Tiens ton corps droit, respire dans ton axe. Aujourd’hui est le jour de ta naissance. Le jour où tu as respiré pour la première fois dans ce monde. Le jour où tu as crié pour la première fois dans ce monde. Accueilli dans ce monde et déjà libre face à l’immensité de ce monde et de tous les mondes possibles, une gouttelette scintillante au sommet de la vague, avalée, roulée dans l’écume de la vague et riant de toute la force de la vague du monde. Respire : aujourd’hui, tout est neuf, tout brille d’un éclat extraordinaire, les sourires, les feuilles mouillées des arbres et le zinc des toits. Neuf ton regard, neuve la fraîcheur de ton souffle et la joie qui se répand, la joie musclée, la joie persistante, pétillante sœur de la mélancolie. Je les vois comme deux espiègles gamines pourchassant les pigeons dans le jardin public, montrant leur culotte aux grincheux, collant des chewing-gums sur les bancs publics avant de s’enfuir, car toute naissance est scandaleuse, elle vous éclate au nez comme une bulle rose et moqueuse. C’est un match de boxe, une sortie d’école ruisselant de cris, un sac de plastique accroché haut dans les branches d’un arbre, bleu sur le bleu du ciel. C’est une frasque, un rire, un vote affirmatif. Toute naissance est morbide, insuffisante et prometteuse.
Ne retiens donc pas ta respiration, ni ton rire. Va dans l’écume.
Ce n’est pas le contraire d’une ville, offrant aux citadins épuisés le trésor de son calme.
C’est un monde où la vie grouille sous les pierres, dans le tronc des châtaigniers déracinés, dans le touffu des ronces.
Elle existe pour elle-même, pas pour notre plaisir. Et cette vie suit ses propres lois, s’organise, partage les ressources et le territoire. Grimpereaux, geais des chênes, locustelles, pinsons, bruants, s’avertissent de notre passage et poursuivent leurs activités.
C’est un habitat vivant, vibrant, puissamment odorant, un espace intermédiaire aux mille visages.
Tôt le matin, ce territoire bruisse, jacasse, craque et crie, parcouru de ruisseaux glougloutants, feuillolant au gré du vent, souffrant de la sécheresse et cherchant le moyen de survivre.
Comme nous, la forêt vit une catastrophe.
A son orée, la fontaine de Saint Clair offre, à qui le demande, fraîcheur et discernement.
Rassemblant quelques feuilles jaunies, des mousses et des branches, je compose un mandala forestier.
Sur les vieilles pierres luisantes, il propose un motif de lien, de gratitude et d’ouverture.
La rencontre se fait. Plus loin, la pierre touchée dans le chemin libère un flot d’images, d’émotions.
J’avais tout juste le temps d’aller voir les sapins, qui m’avaient accueilli quelques jours plus tôt, lors d’une randonnée sur les hauts de Saint Cergue, dans le Jura suisse.
Nous avions traversé une prairie où des vaches, rendues nerveuses par la sécheresse et la présence de loups, cherchaient en vain de quoi se nourrir parmi les herbes desséchées. Les clarines accrochées à leur cou massif résonnaient dans l’espace, au rythme lent de leurs déplacements. Marchant au milieu du troupeau, nous étions attentifs à ne pas les effrayer par des mouvements brusques.
La chaleur de l’après-midi commençait à s’atténuer. Une douce odeur d’alpages, de résine et de bois fraîchement coupé flottait dans l’air tiède. Après avoir traversé la forêt, nous avons débouché dans un espace découvert, ponctué de quelques sapins. Je les ai contemplés longuement, un par un. Plusieurs d’entre eux avaient été frappés par la foudre. Il n’en restait plus qu’un tronc noirci et des branches calcinées. L’un d’entre eux, curieusement, n’avait brûlé qu’à moitié, l’autre moitié portant encore des branchages verts. Survivrait-il ? Les autres semblaient résilients, leurs aiguilles d’un beau vert foncé témoignant d’une vitalité rassurante. La lumière du soir les habillait, soulignait la beauté singulière, la grâce, la posture et le caractère de chacun. Et chacun, à sa place, incarnait une présence vivante, unique dans son être et dans sa forme, les uns tournés vers le lac, les autres en lisière de la forêt ou dispersés dans l’espace. Je les ai salués, tour à tour, avec un sentiment de gratitude et de respect.
Merci, les sapins, pour votre accueil aimable et généreux
Avec plaisir (je décelai comme une légère trace d’accent suisse, mais sans doute était-ce l’effet de mon imagination)
Cette année, je me suis senti plus proche de vous. C’est peut-être une illusion, mais il m’a semblé ressentir votre présence rayonnante lorsque je vous ai regardés dans le soleil couchant.
Silence.
Votre odeur aussi, j’avais l’impression qu’elle me faisait du bien.
Silence.
Je voulais aussi vous demander pardon pour toutes les souffrances que nous vous causons, la sécheresse, les feux, les insectes qui vous dévorent. Je sais qu’ils se multiplient à cause du réchauffement causé par nous, les humains.
En effet (c’était dit d’une voix légèrement grésillante, comme un poste de radio mal réglé)
Alors voilà, je m’en vais
Nous aussi, nous allons partir
Vous allez partir ? Où ça ?
Aussitôt, j’ai regretté la stupidité de ma question. Je suis resté un moment silencieux, songeur, assis sur un rocher.
Et puis j’ai eu l’impression que le rocher, aussi, avait quelque chose à me dire. (à suivre).
