La forêt de Saint Clair


Cette forêt n’est pas silencieuse.

Ce n’est pas le contraire d’une ville, offrant aux citadins épuisés le trésor de son calme.

C’est un monde où la vie grouille sous les pierres, dans le tronc des châtaigniers déracinés, dans le touffu des ronces.

Elle existe pour elle-même, pas pour notre plaisir. Et cette vie suit ses propres lois, s’organise, partage les ressources et le territoire. Grimpereaux, geais des chênes, locustelles, pinsons, bruants, s’avertissent de notre passage et poursuivent leurs activités.

C’est un habitat vivant, vibrant, puissamment odorant, un espace intermédiaire aux mille visages.

Tôt le matin, ce territoire bruisse, jacasse, craque et crie, parcouru de ruisseaux glougloutants, feuillolant au gré du vent, souffrant de la sécheresse et cherchant le moyen de survivre.

Comme nous, la forêt vit une catastrophe.

A son orée, la fontaine de Saint Clair offre, à qui le demande, fraîcheur et discernement.

Rassemblant quelques feuilles jaunies, des mousses et des branches, je compose un mandala forestier.

Sur les vieilles pierres luisantes, il propose un motif de lien, de gratitude et d’ouverture.

La rencontre se fait. Plus loin, la pierre touchée dans le chemin libère un flot d’images, d’émotions.

Joie, douceur inattendue, surprise, guérison.

Et pour toute eau, des larmes.

Les Génies des Sapins


J’avais tout juste le temps d’aller voir les sapins, qui m’avaient accueilli quelques jours plus tôt, lors d’une randonnée sur les hauts de Saint Cergue, dans le Jura suisse.

Nous avions traversé une prairie où des vaches, rendues nerveuses par la sécheresse et la présence de loups, cherchaient en vain de quoi se nourrir parmi les herbes desséchées. Les clarines accrochées à leur cou massif résonnaient dans l’espace, au rythme lent de leurs déplacements. Marchant au milieu du troupeau, nous étions attentifs à ne pas les effrayer par des mouvements brusques.

La chaleur de l’après-midi commençait à s’atténuer. Une douce odeur d’alpages, de résine et de bois fraîchement coupé flottait dans l’air tiède. Après avoir traversé la forêt, nous avons débouché dans un espace découvert, ponctué de quelques sapins. Je les ai contemplés longuement, un par un. Plusieurs d’entre eux avaient été frappés par la foudre. Il n’en restait plus qu’un tronc noirci et des branches calcinées. L’un d’entre eux, curieusement, n’avait brûlé qu’à moitié, l’autre moitié portant encore des branchages verts. Survivrait-il ? Les autres semblaient résilients, leurs aiguilles d’un beau vert foncé témoignant d’une vitalité rassurante. La lumière du soir les habillait, soulignait la beauté singulière, la grâce, la posture et le caractère de chacun. Et chacun, à sa place, incarnait une présence vivante, unique dans son être et dans sa forme, les uns tournés vers le lac, les autres en lisière de la forêt ou dispersés dans l’espace. Je les ai salués, tour à tour, avec un sentiment de gratitude et de respect.

  • Merci, les sapins, pour votre accueil aimable et généreux
  • Avec plaisir (je décelai comme une légère trace d’accent suisse, mais sans doute était-ce l’effet de mon imagination)
  • Cette année, je me suis senti plus proche de vous. C’est peut-être une illusion, mais il m’a semblé ressentir votre présence rayonnante lorsque je vous ai regardés dans le soleil couchant.

Silence.

  • Votre odeur aussi, j’avais l’impression qu’elle me faisait du bien.

Silence.

  • Je voulais aussi vous demander pardon pour toutes les souffrances que nous vous causons, la sécheresse, les feux, les insectes qui vous dévorent. Je sais qu’ils se multiplient à cause du réchauffement causé par nous, les humains.
  • En effet (c’était dit d’une voix légèrement grésillante, comme un poste de radio mal réglé)
  • Alors voilà, je m’en vais
  • Nous aussi, nous allons partir
  • Vous allez partir ? Où ça ?

Aussitôt, j’ai regretté la stupidité de ma question. Je suis resté un moment silencieux, songeur, assis sur un rocher.

Et puis j’ai eu l’impression que le rocher, aussi, avait quelque chose à me dire. (à suivre).

Note de l’auteur : faire parler une montagne, un lac, des sapins, avec une voix et un vocabulaire « humains », comme s’ils étaient des pantins animés par un ventriloque, est à l’opposé de notre projet d’écriture relationnelle, non-anthropocentrée, respectueuse du vivant dans toutes ses formes et tous ses règnes. Nous avons dû nous y résoudre pour cette série, dans le souci pédagogique d’inviter les humains à adopter un instant, serait-ce de manière artificielle, le point de vue d’autres espèces. Pour découvrir une manière différente d’écouter et de dialoguer avec le vivant, nous recommandons chaleureusement la lecture du livre d’Estelle Zhong Mengual, « Apprendre à voir. Le point de vue du vivant ». Actes Sud, 2021. Elle y décrit la façon dont les plantes communiquent, par modification successive de leur morphologie, génération après génération, en réponse à l’évolution de leur environnement et des autres espèces vivantes. Respecter leur altérité commanderait de s’abstenir de projeter sur elles des émotions et des pensées humaines, ce que nous avons fait ici, à regret. Les plantes peuvent également communiquer au moyen d’émissions chimiques, voire radioélectriques, comme évoqué par différents auteurs. Mais elles n’emploient pas de vocabulaire humain. C’est à nous d’apprendre à communiquer avec elles, en développant notre réceptivité, notre sens de l’écoute et de l’observation.

