèce, un symbole, une victime de nos intrusions dans son espace nourricier.
Lui reconnaître un droit : celui de ne rien avoir à signifier.
Le soir, on le retrouve côté nord, batifolant dans la cour, puis il disparait dans la prairie. Ce mouvement relie les espaces, les mondes, le proche et le lointain, sa présence attire l’attention vers la cour où ses bonds se déploient comme une chorégraphie sur le plateau d’un théâtre, puis sa disparition dans les hautes herbes entraîne l’oeil du spectateur dans les profondeurs de la scène, vers les coulisses où sa silhouette a bientôt disparu. Il introduit l’action dans un paysage demeuré jusqu’alors pittoresque et passif, écrin de son jaillissement, territoire de ses appétits. Comment le perçoit-il? Son corps comprend tous les langages, déchiffre tous les signes et tous les dangers, voit toutes les ouvertures, il s’affole ou se fige. Mais il ne songe pas.
Il se passe tout de même quelque chose, dans la scène à décrire, puisque son irruption suffit à nous arrêter. Pour ne pas provoquer sa fuite, nous baissons la voix, figés derrière la vitre de la porte-fenêtre. Il nous voit, notre immobilité le rassure peu à peu. Son coeur doit ralentir, sa respiration s’apaiser. La nôtre aussi. Une émotion douce, rayonnante, attendrie, nous gagne. Il se pourrait que nos coeurs battent au même rythme. Il se pourrait que nous ressentions les traces de sa peur, dans nos corps. Emerveillés comme devant le visage d’un enfant. Remplis de gratitude. Heureux.
Puis le moteur du mental se rallume. La machine à questions. Que voit-il, lui, quand il nous voit? Son point de vue demeure inaccessible, irréductible, intraduisible. Autre à jamais. C’est cette altérité qui nous parle, en creux. Ou plutôt qui nous interroge. Quelle est notre place en ce monde, quelle relation voulons-nous avoir avec lui, avec cette lumière de fin d’après-midi, avec la tiédeur des pierres? Comment faisons-nous visage ensemble?
Un jour, le monde s’est peuplé de visages, et ces visages avaient beaucoup à dire.
Tout est visage : un corps, le son d’une voix, la démarche et l’allure d’un homme, la présence d’une femme, un paysage.
La vitesse est visage.
Le silence est visage.
Toute vie prend peu à peu la forme d’un visage.
Toute force à l’oeuvre acquiert, peu à peu, la puissance, la lisibilité d’un visage.
Le visage est rencontre, aspiration, conflit, fleuve de vie charriant ses glaçons, ses graviers, ses eaux dans des plaines accueillantes ou des pays rugueux.
Masque illuminé d’un sourire, ombre où scintille, retenue au coin de l’oeil, une larme. Il est résistance ou tendresse, ouverture ou paroi.
Visage de l’être aimé, aux joues pigmentées d’impatience, visage d’une rose, d’une rue tranquille à la fin de la journée, d’un marché animé.
Visages d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, visages d’animaux ou de foules à l’indifférence trompeuse, parcourue de mouvements, d’humeurs à déchiffrer; visages des villes et des pays traversés par le voyageur. Visage du clandestin. Dangers.
Visages transformés sans fin, forces cachées dans la lenteur, dans l’infinitésimal, rocs, falaises, mousses, rivages. Forêts, toundras. Tout est visage.
A nous d’apprendre à percevoir ce qui se joue dans cette forme, ce qui se crispe et ce qui change, d’apprendre à lui donner sa place, à modeler notre présence face à son irréductible altérité.
Car il se tient face à nous. Il vit de sa vie propre et ne nous attend pas.
Il en est parfois d’effrayants, dévorés de l’intérieur, et qui nous appellent.
D’autres qui s’excusent, qui voudraient se fondre dans la masse, et d’autres encore, si vieux qu’ils finissent par se confondre avec l’arête d’un rocher, avec un geste interrompu.
Ceux-là sont les plus beaux, ceux qui nous appellent, qui nous font grandir.