Note de l’auteur : faire parler une montagne, un lac, des sapins, avec une voix et un vocabulaire « humains », comme s’ils étaient des pantins animés par un ventriloque, est à l’opposé de notre projet d’écriture relationnelle, non-anthropocentrée, respectueuse du vivant dans toutes ses formes et tous ses règnes. Nous avons dû nous y résoudre pour cette série, dans le souci pédagogique d’inviter les humains à adopter un instant, serait-ce de manière artificielle, le point de vue d’autres espèces. Pour découvrir une manière différente d’écouter et de dialoguer avec le vivant, nous recommandons chaleureusement la lecture du livre d’Estelle Zhong Mengual, « Apprendre à voir. Le point de vue du vivant ». Actes Sud, 2021. Elle y décrit la façon dont les plantes communiquent, par modification successive de leur morphologie, génération après génération, en réponse à l’évolution de leur environnement et des autres espèces vivantes. Respecter leur altérité commanderait de s’abstenir de projeter sur elles des émotions et des pensées humaines, ce que nous avons fait ici, à regret. Les plantes peuvent également communiquer au moyen d’émissions chimiques, voire radioélectriques, comme évoqué par différents auteurs. Mais elles n’emploient pas de vocabulaire humain. C’est à nous d’apprendre à communiquer avec elles, en développant notre réceptivité, notre sens de l’écoute et de l’observation.
(suite du Génie de la Montagne » et « les trois génies »)
Le Mont Blanc semblait flotter, détaché, au-dessus de la ligne des sapins dont le séparait une zone floue, articulée dans des dégradés de bleu et de blanc.
Décontenancé par son attitude, je me suis tourné vers l’esprit du lac.
Génie du Lac, je suis venu te dire que je m’en vais.
… silence.
Du lac émanait une odeur fraîche, légèrement tourbeuse. Le vent soulevait des frises d’écume courant sur la surface agitée, bosselée de petites vagues.
Et toi, n’as-tu rien à me dire, aucun conseil à me donner ? Cette année n’est pas comme les autres, le pays se dessèche, les forêts brûlent, il y a la guerre à nos portes, le monde est en crise et nos amis sont découragés, tétanisés. Je vais avoir besoin de courage, de discernement, de persévérance.
En effet
La voix me parvient des profondeurs du lac, froide et comme ralentie.
… Silence
Merci, alors
De quoi me remercies-tu ?
De ta présence calme et tranquille, de ta fraîcheur, de l’espace ouvert que tu nous offres, et qui ne dresse aucun obstacle au regard entre la montagne et nous.
Autre chose ?
Je te remercie d’être ce miroir bienveillant, qui nous accueille et ne juge pas. Cette année, je l’ai reçu comme une forme d’amitié.
Je m’en réjouis. Y a-t-il encore autre chose qui soit différent cette année ?
La confiance que je ressens, lorsque je me pose calmement sur tes rives.
Avant de partir, je suis allé voir le Génie de la Montagne.
Sur la rive opposée du lac, lointain, ses massives épaules émergeant d’un manteau de nuages meringués, son sommet teinté de rose par le soleil couchant, le Mont Blanc reposait dans sa majesté de sommet de l’Europe, puissamment ancré dans son socle géologique, impérial, jupitérien, presque intimidant s’il n’avait été voilé d’une mince pellicule atmosphérique.
Un long moment, je suis resté en silence, attendant qu’il me dise quelque chose, qu’il me donne un conseil, un signe d’encouragement.
Au bout d’un moment, comme rien ne venait, je me suis tourné vers lui et je lui ai dit, avec ma voix intérieure :
Génie de la Montagne, je m’en vais, je rentre chez moi.
La réponse est venue, sous la forme d’une vibration lente, caverneuse, alourdie par son passage à travers d’innombrables couches sédimentaires ne laissant passer que les mots essentiels :
je sais
C’est tout ce que tu as à me dire?
Qu’est-ce que tu attends de moi?
…
Comment repars-tu?
Je me sens… revigoré, propre
Alors c’est bien
Puis le Génie retomba dans un silence buté, minéral, hypothermique, pour les deux ou trois prochains millions d’années.
Décontenancé, je me tournai vers le Génie du Lac. (à suivre)
Le génie du dentrifrice, habitué à jouer les cacous dans la salle de bains, persifla :
on est de belle humeur aujourd’hui. T’as gagné au loto ou quoi?
Presque! On m’a réparé, je suis de nouveau bon pour le service. Du coup je sors aujourd’hui
Par cette chaleur? Tu vas déguster des cacahuètes
Cache ta joie! Ca fait plaisir, cet élan de solidarité, rétorqua le Génie du coeur agacé
Ben t’as pas vu la météo?
Pour moi c’est beau fixe
Ouais ben pour être fixé tu vas l’être, surtout sur le thermomètre
Dis-donc le bi-fluoré tu vas pas me gâcher mon plaisir. Si j’ai envie de chanter, je chante, et ca pourrait même bien faire un tube! Mais c’est vrai que les tubes tu t’y connais, toi, le dentifrice!
Ouais ben en fait de boum ca va surtout faire pschitt! Désolé de te décevoir mais le Stade de France c’est pas pour demain.
Vous avez bientôt fini de vous crêper les molécules ? Intervint l’humain. Allez hop le dentifrice, dans la trousse, on part en voyage. Et toi le coeur, tu ne t’emballes pas s’il te plaît
On va où? S’écrièrent les deux Génies à l’unisson
A Paris! Ce soir je vous emmène voir le Pont Neuf
Le Pont Neuf? Avec la Seine, les lumières et tout?
Si señor!
On pourra manger des glaces et faire des selfies?
Si vous faites la paix
Deal!
Check!
Ok!
Une demi-heure plus tard, dans le métro, les voyageurs pouvaient entendre une drôle de voix qui semblait provenir d’un sac de voyage. Légèrement fluorée, elle chantait
Boum! Boum! sur un rythme binaire.
L’atmosphère était légère. Les gens souriaient, heureux d’être là. Ils se félicitaient d’avoir choisi Paris pour commencer leurs vacances, malgré la canicule.
Rue Dauphine, l’humain s’arrêta pour contempler un pochoir représentant Catherine Deneuve auréolée de sa magnifique chevelure. La ville savait rendre hommage à ses idoles, jusque dans les endroits les plus inattendus.
Des bateaux-mouches bondés de touristes surexcités glissaient sous le Pont Neuf, en direction de Notre-Dame. Leur sillage se refermait sur des reflets roses, orangés, violets, indigo. La magie opérait de nouveau. Quai des Orfèvres, une famille de brésiliens se prenait en photo, puis repartait dans l’air tiédissant, en dansant et chantant
A la fin de l’été, résurgence au flanc de la montagne : une eau fraîche, longuement filtrée, jaillit d’entre les couches minérales. Matière à poésie, qui deviendra torrent, ruisseau calme ou puissante rivière.