Le Génie du lac


(suite du Génie de la Montagne » et « les trois génies »)

Le Mont Blanc semblait flotter, détaché, au-dessus de la ligne des sapins dont le séparait une zone floue, articulée dans des dégradés de bleu et de blanc.

Décontenancé par son attitude, je me suis tourné vers l’esprit du lac.

  • Génie du Lac, je suis venu te dire que je m’en vais.

… silence.

Du lac émanait une odeur fraîche, légèrement tourbeuse. Le vent soulevait des frises d’écume courant sur la surface agitée, bosselée de petites vagues.

  • Et toi, n’as-tu rien à me dire, aucun conseil à me donner ? Cette année n’est pas comme les autres, le pays se dessèche, les forêts brûlent, il y a la guerre à nos portes, le monde est en crise et nos amis sont découragés, tétanisés. Je vais avoir besoin de courage, de discernement, de persévérance.
  • En effet

La voix me parvient des profondeurs du lac, froide et comme ralentie.

… Silence

  • Merci, alors
  • De quoi me remercies-tu ?
  • De ta présence calme et tranquille, de ta fraîcheur, de l’espace ouvert que tu nous offres, et qui ne dresse aucun obstacle au regard entre la montagne et nous.
  • Autre chose ?
  • Je te remercie d’être ce miroir bienveillant, qui nous accueille et ne juge pas. Cette année, je l’ai reçu comme une forme d’amitié.
  • Je m’en réjouis. Y a-t-il encore autre chose qui soit différent cette année ?
  • La confiance que je ressens, lorsque je me pose calmement sur tes rives.
  • As-tu besoin d’autre chose encore ?
  • Non, je te remercie.

C’est alors que je me suis souvenu de l’abeille.

Le Génie de la Montagne


Avant de partir, je suis allé voir le Génie de la Montagne.

Sur la rive opposée du lac, lointain, ses massives épaules émergeant d’un manteau de nuages meringués, son sommet teinté de rose par le soleil couchant, le Mont Blanc reposait dans sa majesté de sommet de l’Europe, puissamment ancré dans son socle géologique, impérial, jupitérien, presque intimidant s’il n’avait été voilé d’une mince pellicule atmosphérique.

Un long moment, je suis resté en silence, attendant qu’il me dise quelque chose, qu’il me donne un conseil, un signe d’encouragement.

Au bout d’un moment, comme rien ne venait, je me suis tourné vers lui et je lui ai dit, avec ma voix intérieure :

  • Génie de la Montagne, je m’en vais, je rentre chez moi.

La réponse est venue, sous la forme d’une vibration lente, caverneuse, alourdie par son passage à travers d’innombrables couches sédimentaires ne laissant passer que les mots essentiels :

  • je sais
  • C’est tout ce que tu as à me dire?
  • Qu’est-ce que tu attends de moi?
  • Comment repars-tu?
  • Je me sens… revigoré, propre
  • Alors c’est bien

Puis le Génie retomba dans un silence buté, minéral, hypothermique, pour les deux ou trois prochains millions d’années.

Décontenancé, je me tournai vers le Génie du Lac. (à suivre)

Méditation ciel bleu


L’avion traverse un grand coin de ciel bleu

Paix, gratitude, ancrage,

Et, sur mon nez, la mouche

Pas d’autre refuge


Rechercher la fraîcheur

Sur le sentier de crête où les pierres glissent

Danger, l’à-pic est vertigineux d’un côté

Comme de l’autre

Mais comment ne pas regarder le ciel si pur au-dessus de nos têtes?

Les pieds sûrs, l’oeil émerveillé,reliés par le fil d’une présence extrême

Admirer la splendeur des glaciers ruisselants, s’en désoler

Tenir son équilibre

Ecouter la montagne autour, maître d’apprentissage

Sa résonance en nous,

Merveille

Et Pas d’autre refuge

La petite fille l’abeille et le Mont Blanc


  • L’abeille

Ce matin, sur la pelouse, j’ai marché sur une abeille.

Son dard planté dans mon pied m’a rappelé qu’elle aussi était chez elle, au bord de ce lac où vont nager les humains.

J’ai ressenti une douleur vive mais temporaire.

Elle en est morte. Je tenterai de m’en souvenir.

  • La petite fille sur la pelouse

Elle aussi s’est fait piquer par une abeille.

Elle pleure, hurle. Sa mère tente de la calmer, sort son extracteur de venin.

Quel souvenir en gardera t-elle ? Haïra t’elle la petite butineuse ?

La scène se répète plusieurs fois au bord du lac.

  • Le Mont Blanc

De l’autre côté du lac, le géant cerné de nuages demeure, impassible

Nos petites aventures se déroulent à ses pieds majestueux

Mais il souffre lui aussi de la chaleur, sa couronne de neige fond.

A quoi ressemblons-nous, vus de l’autre rive ?

le Mont Blanc vu de Nyons

Mon ptit coeur qui fait boum!


Le Génie du coeur chantait sous sa douche

Boum, boum, mon p’tit coeur qui fait boum!

Le génie du dentrifrice, habitué à jouer les cacous dans la salle de bains, persifla :

  • on est de belle humeur aujourd’hui. T’as gagné au loto ou quoi?
  • Presque! On m’a réparé, je suis de nouveau bon pour le service. Du coup je sors aujourd’hui
  • Par cette chaleur? Tu vas déguster des cacahuètes
  • Cache ta joie! Ca fait plaisir, cet élan de solidarité, rétorqua le Génie du coeur agacé
  • Ben t’as pas vu la météo?
  • Pour moi c’est beau fixe
  • Ouais ben pour être fixé tu vas l’être, surtout sur le thermomètre
  • Dis-donc le bi-fluoré tu vas pas me gâcher mon plaisir. Si j’ai envie de chanter, je chante, et ca pourrait même bien faire un tube! Mais c’est vrai que les tubes tu t’y connais, toi, le dentifrice!
  • Ouais ben en fait de boum ca va surtout faire pschitt! Désolé de te décevoir mais le Stade de France c’est pas pour demain.
  • Vous avez bientôt fini de vous crêper les molécules ? Intervint l’humain. Allez hop le dentifrice, dans la trousse, on part en voyage. Et toi le coeur, tu ne t’emballes pas s’il te plaît
  • On va où? S’écrièrent les deux Génies à l’unisson
  • A Paris! Ce soir je vous emmène voir le Pont Neuf
  • Le Pont Neuf? Avec la Seine, les lumières et tout?
  • Si señor!
  • On pourra manger des glaces et faire des selfies?
  • Si vous faites la paix
  • Deal!
  • Check!
  • Ok!

Une demi-heure plus tard, dans le métro, les voyageurs pouvaient entendre une drôle de voix qui semblait provenir d’un sac de voyage. Légèrement fluorée, elle chantait

Boum! Boum! sur un rythme binaire.

L’atmosphère était légère. Les gens souriaient, heureux d’être là. Ils se félicitaient d’avoir choisi Paris pour commencer leurs vacances, malgré la canicule.

Rue Dauphine, l’humain s’arrêta pour contempler un pochoir représentant Catherine Deneuve auréolée de sa magnifique chevelure. La ville savait rendre hommage à ses idoles, jusque dans les endroits les plus inattendus.

Des bateaux-mouches bondés de touristes surexcités glissaient sous le Pont Neuf, en direction de Notre-Dame. Leur sillage se refermait sur des reflets roses, orangés, violets, indigo. La magie opérait de nouveau. Quai des Orfèvres, une famille de brésiliens se prenait en photo, puis repartait dans l’air tiédissant, en dansant et chantant

Boum! Boum!

Paris Pont Neuf

Le maillot Jaune (alchimie de la soif)


A la fin de l’été, résurgence au flanc de la montagne : une eau fraîche, longuement filtrée, jaillit d’entre les couches minérales.
Matière à poésie, qui deviendra torrent, ruisseau calme ou puissante rivière.

En attendant, supportons la soif! La soif grésillante, aride, impérieuse! La soif qui creuse les corps, impose un silence minéral. La soif-montagne, immensément dressée devant nous, verticale comme un appel, un col à grimper. Misère de l’Exploit désiré! Amer Maillot. Vertige et solitude.

La soif est le véritable lit de toutes les rivières. Elle nous trouve debout, transpirants, déterminés. Elle nous redresse, nous essore, nous calcine. Elle ne laisse rien de tendre en nous, que la tension.

C’est un travail pénible et nécessaire.
Une errance aux confins du désespoir.
Un risque à prendre. Un contrat durement négocié.

C’est le prix de la fraîcheur, prophétique, impitoyable, un métal martelé sans fin jusqu’à ce que résonne, dans l’atelier du forgeron, le son juste et précis d’une lame.

Notre dernière épreuve sera de la nommer.

dylan Groenwegen crédit Razvanphoto

Ancrage élévation (guérir avec Matisse)


Double mouvement : faire corps avec la trame vivante, matérielle, du monde;

Aspirer à des états de vie, de perception, de vibration plus nobles et plus lumineux que l’existant, ne pas s’en contenter.

Si j’ai tellement recherché l’ancrage, c’est que le danger qui me guettait était de perdre tout contact avec le sol, le terreau, le terroir. Je me suis longtemps nourri de concepts et d’information pure, captivé par d’étincelantes constructions intellectuelles comme celles d’Edgar Morin, introducteur en France de la systémique et de la complexité.

Pour guérir de la séparation, j’ai d’abord recherché l’immersion dans le monde, le sentiment océanique. J’ai cessé de fumer pour retrouver l’immense richesse des sensations olfactives. J’ai fait transpirer mon corps, renforcé mon coeur, redressé mon dos pour mieux respirer. Nager fut un délice. Palmant parmi les poissons et les coraux des Philippines, j’ai connu la fluidité parfaite, appris à régler ma flottaison pour évoluer sans effort, au plus près des fonds sablonneux, sans abîmer d’un geste maladroit les trésors vivants qui m’entouraient. J’évitais de troubler la limpidité des eaux d’une palme un peu lourde ou, produisant des bulles en excès, d’effaroucher les poissons clowns et les rougets endémiques. La discipline exigée du plongeur, la coordination et la sobriété des mouvements, la conscience de soi et de son impact sur l’entourage immédiat ouvraient l’entrée du pays des merveilles.