En attendant, supportons la soif! La soif grésillante, aride, impérieuse! La soif qui creuse les corps, impose un silence minéral. La soif-montagne, immensément dressée devant nous, verticale comme un appel, un col à grimper. Misère de l’Exploit désiré! Amer Maillot. Vertige et solitude.
La soif est le véritable lit de toutes les rivières. Elle nous trouve debout, transpirants, déterminés. Elle nous redresse, nous essore, nous calcine. Elle ne laisse rien de tendre en nous, que la tension.
C’est un travail pénible et nécessaire. Une errance aux confins du désespoir. Un risque à prendre. Un contrat durement négocié.
C’est le prix de la fraîcheur, prophétique, impitoyable, un métal martelé sans fin jusqu’à ce que résonne, dans l’atelier du forgeron, le son juste et précis d’une lame.
Double mouvement : faire corps avec la trame vivante, matérielle, du monde;
Aspirer à des états de vie, de perception, de vibration plus nobles et plus lumineux que l’existant, ne pas s’en contenter.
Si j’ai tellement recherché l’ancrage, c’est que le danger qui me guettait était de perdre tout contact avec le sol, le terreau, le terroir. Je me suis longtemps nourri de concepts et d’information pure, captivé par d’étincelantes constructions intellectuelles comme celles d’Edgar Morin, introducteur en France de la systémique et de la complexité.
Pour guérir de la séparation, j’ai d’abord recherché l’immersion dans le monde, le sentiment océanique. J’ai cessé de fumer pour retrouver l’immense richesse des sensations olfactives. J’ai fait transpirer mon corps, renforcé mon coeur, redressé mon dos pour mieux respirer. Nager fut un délice. Palmant parmi les poissons et les coraux des Philippines, j’ai connu la fluidité parfaite, appris à régler ma flottaison pour évoluer sans effort, au plus près des fonds sablonneux, sans abîmer d’un geste maladroit les trésors vivants qui m’entouraient. J’évitais de troubler la limpidité des eaux d’une palme un peu lourde ou, produisant des bulles en excès, d’effaroucher les poissons clowns et les rougets endémiques. La discipline exigée du plongeur, la coordination et la sobriété des mouvements, la conscience de soi et de son impact sur l’entourage immédiat ouvraient l’entrée du pays des merveilles.
Nouveau terrien, j’ai cherché dans l’action des sensations fortes, et je les ai trouvées.
Mais le besoin d’élévation demeure. Le besoin de finesse, de légèreté, de respiration dans la singularité assumée. Le désir de toucher de plus beaux visages, du bout des doigts.
Suivre des yeux, fasciné, le mouvement ascendant du pygargue, porté par les courants aériens plus haut que les nuages, vers la partie la plus lumineuse du ciel au-dessus des Alpes.
Ancrage, élévation. S’émerveiller du travail évolutif à l’oeuvre dans la transformation des plantes, sur des millions de générations, jusqu’à se hisser à la hauteur du désir de l’oiseau pollinisateur pour danser avec lui. Pétales, corolles, étamines, couleurs et formes affinent sans cesse ce langage d’un raffinement inouï que l’on peut apprécier dans l’humble véronique de perse ou le myosotis.
Vibrer avec l’élan de l’amoureux, transporté vers celle qui se laissera peut-être, ou non, convaincre de l’aimer à son tour, sur une scène de théâtre ou dans la vie. Pleurer lorsqu’elle le quitte et lorsqu’ils se retrouvent.
Cultiver le courage de rejeter la haine, la colère et toutes les passions tristes. Sculpter en soi l’espace de l’Autre.
Ancrage, élévation : ces deux élans se tressent en une spirale de vie, plus intense et plus belle.
Rechercher consciemment la beauté.
Aimer, avec Matisse, une version plus subtile de la présence au monde, allégée jusqu’à la couleur pure, en apparence immatérielle, dansante et joyeuse. Epouser cette joie, dans la ferveur et l’oubli de soi. Dans la reconnexion à soi. Se confronter à l’oeuvre rugueuse d’un Georg Baselitz, paroi verticale obligeant le regard à prendre son élan tel un skate face au mur de béton. Se laisser emporter, vers le haut, vers le vide, oser, lâcher prise.
S’élever, donc, mais vers quoi?
Question mal posée. Le pygargue épousant les courants ascendants ne cherche pas à se rapprocher du soleil. Il prend de la hauteur pour étendre son champ d’action. L’artisan, le musicien, le chirurgien qui passent une vie à perfectionner leur geste, l’actrice assouplissant sa voix, aiguisant son sens de l’observation pour mieux incarner ses personnages, l’humoriste améliorant son spectacle soir après soir : tous recherchent, et pratiquent, une forme d’élévation. C’est en eux le mouvement de la vie cherchant à donner le meilleur d’elle-même.
Hier matin, presque par hasard, je me suis retrouvé seul face aux magnifiques Cézanne de la collection Morozov, exposée à la Fondation Louis Vuitton.
Epuisé par une longue séquence de travail et par une douloureuse fêlure au bras qui tarde à guérir, je m’étais octroyé ce moment de répit – par crainte aussi d’un nouveau confinement qui m’eût privé de voir cet ensemble extraordinaire avant qu’il ne reparte pour Moscou.
Me voici donc dans une salle dédiée aux paysages. Il n’y a pas grand monde, hormis deux parisiens blasés qui se plaignent d’une vue du Jas de bouffant, par Cézanne. Ils lui reprochent une certaine froideur, qu’ils attribuent à l’absence de personnages humains. Je ne peux m’empêcher de maudire intérieurement cette espèce humaine et son impérieux besoin d’envahir le moindre espace, jusqu’aux toiles de Cézanne, réservant mes imprécations pour la sous-espèce la plus stupide, la plus arrogante et la plus invasive, l’homo parisiensis, à laquelle j’ai le malheureux privilège d’appartenir. Que n’ai-je pris la précaution d’emporter mes boules quiès ! Elles m’eussent préservé de ces babillages irritants, même proférés à voix basse. J’en suis là de ces réflexions, lorsque mon œil est irrésistiblement attiré vers la toile suivante. Avant même de l’avoir véritablement vue, quelque chose en moi tressaille.
Je connais ce signal : il me prévient qu’une expérience toute particulière m’attend, et m’invite à me préparer en faisant le vide en moi pour l’accueillir dignement, avec tous les égards dus à quelque chose d’exceptionnel, qui me comblera bientôt d’une émotion rare, délicieuse, transformant tout mon être en une version de lui-même plus subtile, plus légère et joyeuse. Grâce à mon maître Proust, sensei occidental, je sais qu’il me sera donné, dans quelques instants, d’entrer en communication directe avec l’intention de l’artiste, de percevoir sa communion avec le motif, avec ce qui aura filtré de son travail, goutte à goutte, n’en conservant que l’essentiel. Et je sais aussi que cette émotion pure me reliera à la longue lignée de tous ses prédécesseurs, célébrant la beauté dans l’application de leurs gestes et dans l’affinement de leur perception, mais aussi dans les regards éduqués, de génération en génération, par tous les admirateurs qui ont su transmettre le goût, la capacité à recevoir, à s’émerveiller, jusqu’aux hommes et aux femmes qui ont rendu possible cette exposition et nous permettent aujourd’hui d’entrer en résonnance avec l’une des plus belles expressions qui soient de la vie et de son mouvement.
D’un point de vue neurologique, je sais que mon œil a capté quelque chose, l’a transmis au cerveau, et que l’information, travaillée dans les replis de ma mémoire, s’est combinée avec d’anciennes émotions ravivées chaque fois qu’il m’a été donné de contempler certaines œuvres d‘art, d’entendre certaines musiques. D’un point de vue cognitif, me revient l’image de Bergotte, le petit pan de mur jaune, les pommes de terre mal digérées, je fais un pas en arrière pour laisser passer les parisiens blasés tout en savourant les images qui remontent à ma mémoire. Je sais ce qu’il faut faire, cela fait des décennies que je m’entraîne. Et j’ai tout mon temps. Je me sens stable émotionnellement, tandis que défilent en moi les images de ces livres d’art offerts par mes parents à cet âge où se forment nos capacités perceptives et notre imagination : Ver Meer, les peintres de Montparnasse, Modigliani, les primitifs Flamands. Grâce à cette éducation précoce, j’ai appris à distinguer les rapports de forme et de couleur justes, à scruter les détails, à suivre le pli d’une nappe se poursuivant en perspective oblique et sinueuse jusqu’au pied coudé d’un guéridon, remontant dans un coin le long d’un plinthe de bois sombre, sur laquelle se détache hardiment la forme géométrique d’un pot de porcelaine tendu, par son bec, vers l’extérieur de la composition à laquelle le relient les couleurs des fruits et des branches, dans une harmonie d’orangés, de verts et de blancs cassés, le tout fusionnant pour créer une impression de calme désordre exhalant une odeur de poire mûrissante, de pommes sûres et de thé russe à la bergamote. Comment tout cela tient-il, sur cette nappe oblique semblant glisser vers le spectateur dans un mouvement que rien ne semble pouvoir arrêter, jusqu’à l’inévitable catastrophe ? Est-ce le bois de la table qui, par ses tonalités neutres et tactiles, nous rassure inconsciemment ? Ou l’agencement, parmi les replis de la nappe, des fruits et des objets, dont l’équilibre paraît s’établir indépendamment des lois de la pesanteur ? Ne serait-ce pas le guéridon dont on entrevoit juste le pied, tout en haut à droite, qui retient l’élan fou des choses emportées par le flux de la vie, tel un conducteur de char guidant ses chevaux au bout de rênes déployées en éventail, à la fois tendues et flottantes, marquées par les lignes rouges brodées de la nappe ? Et n’est-ce pas le visage grimaçant du conducteur de char que l’on aperçoit, entre les pieds du guéridon, dont il semble coiffé ? Folie ! Méfions-nous des natures mortes, elles sont grosses de tempêtes et Cézanne le savait, qui sut si bien marier les formes précises, rassurantes, de Chardin, avec la fureur de son siècle envahissant, non filtrée, la conscience du pauvre Van Gogh.
Mais cela, c’est ce qui m’attend à l’étage supérieur, dans une toute petite salle où je pourrai contempler, quasiment seul, deux des plus belles natures mortes jamais peintes par Cézanne.
Pour l’instant, donc, je retiens mon œil tenté de filer vers sa droite, prenant le temps d’éliminer tout ce qui ne relève pas en moi d’un immense sentiment de gratitude. J’accepte d’avance l’irrégularité des lignes et tout ce qui viendra bousculer en moi le besoin d’ordre et de paix, tandis que la douleur lancinante, revenue dans mon bras et dans mon poignet, me rappelle que les sensations de mon corps seront les premières à accueillir ce qui frémit, tout près, et à devoir le contenir.
Alors, je me tourne vers la Sainte Victoire – car c’est elle, bien sûr, qui m’attendait, majestueusement exposée sur son pan de mur, et je commence l’ascension de ses flancs, plan par plan, attiré par la résonance magnétique extraordinairement puissante qui s’amplifie, émanant à la fois de l’image vue dans son ensemble, et de chaque détail qui la renforce et la précise.
C’est tout d’abord un petit chemin de terre jaune, sec, vibrant, qui bientôt s’enfonce à l’ombre d’un arbre étonnant, au feuillage ramassé en une boule de forme inquiétante, comme le gardien d’un seuil que l’on franchirait à ses risques et périls. La zone intermédiaire, où disparaît le sentier, alterne des verts et des jaunes brossés sans ménagement, espace que l’on imagine crissant de cigales. Une maison dans les mêmes couleurs, posée de travers en surplomb sur la gauche, signale la fin de la zone habitée par les humains. Juste dernière le bâtiment cerné de traits noirs commence la zone proprement minérale, architecturée d’à-plats gris et mauves. Plus de sentier. L’œil contourne une arête vive, repère un petit point vert signalant un passage possible et poursuit, de là, son ascension. S’il parvient au sommet de l’arête, à peu près aux deux tiers de la toile, il peut alors prendre son élan et, comme un randonneur renversant le cou en arrière pour tenter d’apercevoir le sommet, il peut prendre la mesure de ce qui jaillit à la verticale face à lui : la paroi monstrueuse, raide, sans compromis, du massif de la Sainte Baume, rattachant la chaîne pyrénéo-provençale à celle des Alpes occidentales en un surgissement tectonique déferlant à travers les âges, depuis le temps des dinosaures jusqu’à nous.