Nouveau terrien, j’ai cherché dans l’action des sensations fortes, et je les ai trouvées.

Mais le besoin d’élévation demeure. Le besoin de finesse, de légèreté, de respiration dans la singularité assumée. Le désir de toucher de plus beaux visages, du bout des doigts.

Suivre des yeux, fasciné, le mouvement ascendant du pygargue, porté par les courants aériens plus haut que les nuages, vers la partie la plus lumineuse du ciel au-dessus des Alpes.

Ancrage, élévation. S’émerveiller du travail évolutif à l’oeuvre dans la transformation des plantes, sur des millions de générations, jusqu’à se hisser à la hauteur du désir de l’oiseau pollinisateur pour danser avec lui. Pétales, corolles, étamines, couleurs et formes affinent sans cesse ce langage d’un raffinement inouï que l’on peut apprécier dans l’humble véronique de perse ou le myosotis.

Vibrer avec l’élan de l’amoureux, transporté vers celle qui se laissera peut-être, ou non, convaincre de l’aimer à son tour, sur une scène de théâtre ou dans la vie. Pleurer lorsqu’elle le quitte et lorsqu’ils se retrouvent.

Cultiver le courage de rejeter la haine, la colère et toutes les passions tristes. Sculpter en soi l’espace de l’Autre.

Ancrage, élévation : ces deux élans se tressent en une spirale de vie, plus intense et plus belle.

Rechercher consciemment la beauté.

Aimer, avec Matisse, une version plus subtile de la présence au monde, allégée jusqu’à la couleur pure, en apparence immatérielle, dansante et joyeuse. Epouser cette joie, dans la ferveur et l’oubli de soi. Dans la reconnexion à soi. Se confronter à l’oeuvre rugueuse d’un Georg Baselitz, paroi verticale obligeant le regard à prendre son élan tel un skate face au mur de béton. Se laisser emporter, vers le haut, vers le vide, oser, lâcher prise.

S’élever, donc, mais vers quoi?

Question mal posée. Le pygargue épousant les courants ascendants ne cherche pas à se rapprocher du soleil. Il prend de la hauteur pour étendre son champ d’action. L’artisan, le musicien, le chirurgien qui passent une vie à perfectionner leur geste, l’actrice assouplissant sa voix, aiguisant son sens de l’observation pour mieux incarner ses personnages, l’humoriste améliorant son spectacle soir après soir : tous recherchent, et pratiquent, une forme d’élévation. C’est en eux le mouvement de la vie cherchant à donner le meilleur d’elle-même.

Seul avec Cézanne


Hier matin, presque par hasard, je me suis retrouvé seul face aux magnifiques Cézanne de la collection Morozov, exposée à la Fondation Louis Vuitton.

Epuisé par une longue séquence de travail et par une douloureuse fêlure au bras qui tarde à guérir, je m’étais octroyé ce moment de répit – par crainte aussi d’un nouveau confinement qui m’eût privé de voir cet ensemble extraordinaire avant qu’il ne reparte pour Moscou.

Me voici donc dans une salle dédiée aux paysages. Il n’y a pas grand monde, hormis deux parisiens blasés qui se plaignent d’une vue du Jas de bouffant, par Cézanne. Ils lui reprochent une certaine froideur, qu’ils attribuent à l’absence de personnages humains. Je ne peux m’empêcher de maudire intérieurement cette espèce humaine et son impérieux besoin d’envahir le moindre espace, jusqu’aux toiles de Cézanne, réservant mes imprécations pour la sous-espèce la plus stupide, la plus arrogante et la plus invasive, l’homo parisiensis, à laquelle j’ai le malheureux privilège d’appartenir. Que n’ai-je pris la précaution d’emporter mes boules quiès ! Elles m’eussent préservé de ces babillages irritants, même proférés à voix basse. J’en suis là de ces réflexions, lorsque mon œil est irrésistiblement attiré vers la toile suivante. Avant même de l’avoir véritablement vue, quelque chose en moi tressaille.

Je connais ce signal : il me prévient qu’une expérience toute particulière m’attend, et m’invite à me préparer en faisant le vide en moi pour l’accueillir dignement, avec tous les égards dus à quelque chose d’exceptionnel, qui me comblera bientôt d’une émotion rare, délicieuse, transformant tout mon être en une version de lui-même plus subtile, plus légère et joyeuse. Grâce à mon maître Proust, sensei occidental, je sais qu’il me sera donné, dans quelques instants, d’entrer en communication directe avec l’intention de l’artiste, de percevoir sa communion avec le motif, avec ce qui aura filtré de son travail, goutte à goutte, n’en conservant que l’essentiel. Et je sais aussi que cette émotion pure me reliera à la longue lignée de tous ses prédécesseurs, célébrant la beauté dans l’application de leurs gestes et dans l’affinement de leur perception, mais aussi dans les regards éduqués, de génération en génération, par tous les admirateurs qui ont su transmettre le goût, la capacité à recevoir, à s’émerveiller, jusqu’aux hommes et aux femmes qui ont rendu possible cette exposition et nous permettent aujourd’hui  d’entrer en résonnance avec l’une des plus belles expressions qui soient de la vie et de son mouvement.