Et de cela, Cézanne, debout face à son chevalet, les yeux plissés sous son large chapeau de paille, est le témoin. Mais aussi le passeur, humble et magnifique. L’invisible humain dans la toile, c’est lui. Et grâce à lui, c’est nous.
Comme la montagne emprisonnant dans sa forme ramassée le chaos des forces telluriques, déchirant le ciel stupéfait dans lequel elle semble projeter des giclées de lave invisible, le tableau contient toute la folie de la vie, les hasards de l’évolution, le travail des millions d’années, l’impérieuse nécessité de stabiliser, même provisoirement, quelque chose que l’on puisse nommer, et pour cela, pour l’infinie persévérance avec laquelle, pendant des décennies, il n’a cessé de reprendre son travail et de perfectionner son talent, tel un maître en arts martiaux japonais, pour sa capacité à nous transmettre cette lumière sans qu’elle nous brûle, à rendre perceptibles ces forces sans qu’elles nous déchirent, pour sa solitude consentie face au roc, pour ce chemin qu’il trace et nous propose, pour son infinie générosité, pour son acharnement, pour ce bonheur d’apprendre à voir et à sentir, offrons-lui en retour le présent de notre infinie gratitude.
Parlez de décroissance à un arbre, il vous rira au nez. Pour le vivant, la croissance, c’est la vie. Mais de quelle croissance parle-t-on ? De celle qui consiste à produire et à accumuler toujours plus de biens matériels, quitte à détruire notre environnement au point de le rendre inhabitable ? Ou d’un autre type de croissance, plus proche du mouvement naturel de la vie ? Un élan qui agit par transformation plus que par destruction, qui recycle et recombine à l’infini tout ce dont il se nourrit ? Un arbre produit des feuilles à partir de la lumière qu’il reçoit : il est en relation plus que dans l’exploitation.
Et nous ? Comment pourrions-nous satisfaire notre besoin de croissance, c’est à dire d’épanouissement de notre potentiel, sans détruire ce dont dépend notre vie ? Pour accepter d’avoir moins, nous avons besoin d’être plus. Il en va de notre sentiment d’identité, de la valeur que nous nous accordons et du statut que nous souhaitons avoir, pour nous-mêmes et aux yeux du monde. Ce besoin de prestige, d’acceptation, de reconnaissance n’est pas illusoire, il n’a rien de mauvais en soi, mais il est souvent mal placé. Nous choisissons mal les objets que nous désirons posséder, faute de nous être interrogés sur ce que nous voulons vraiment, profondément. Or, cette interrogation en dissimule une seconde, plus existentielle : qui voulons-nous être ?
La prise de conscience des limites de la planète et de ses ressources nous contraint à affronter ces questions dans la douleur, au moment même où les évolutions géopolitiques et sociétales bousculent les fondements de notre identité : attachement au territoire, à la Nation, à une culture ou à un système de croyances, habitudes et comportements. Nous savons désormais que nous ne pouvons plus continuer comme avant, mais nous craignons de nous perdre en changeant de trajectoire. Soyons clairs : le coût de la bifurcation est avant tout psychologique, et les discours sur la décroissance, en tournant le dos au besoin de réussite et d’épanouissement individuel, n’aboutissent qu’à renforcer le déni et le refus du changement.
Comme l’écrit Jean Viard dans l’Individu écologique, « pour que ce monde soit désirable, il faut dépasser l’angle d’approche de la restriction, de la fin du monde et de la peur de vivre (…) l’action vers le futur ne doit pas mener à la castration du désir d’agir, de créer, d’inventer, de bâtir ». (p 215) Mais comment dépasser la peur ?
Le poète antillais Edouard Glissant nous offre une autre voie d’épanouissement, au prix d’un repositionnement fondamental.
S’inspirant du concept de rhizome développé par Deleuze et Guattari, il distingue entre une identité-racine, ancrée dans un territoire, et une nouvelle forme d’identité, plurielle, en renouvellement constant et non figée, nourrie de toutes les relations tissées dans l’échange plutôt que dans la prédation.
Au début des années 2000, aux Philippines, j’avais été témoin d’un phénomène qu’ avec mes préjugés d’occidental mal dégrossi j’avais initialement jugé insincère et risible : à Noël, les Philippins s’offraient les uns aux autres des cadeaux emballés avec le plus grand soin et les déposaient immédiatement au pied du sapin en prenant garde de ne pas les ouvrir. Ce qui me paraissait relever d’une grossière impolitesse avait en réalité pour but de ne pas embarrasser le donateur. En effet, si le receveur du cadeau ne l’appréciait pas et que cela se voyait à l’expression de son visage, le donateur risquait de perdre la face, ce qui est inconcevable dans une société asiatique. L’échange des cadeaux se produisait donc sans ouverture, mais avec de grandes embrassades et des éclats de joie. Quelques jours plus tard, les mêmes cadeaux, toujours pas ouverts, étaient emportés chez de nouveaux amis à qui on les offrait avec toujours les mêmes effusions chaleureuses et enjouées. Plusieurs fois, il m’est arrivé de me moquer de ce système de recyclage de cadeaux non-ouverts, jusqu’au jour où un ami philippin m’a ouvert les yeux. Cet homme très généreux avait créé dans sa maison une pièce qu’il avait appelée « la Christmas room » (la pièce de Noël). Toute l’année, et pas seulement pendant les fêtes, il invitait ses visiteurs à s’emparer d’un panier et à le remplir de cadeaux, souvent de petites babioles sans grande valeur commerciale. Comme je protestais, arguant que je n’avais besoin de rien, il insista en me disant : « ce n’est pas pour toi, c’est pour les donner à d’autres ».