D’un point de vue neurologique, je sais que mon œil a capté quelque chose, l’a transmis au cerveau, et que l’information, travaillée dans les replis de ma mémoire, s’est combinée avec d’anciennes émotions ravivées chaque fois qu’il m’a été donné de contempler certaines œuvres d‘art, d’entendre certaines musiques. D’un point de vue cognitif, me revient l’image de Bergotte, le petit pan de mur jaune, les pommes de terre mal digérées, je fais un pas en arrière pour laisser passer les parisiens blasés tout en savourant les images qui remontent à ma mémoire. Je sais ce qu’il faut faire, cela fait des décennies que je m’entraîne. Et j’ai tout mon temps. Je me sens stable émotionnellement, tandis que défilent en moi les images de ces livres d’art offerts par mes parents à cet âge où se forment nos capacités perceptives et notre imagination : Ver Meer, les peintres de Montparnasse, Modigliani, les primitifs Flamands. Grâce à cette éducation précoce, j’ai appris à distinguer les rapports de forme et de couleur justes, à scruter les détails, à suivre le pli d’une nappe se poursuivant en perspective oblique et sinueuse jusqu’au pied coudé d’un guéridon, remontant dans un coin le long d’un plinthe de bois sombre,  sur laquelle se détache hardiment la forme géométrique d’un pot de porcelaine tendu, par son bec, vers l’extérieur de la composition à laquelle le relient les couleurs des fruits et des branches, dans une harmonie d’orangés, de verts et de blancs cassés, le tout fusionnant pour créer une impression de calme désordre exhalant une odeur de poire mûrissante, de pommes sûres et de thé russe à la bergamote. Comment tout cela tient-il, sur cette nappe oblique semblant glisser vers le spectateur dans un mouvement que rien ne semble pouvoir arrêter, jusqu’à l’inévitable catastrophe ? Est-ce le bois de la table qui, par ses tonalités neutres et tactiles, nous rassure inconsciemment ? Ou l’agencement, parmi les replis de la nappe, des fruits et des objets, dont l’équilibre paraît s’établir indépendamment des lois de la pesanteur ? Ne serait-ce pas le guéridon dont on entrevoit juste le pied, tout en haut à droite, qui retient l’élan fou des choses emportées par le flux de la vie, tel un conducteur de char guidant ses chevaux au bout de rênes déployées en éventail, à la fois tendues et flottantes, marquées par les lignes rouges brodées de la nappe ? Et n’est-ce pas le visage grimaçant du conducteur de char que l’on aperçoit, entre les pieds du guéridon, dont il semble coiffé ? Folie ! Méfions-nous des natures mortes, elles sont grosses de tempêtes et Cézanne le savait, qui sut si bien marier les formes précises, rassurantes, de Chardin, avec la fureur de son siècle envahissant, non filtrée, la conscience du pauvre Van Gogh.

Mais cela, c’est ce qui m’attend à l’étage supérieur, dans une toute petite salle où je pourrai contempler, quasiment seul, deux des plus belles natures mortes jamais peintes par Cézanne.

Pour l’instant, donc, je retiens mon œil tenté de filer vers sa droite, prenant le temps d’éliminer tout ce qui ne relève pas en moi d’un immense sentiment de gratitude. J’accepte d’avance l’irrégularité des lignes et tout ce qui viendra bousculer en moi le besoin d’ordre et de paix, tandis que la douleur lancinante, revenue dans mon bras et dans mon poignet, me rappelle que les sensations de mon corps seront les premières à accueillir ce qui frémit, tout près, et à devoir le contenir.

Alors, je me tourne vers la Sainte Victoire – car c’est elle, bien sûr, qui m’attendait, majestueusement exposée sur son pan de mur, et je commence l’ascension de ses flancs, plan par plan, attiré par la résonance magnétique extraordinairement puissante qui s’amplifie, émanant à la fois de l’image vue dans son ensemble, et de chaque détail qui la renforce et la précise.

C’est tout d’abord un petit chemin de terre jaune, sec, vibrant, qui bientôt s’enfonce à l’ombre d’un arbre étonnant, au feuillage ramassé en une boule de forme inquiétante, comme le gardien d’un seuil que l’on franchirait à ses risques et périls.  La zone intermédiaire, où disparaît le sentier, alterne des verts et des jaunes brossés sans ménagement, espace que l’on imagine crissant de cigales. Une maison dans les mêmes couleurs, posée de travers en surplomb sur la gauche, signale la fin de la zone habitée par les humains. Juste dernière le bâtiment cerné de traits noirs commence la zone proprement minérale, architecturée d’à-plats gris et mauves. Plus de sentier. L’œil contourne une arête vive, repère un petit point vert signalant un passage possible et poursuit, de là, son ascension. S’il parvient au sommet de l’arête, à peu près aux deux tiers de la toile, il peut alors prendre son élan et, comme un randonneur renversant le cou en arrière pour tenter d’apercevoir le sommet, il peut prendre la mesure de ce qui jaillit à la verticale face à lui : la paroi monstrueuse, raide, sans compromis, du massif de la Sainte Baume, rattachant la chaîne pyrénéo-provençale à celle des Alpes occidentales en un surgissement tectonique déferlant à travers les âges, depuis le temps des dinosaures jusqu’à nous.

Et de cela, Cézanne, debout face à son chevalet, les yeux plissés sous son large chapeau de paille, est le témoin. Mais aussi le passeur, humble et magnifique. L’invisible humain dans la toile, c’est lui. Et grâce à lui, c’est nous.