Interloqué, puis émerveillé, je l’écoutai tandis qu’il m’expliquait son intention, qui n’était rien moins que de créer une culture du don.
La société philippine est certes imparfaite, mais parmi ses valeurs et ses croyances fondamentales, il y a celle que notre identité se trouve augmentée par le don et, de manière plus générale, dans l’attention aux autres. La conscience de cette valeur très largement partagée cimente l’unité culturelle et nationale de ce pays aux 7,700 îles où sont parlées plusieurs centaines de langues et de dialectes. C’est l’une des clés de la résilience de ces communautés régulièrement en proie à toutes sortes de catastrophes naturelles, des typhons aux tremblements de terre en passant par des éruptions volcaniques dévastatrices. Après chaque épisode destructeur, ils se relèvent, se rassemblent et s’attellent ensemble à la reconstruction de leur habitat détruit.
Bien sûr, cette société n’est pas idéale. Elle comporte même de nombreux traits largement dysfonctionnels. Mais sa façon de mettre en œuvre ce qu’Edouard Glissant appelle une « poétique de la relation » pourrait nous inspirer dans la construction d’une identité nouvelle, composite et résiliente face aux soubresauts du monde et de la société. Résiliente parce que composite, ou créole, comme le dit le poète martiniquais. Une identité tirant sa force de son agilité, capable de se renouveler et de puiser dans son être profond les ressources nécessaires pour permettre une croissance non-destructrice.
Ainsi pourrions-nous surmonter le dilemme entre préoccupations environnementales et besoin d’expansion vitale, investir toute notre énergie dans le déploiement de nos potentiels, et rire avec les arbres. Vivants.
Tout paysage est imprégné de l’histoire et du travail des humains.
Quand je vois une route, je songe à ceux qui l’ont empruntée, une haie m’évoque ceux qui l’ont plantée, un bord de mer peuplé d’oiseaux, ceux qui ont permis qu’il soit protégé.
Une amie me faisait un jour observer, au coeur d’une forêt profonde, des chênes au tronc épais, dont les premières branches démarraient assez près du sol. Elle m’expliqua que ce devait être une ancienne clairière, où les paysans menaient leurs porcs se nourrir de glands.
Ainsi, les traces de cette activité très ancienne demeurent parmi nous, lisibles à qui sait les déchiffrer. Dans une ville, ce sont d’anciennes publicités vantant des marques disparues qui réapparaissent à l’occasion d’un décoffrage, dans le métro, ou sur des murs trop hauts pour qu’on eût songé à les remplacer. Qui buvait ces apéritifs amers? Quelles mères de famille nombreuse utilisèrent ces lessives au nom désuet?
Je me souviens des stations de métro condamnées, à Berlin. Elles restèrent figées « dans leur jus » jusqu’à la réunification, et même un peu après. On pouvait encore voir en 1992 des publicités datant de 1961. Puis le Mur tomba. On a recouvert les parois de publicités nouvelles, mais l’Homme de 1961, qu’est-il devenu?
Le temps, dans son langage, ajoute une épaisseur à toute vie. Comme une chanson reprise d’époque en époque, oubliée, redécouverte entre amis, qui charrie les saveurs et les images d’un temps d’avant notre naissance, il nous bonifie, nous étire dans un espace où la mémoire se mêle à l’imaginaire, où les publicités, les haies, les traces dans le paysage nourrissent un Nous plus riche et plus heureux.
Pays de mes ancêtres, et quelque chose de plus : il existe par lui-même, depuis bien avant nous, avant même l’invention de ce mot : pays.
Perché sur le rebord d’un toit, le merle du soir m’accueille : où son chant s’élève, je me sens instantanément chez moi. Joie pure. A qui le raconter ?
Le pays partagé – pur, réel, respirable écrit Simone Weil.
Tout me fait pays. La maison qui sent le linge propre : pays. L’ami dans son écoute : pays. Le soleil levant, les nuages : pays. La douceur de l’air, le froid sévère : pays. Pays mon corps, ma voix, mes colères. Pays mes amours anciens, mes adversaires. Pays les jeunes filles en terrasse, les gays devant les bars, pays les prêtres à la voix douce, les vigiles en faction devant le commissariat, les parents d’élèves. Pays le silence éberlué devant la mer, la prairie odorante, les sous-bois. Pays les profonds rochers couverts de mousse, les torrents. Pays la colonnade du Louvre et les arcs-boutants de Notre-Dame, le boulanger devant son four, le balayeur las, les revendeurs à la sauvette au pied du Sacré-Cœur, pays les infirmières maliennes et les enfants bien habillés des riches.
Pays les Jardins de l’Observatoire, les grèves et les manifestations, les dessins de Catherine Meurisse et Charlie.
Pays l’embonpoint de Catherine Deneuve et la gouaille de Catherine Ringer. Pays les râleurs, les chanteurs, Nagui, les clodettes et Michel Drucker.
Pays les soirs d’élection les chahuts les cours de récréation, la sortie des usines et l’entrée des artistes.
Pays perdu, retrouvé, rêvé de loin, pays qui m’a blessé, déçu, trahi : mon pays.
Puisque je l’aime, et puisque c’est l’amour qui fait pays.
Poésie des mondes feuilletés, cuisant doucement, gentiment, dans les rhizomes de nos villes souterraines : c’est une pâte qui lève, une saveur insolite, un coin soulevé dans l’épaisseur des jours.
Ici se conjuguent la mémoire des labyrinthes et celle des hommes.
Ici descendent parfois des femmes à chevelure de sirène.
Ici s’échouent des enchanteurs invaincus, distillant sans en avoir l’air de vieux sortilèges.
Au métro Denfert, quand cesse le fracas des trains, on entend parfois les sons d’une harpe celtique. Elle nous plonge dans un univers profondément enfoui, tissé des légendes et des mythes que l’on se racontait, le soir, dans une autre enfance, et puis une autre, et tant d’autres encore, jusqu’à se perdre dans les volutes anciennes des lignées.