Comme la montagne emprisonnant dans sa forme ramassée le chaos des forces telluriques, déchirant le ciel stupéfait dans lequel elle semble projeter des giclées de lave invisible, le tableau contient toute la folie de la vie, les hasards de l’évolution, le travail des millions d’années, l’impérieuse nécessité de stabiliser, même provisoirement, quelque chose que  l’on puisse nommer, et pour cela, pour l’infinie persévérance avec laquelle, pendant des décennies, il n’a cessé de reprendre son travail et de perfectionner son talent, tel un maître en arts martiaux japonais, pour sa capacité à nous transmettre cette lumière sans qu’elle nous brûle, à rendre perceptibles ces forces sans qu’elles nous déchirent, pour sa solitude consentie face au roc, pour ce chemin qu’il trace et nous propose, pour son infinie générosité, pour son acharnement, pour ce bonheur d’apprendre à voir et à sentir, offrons-lui en retour le présent de notre infinie gratitude.

Joyeux noël.

https://www.morozovcollection.com/index.php/cezanne-2/
Montagne Sainte Victoire (1896)
Acheté chez Vollard en 1907
Huile sur toile 78,5 x 98,5 cm
Musée de l’Hermitage

Le cadeau de Cézanne


Mars 2023, Tate Modern.

Cela fait dix minutes que je stationne, immobile, devant l’une des Sainte Victoire de l’exposition Cézanne à la Tate Modern, et je pleure. Comme d’habitude, mon œil a cherché le point d’entrée dans le tableau. Sur la gauche, au premier plan, le tronc d’un pin dresse un axe vertical aux contours nets, d’un gris-blanc froid contrastant avec les tons verts et jaunes du paysage. Il n’en faut pas plus pour créer une séparation nette entre le spectateur et l’espace montant d’étage en étage jusqu’aux pieds de l’immense montagne mauve, écrasant de sa masse les minuscules habitations, les ponts, les routes, univers de lego façonné par d’invisibles humains.

La majestueuse nudité du roc, traité sans aucun détail, occupe tout le fond du tableau.

Vibrante, la montagne attire l’œil qui ne trouve rien à quoi s’accrocher, retombe jusqu’au saillant d’un bâtiment jaune flanqué d’un bouquet de cyprès presque noirs, et redescend piteusement le long d’une route oblique vers un arbre brossé à grands traits, tout en bas sur la droite.

C’est de là qu’il faut repartir, avec l’humilité d’un pèlerin fourbu, conscient que la route sera dure et le soleil féroce.

Clairement, nous sommes devant un paysage spirituel, tenant des Repos pendant la fuite en Egypte autant que des Vues du Mont Fuji gravées par Hokusai, dans lesquelles un minuscule personnage gravit péniblement une côte escarpée.

La composition est parfaite, mais que de labeur il a fallu à Cézanne pour en arriver là !

Au départ de la carrière de Cézanne, il y a la violence. La dénonciation de la violence, mais aussi la tentation de la violence. Sociale, sexuelle. Et plus tard, cosmique. Les pulsions, les forces, les tensions, l’oppression : ça tire et ça tangue de tous côtés. Lucide, il perçoit ce que l’académisme et le romantisme évitaient de montrer. Sa virilité solaire le détache des conventions mythologiques ou des joliesses bourgeoises : il veut se confronter au monde réel. Le voici en rupture : il ne sera pas complice de ces diversions. Les débuts tâtonnants, maladroits, empâtés, témoignent de cette lutte entre l’impulsion vitale du jeune Cézanne et l’univers des formes convenues, qu’il admire dans les musées, qu’il copie, sans les reproduire. C’est comme s’il les vidait de leurs intentions, pour les reconstruire autrement. Mais qu’est-ce que le monde réel ? Ce que l’on voit ? Seulement ? Et d’ailleurs, que voit-on ? Des formes ? Des couleurs ? Des êtres ? Des relations ? A peine se pose-t-il devant un compotier que celui-ci se dérobe. Bientôt, la physique quantique remettra en cause l’idée même de matière perçue comme quelque chose de fixe et de certain. L’unité du réel est brisée, il n’en subsiste qu’une immense interrogation devant laquelle Cézanne se tiendra courageusement jusqu’à son dernier jour.

Alors, puisque le monde explose, il peindra l’explosion. Mais une autre force est à l’œuvre, assez puissante pour maintenir en relation des objets qu’éloigne les uns des autres une irrémédiable entropie. Quelle est cette autre force, ignorée de la science mais connue des artistes ? Pulsion de vie, qui nourrira les pensées de Bergson et Teilhard de Chardin, contemporains de Matisse et de Picasso. Pour l’instant, il cherche, méthodiquement.

Le tableau se transforme en ring. Equilibre instable, en constante négociation, comme cette bouteille penchée vers l’arrière, déséquilibrée mais ne tombant pas, et ces petits pains blonds dont la légèreté semble à elle seule défier les lois de la gravité. Posé de travers sur la table, un torchon blanc strié de lignes roses semble avancer vers le spectateur ses pommes prises dans l’inexorable mouvement d’un tapis roulant déversant son lot de valises multicolores. Et pourtant, ça tient. Ça tient même remarquablement bien, grâce à l’équilibre des couleurs. Le jaune citron, l’orangé des pêches, le vert acide des pommes se répartissent rigoureusement dans l’espace. Au milieu de cette joyeuse orgie vitaminée trône la bouteille de verre dont on croit sentir la froideur lisse, raide, vaguement hostile. Un contrepoint nécessaire pour maintenir la tension dans le tableau, mais surtout pour ouvrir l’espace des interrogations. Habitués aux natures mortes du prodigieux Chardin, aux harmonies plus calmes, les contemporains du provençal mal dégrossi durent trouver insignifiantes, scandaleuses, maladroites, ces compositions. Comment auraient-ils pu déceler ce qu’il y a d’implacable, de tragique dans la géométrie ? C’est qu’il en faut, du temps et du travail, pour réussir à changer le regard de toute une génération sur ce qu’elle considère de plus banal. Pour la bonne société, si férue d’ordre et de bon goût, Cézanne fut tout d’abord le peintre d’un peu ragoûtant chaos.