Les doigts du musicien tressent des mélodies lancinantes, ferventes, aériennes, bouclées comme des chevelures. Les passants ralentissent, s’émeuvent, une pièce tombe dans le chapeau, les voici nourris, rayonnants, requinqués. Lui reste droit, les yeux grands ouverts sur un ciel de pluie.
Quelques années plus tard, marchant avec un groupe de randonneurs dans la forêt de Huelgoat épargnée par les incendies, nous sommes attirés par le son d’une harpe entre les branchages.
Intrigués, nous nous rapprochons du chaos rocheux d’où provient la musique.
Au bord du sentier parsemé de touristes, assis face à son instrument, se tient un jeune harpiste au teint pâle, chevelu, légèrement crasseux, devant un chapeau semblable à celui du musicien qui m’avait enchanté quelques années plus tôt, sur le quai du métro Denfert.
Je le revois soudain, digne et rêveur, un peu raide contre son mur carrelé de blanc, faisant ruisseler la musique entre ses doigts.
Une grande femme blonde, sportive, port de reine et chevelure de lionne, déboula d’un couloir, traînant une petite valise à roulettes.
En arrivant près du harpiste, elle fut prise d’une hésitation, ralentit, s’arrêta, comme prise d’un doute.
Elle regarda le musicien, le chapeau, de nouveau le musicien, appuya sa valise à roulettes contre le mur carrelé de blanc, et s’assit, par terre, juste à côté du chapeau.
Alors se produisit quelque chose d’imperceptible. Un sourire apparut sur les lèvres du harpiste et dans son regard, ses doigts semblèrent gagner en agilité.
Comme libérée d’un sortilège, la musique s’échappant de la harpe adopta une allure plus légère, de petits bonds, des éclaboussures jaillirent, une fraîcheur inattendue bouillonna comme si le torrent du Huelgoat était venu là poursuivre sa course impétueuse dans ce couloir de métro.
La forêt tout entière se répandit sous les voûtes, avec ses lumières liquides, ses frissons, ses odeurs de fougère et de genêt. La musique du harpiste redonnait vie à tous les êtres qui vivent dans les collines, les landes et les rivières.
Le courant passait, les souterrains réveillés frissonnaient, le musicien se tenait droit comme un prince.
Pendant un moment, il sembla que le couloir du métro s‘était ouvert sur l’immensité d’un ciel bleu.
Tous les passants ne s’arrêtèrent pas, mais tous avaient changé d’allure.
Cela fait dix minutes que je stationne, immobile, devant l’une des Sainte Victoire de l’exposition Cézanne à la Tate Modern, et je pleure. Comme d’habitude, mon œil a cherché le point d’entrée dans le tableau. Sur la gauche, au premier plan, le tronc d’un pin dresse un axe vertical aux contours nets, d’un gris-blanc froid contrastant avec les tons verts et jaunes du paysage. Il n’en faut pas plus pour créer une séparation nette entre le spectateur et l’espace montant d’étage en étage jusqu’aux pieds de l’immense montagne mauve, écrasant de sa masse les minuscules habitations, les ponts, les routes, univers de lego façonné par d’invisibles humains.
La majestueuse nudité du roc, traité sans aucun détail, occupe tout le fond du tableau.
Vibrante, la montagne attire l’œil qui ne trouve rien à quoi s’accrocher, retombe jusqu’au saillant d’un bâtiment jaune flanqué d’un bouquet de cyprès presque noirs, et redescend piteusement le long d’une route oblique vers un arbre brossé à grands traits, tout en bas sur la droite.
C’est de là qu’il faut repartir, avec l’humilité d’un pèlerin fourbu, conscient que la route sera dure et le soleil féroce.
Clairement, nous sommes devant un paysage spirituel, tenant des Repos pendant la fuite en Egypte autant que des Vues du Mont Fuji gravées par Hokusai, dans lesquelles un minuscule personnage gravit péniblement une côte escarpée.
La composition est parfaite, mais que de labeur il a fallu à Cézanne pour en arriver là !
Au départ de la carrière de Cézanne, il y a la violence. La dénonciation de la violence, mais aussi la tentation de la violence. Sociale, sexuelle. Et plus tard, cosmique. Les pulsions, les forces, les tensions, l’oppression : ça tire et ça tangue de tous côtés. Lucide, il perçoit ce que l’académisme et le romantisme évitaient de montrer. Sa virilité solaire le détache des conventions mythologiques ou des joliesses bourgeoises : il veut se confronter au monde réel. Le voici en rupture : il ne sera pas complice de ces diversions. Les débuts tâtonnants, maladroits, empâtés, témoignent de cette lutte entre l’impulsion vitale du jeune Cézanne et l’univers des formes convenues, qu’il admire dans les musées, qu’il copie, sans les reproduire. C’est comme s’il les vidait de leurs intentions, pour les reconstruire autrement. Mais qu’est-ce que le monde réel ? Ce que l’on voit ? Seulement ? Et d’ailleurs, que voit-on ? Des formes ? Des couleurs ? Des êtres ? Des relations ? A peine se pose-t-il devant un compotier que celui-ci se dérobe. Bientôt, la physique quantique remettra en cause l’idée même de matière perçue comme quelque chose de fixe et de certain. L’unité du réel est brisée, il n’en subsiste qu’une immense interrogation devant laquelle Cézanne se tiendra courageusement jusqu’à son dernier jour.
Alors, puisque le monde explose, il peindra l’explosion. Mais une autre force est à l’œuvre, assez puissante pour maintenir en relation des objets qu’éloigne les uns des autres une irrémédiable entropie. Quelle est cette autre force, ignorée de la science mais connue des artistes ? Pulsion de vie, qui nourrira les pensées de Bergson et Teilhard de Chardin, contemporains de Matisse et de Picasso. Pour l’instant, il cherche, méthodiquement.
Le tableau se transforme en ring. Equilibre instable, en constante négociation, comme cette bouteille penchée vers l’arrière, déséquilibrée mais ne tombant pas, et ces petits pains blonds dont la légèreté semble à elle seule défier les lois de la gravité. Posé de travers sur la table, un torchon blanc strié de lignes roses semble avancer vers le spectateur ses pommes prises dans l’inexorable mouvement d’un tapis roulant déversant son lot de valises multicolores. Et pourtant, ça tient. Ça tient même remarquablement bien, grâce à l’équilibre des couleurs. Le jaune citron, l’orangé des pêches, le vert acide des pommes se répartissent rigoureusement dans l’espace. Au milieu de cette joyeuse orgie vitaminée trône la bouteille de verre dont on croit sentir la froideur lisse, raide, vaguement hostile. Un contrepoint nécessaire pour maintenir la tension dans le tableau, mais surtout pour ouvrir l’espace des interrogations. Habitués aux natures mortes du prodigieux Chardin, aux harmonies plus calmes, les contemporains du provençal mal dégrossi durent trouver insignifiantes, scandaleuses, maladroites, ces compositions. Comment auraient-ils pu déceler ce qu’il y a d’implacable, de tragique dans la géométrie ? C’est qu’il en faut, du temps et du travail, pour réussir à changer le regard de toute une génération sur ce qu’elle considère de plus banal. Pour la bonne société, si férue d’ordre et de bon goût, Cézanne fut tout d’abord le peintre d’un peu ragoûtant chaos.
Mais il persiste. Il s’accroche et reprend, encore et encore, sous tous les angles et variant les techniques, son motif.
Le motif : on dirait aujourd’hui son mantra. Il le pétrit comme un boulanger sa pâte, le rumine, le déconstruit pour en retrouver la saveur et la fraîcheur. Sa technique s’affine, il diversifie ses couleurs, met au point son coup de pinceau en oblique dans lequel se fondent peu à peu compotiers, pommes, et même un verre dont il ne reste plus que le contour, l’épure. Parti du réel saisi dans sa matérialité la plus concrète, il ne lui tourne pas le dos comme les romantiques mais le concentre, en extrait la quintessence, à travers laquelle transparaît le vertige des choses projetées à toute vitesse dans un univers en expansion. Car si plus rien n’est stable, alors, tout est relation. Relations les proportions, les distances, les rapports de couleurs. Plus tard, le corps des baigneurs et des baigneuses, dégagés de tout érotisme, avec la nature.
En bon chef opérateur, Cézanne réussit à stabiliser l’image et la vie apparaît.
La vie, oui, la vie, la vraie vie, celle qui dilate le cœur, celle qui nous fait souffrir, qui nous déchire, et c’est pour ça qu’on l’aime aujourd’hui Cézanne, d’un amour fou, parce qu’il nous sauve de l’insignifiance policée, cyniquement désespérante.
Au cours des décennies suivantes il conquiert la virtuosité, longuement, péniblement. Puis avec une sorte de jubilation maîtrisée. Il se plaint : « la réalisation de mes sensations m’est toujours très pénible, je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens. Je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature ».
Mais il se tient droit devant le chaos du monde matériel, avec une capacité unique à capter les sensations sans perdre de vue son idée, le « motif intérieur » : cosa mentale. Chaque tableau met en scène un naufrage, une faille, une interrogation, en même temps qu’une posture infiniment digne.
A travers lui, peignant comme d’autres marchent, la matière animée prend peu à peu conscience d’elle-même. L’esprit s’extrait, se façonne, s’affine. Contemporain de Darwin, précurseur de Teilhard de Chardin, il se fait témoin du cheminement de la Vie. La route est dure et le soleil féroce, telle est la voie.
Dans une autre version, datée de 1895 (collection Phillips), il y a comme une invitation au bonheur dans la manière placide, presque animale, dont la Sainte Victoire s’insère entre le bleu dur du ciel et l’ocre-jaune des rochers, avec la tranquillité d’une vache sacrée ruminant dans sa prairie cosmique.
Le bonheur, vraiment ? On n’est plus dans le monde insouciant des impressionnistes. Mais un apaisement libérateur, une relation plus harmonieuse avec l’univers deviennent possibles, après le chaos des natures mortes et la lutte avec la matière.
Cézanne nous fait un cadeau magnifique, d’une générosité folle : la paix qu’il ne trouve pas pour lui-même, il nous l’offre. Il nous ouvre un chemin d’accès vers l’intérieur de l’espace, avec la possibilité non pas d’admirer, mais de devenir la Sainte Victoire, immergés au cœur du paysage. Présence paisible et rayonnante, ancrée, souveraine et singulière.
Dans une expérience hypnotique, le paysage nous reçoit, nous accueille, et si nous y sommes prêts nous permet de goûter une meilleure version de nous-même, plus fraîche, plus vivante, plus forte et plus courageuse.
Dans cet espace-là, tout est possible : nous pouvons être qui nous voulons.
Le paysage recomposé, transfiguré dans l’harmonie des couleurs, devient le lieu d’une expérience spirituelle par laquelle nous entrons en résonance avec le vibrato de l’univers, selon la formule d’Hartmut Rosa.
Et cette résonance nous rend toute notre grandeur. C’est une joie immense, qui mérite notre plus profonde gratitude.
Mais attention ! Plus que dans tout autre, il faut entrer dans un tableau de Cézanne en état de propreté. Car l’effet d’amplification produit par le jeu des formes et des couleurs entre en résonance avec nos états émotionnels. Gare à qui viendrait en état de tristesse ou de colère : le tableau vous le rendra au sextuple !
Si, en revanche, témoignant pour la proposition du même respect que des Japonais se déchaussant avant de pénétrer dans un lieu privé, nous prenons soin de faire le vide en nous, ou de poser une intention amicale, elle nous sera rendue magnifiée, pleine et riche : l’émerveillement sera au rendez-vous.
C’est notre part de responsabilité. Le spectateur devient cocréateur d’une expérience sensorielle, émotionnelle et spirituelle inédite, profondément transformatrice. Au-delà de la modernité et du post-modernisme, il y a là un avant-goût de la méta-modernité, oscillant entre une interrogation irrésolue et la possibilité d’un émerveillement authentique.
Au sortir de l’exposition, dans la librairie, je repère une carte postale représentant l’autoportrait de 1875, sur fond rose. L’artiste nous regarde en coin, d’un œil interrogateur et malicieux, comme un vieux sorcier par mécontent du tour qu’il s’apprête à nous jouer. Sacré bonhomme !