Mais il persiste. Il s’accroche et reprend, encore et encore, sous tous les angles et variant les techniques, son motif.

Le motif : on dirait aujourd’hui son mantra. Il le pétrit comme un boulanger sa pâte, le rumine, le déconstruit pour en retrouver la saveur et la fraîcheur. Sa technique s’affine, il diversifie ses couleurs, met au point son coup de pinceau en oblique dans lequel se fondent peu à peu compotiers, pommes, et même un verre dont il ne reste plus que le contour, l’épure. Parti du réel saisi dans sa matérialité la plus concrète, il ne lui tourne pas le dos comme les romantiques mais le concentre, en extrait la quintessence, à travers laquelle transparaît le vertige des choses projetées à toute vitesse dans un univers en expansion. Car si plus rien n’est stable, alors, tout est relation. Relations les proportions, les distances, les rapports de couleurs. Plus tard, le corps des baigneurs et des baigneuses, dégagés de tout érotisme, avec la nature.

En bon chef opérateur, Cézanne réussit à stabiliser l’image et la vie apparaît.

La vie, oui, la vie, la vraie vie, celle qui dilate le cœur, celle qui nous fait souffrir, qui nous déchire, et c’est pour ça qu’on l’aime aujourd’hui Cézanne, d’un amour fou, parce qu’il nous sauve de l’insignifiance policée, cyniquement désespérante.

Au cours des décennies suivantes il conquiert la virtuosité, longuement, péniblement. Puis avec une sorte de jubilation maîtrisée. Il se plaint : « la réalisation de mes sensations m’est toujours très pénible, je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens. Je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature ».

Mais il se tient droit devant le chaos du monde matériel, avec une capacité unique à capter les sensations sans perdre de vue son idée, le « motif intérieur » : cosa mentale. Chaque tableau met en scène un naufrage, une faille, une interrogation, en même temps qu’une posture infiniment digne.

A travers lui, peignant comme d’autres marchent, la matière animée prend peu à peu conscience d’elle-même. L’esprit s’extrait, se façonne, s’affine. Contemporain de Darwin, précurseur de Teilhard de Chardin, il se fait témoin du cheminement de la Vie. La route est dure et le soleil féroce, telle est la voie.

Dans une autre version, datée de 1895 (collection Phillips), il y a comme une invitation au bonheur dans la manière placide, presque animale, dont la Sainte Victoire s’insère entre le bleu dur du ciel et l’ocre-jaune des rochers, avec la tranquillité d’une vache sacrée ruminant dans sa prairie cosmique.

Le bonheur, vraiment ? On n’est plus dans le monde insouciant des impressionnistes. Mais un apaisement libérateur, une relation plus harmonieuse avec l’univers deviennent possibles, après le chaos des natures mortes et la lutte avec la matière.

Cézanne nous fait un cadeau magnifique, d’une générosité folle : la paix qu’il ne trouve pas pour lui-même, il nous l’offre. Il nous ouvre un chemin d’accès vers l’intérieur de l’espace, avec la possibilité non pas d’admirer, mais de devenir la Sainte Victoire, immergés au cœur du paysage. Présence paisible et rayonnante, ancrée, souveraine et singulière.

Dans une expérience hypnotique, le paysage nous reçoit, nous accueille, et si nous y sommes prêts nous permet de goûter une meilleure version de nous-même, plus fraîche, plus vivante, plus forte et plus courageuse.

Dans cet espace-là, tout est possible : nous pouvons être qui nous voulons.

Le paysage recomposé, transfiguré dans l’harmonie des couleurs, devient le lieu d’une expérience spirituelle par laquelle nous entrons en résonance avec le vibrato de l’univers, selon la formule d’Hartmut Rosa.

Et cette résonance nous rend toute notre grandeur. C’est une joie immense, qui mérite notre plus profonde gratitude.

Mais attention ! Plus que dans tout autre, il faut entrer dans un tableau de Cézanne en état de propreté. Car l’effet d’amplification produit par le jeu des formes et des couleurs entre en résonance avec nos états émotionnels. Gare à qui viendrait en état de tristesse ou de colère : le tableau vous le rendra au sextuple !

Si, en revanche, témoignant pour la proposition du même respect que des Japonais se déchaussant avant de pénétrer dans un lieu privé, nous prenons soin de faire le vide en nous, ou de poser une intention amicale, elle nous sera rendue magnifiée, pleine et riche : l’émerveillement sera au rendez-vous.

C’est notre part de responsabilité. Le spectateur devient cocréateur d’une expérience sensorielle, émotionnelle et spirituelle inédite, profondément transformatrice. Au-delà de la modernité et du post-modernisme, il y a là un avant-goût de la méta-modernité, oscillant entre une interrogation irrésolue et la possibilité d’un émerveillement authentique.

Au sortir de l’exposition, dans la librairie, je repère une carte postale représentant l’autoportrait de 1875, sur fond rose. L’artiste nous regarde en coin, d’un œil interrogateur et malicieux, comme un vieux sorcier par mécontent du tour qu’il s’apprête à nous jouer. Sacré bonhomme !

La joie de l’aigle (fin)


Il faut imaginer un aigle joyeux.

Dans son livre la Vie secrète des animaux, Peter Wohlleben (auteur du best-seller la Vie secrète des arbres) montre, exemples à l’appui, combien les animaux sont capables d’éprouver des émotions, et donc pourquoi pas de la joie ? Il évoque une célèbre vidéo, visionnée des millions de fois, dans laquelle un corbeau s’empare d’un petit emballage en carton qu’il positionne au sommet d’un toit avant d’en dévaler la pente sur cette luge improvisée. https://m.gamaniak.com/video/corbeau-luge

Aucune motivation purement utilitaire, telle que se nourrir ou se reproduire, ne peut expliquer un tel comportement. Seul le plaisir, l’amusement gratuit, peut justifier l’action du corbeau, répétée plusieurs fois, tout comme un enfant qui reprend sa luge et la ramène tout en haut de la colline pour pouvoir la redescendre à toute vitesse.

Nous ne savons pas ce qui se passe dans la tête du corbeau, mais nous pouvons nous rappeler combien, enfants, nous aimions la sensation de vertige que procure la vitesse. Cette intensité. recherchée des skieurs et des surfeurs, des motards et des parachutistes, ainsi que de tous les sportifs qui s’adonnent à un effort prolongé, les amène à un état de conscience modifiée proche de ce que l’on peut vivre sous hypnose.

Il y a du plaisir dans cet abandon à quelque chose qui nous entraîne, et nous procure le sentiment de vivre plus fort. Ne prenons pas ces émotions pour un pur divertissement, car elles nous entraînent à nous dépasser, à surmonter nos appréhensions, à dénouer les croyances qui nous entravaient, dans notre ancien moi.

Les émotions positives ou négatives constituent de puissants leviers d’apprentissage, et si nous voulons apprendre quelque chose des aigles, acquérir un peu de leurs capacités symboliques ou réelles, nous ferions bien de nous intéresser à ce qui les rend joyeux.

Ce sont peut-être des sensations, comme l’air tiède des courants porteurs sous leurs ailes, ou l’élargissement infini du paysage au fur et à mesure qu’ils s’élèvent.

Pensons avec empathie au petit aiglon, lorsqu’il se tient au bord du vide, effrayé, tandis que ses ailes encore couvertes d’un duvet juvénile commencent à frémir dans un mouvement à peine perceptible. Il va s’entraîner, renforcer ses muscles et ses poumons, sentir chacune des fibres de son corps, éprouver leur puissance croissante, jusqu’au jour où le désir de voler sera si grand qu’il pourra s’élancer, libre enfin de savourer la joie de parcourir les grands espaces du ciel.

Apprendre à jouer avec nos peurs, avec nos désirs, nous entraîner à monter et descendre dans la spirale émotionnelle : telle est pour nous la voie de l’évolution libre et consciente, la clé de l’émergence et de la reconfiguration d’un moi nouveau. Aucun raisonnement, si bien construit soit-il, ne nous emmènera dans le nouveau monde, dans la nouvelle vie à laquelle nous aspirons. La joie de l’aigle et la luge du corbeau nous rappellent que les émotions sont pour cela le meilleur des véhicules.

La voie de l’aigle (suite)


La voie de l’aigle, bien sûr, c’est aussi celle du courage. Mais qu’est-ce que le courage dans le monde compliqué, brutal, imprévisible où nous vivons ?

Paradoxe : et si le courage commençait par une forme d’humilité ? L’aigle ne s’élève pas contre les courants ascendants : il les trouve, et s’élève avec eux. L’humilité face au réel, lorsqu’elle se combine avec une farouche détermination à tenir son cap, assure le succès dans l’économie d’énergie. Les ingénieurs appellent cela l’efficience, on pourrait aussi parler de capacité à s’adapter, de débrouillardise. Tous ces mots me plaisent bien. Ils montrent la diversité des stratégies que nous inventons pour survivre et rebondir face à l’adversité.

Car l’adversité fait partie du programme. C’est ce que l’on nous répète avec une décourageante régularité, comme s’il n’y avait pas de mérite à réussir sans effort. L’aigle, pourtant, n’a pas la folie de voler contre le vent. Il s’appuie au contraire sur lui, s’en fait un allié. Et je crois même qu’il joue, qu’il danse avec le vent. Je crois qu’il éprouve du plaisir à tournoyer, là-haut, dans les courants, et qui sait s’il ne lui arrive pas même parfois de rire, là-haut, tout là-haut dans les cimes.

Sa voie d’excellence est dans sa virtuosité à capter les spirales ascendantes, à saisir et interpréter les moindres signaux de l’atmosphère, puis à régler sa trajectoire dans l’espace du possible.

Mais où est le courage dans tout cela, me demanderez-vous ? L’aigle ne fait-il pas qu’appliquer des tactiques de survie pour se nourrir ? Et s’adapter face à l’aspérité du réel, n’est-ce pas ce que nous faisons tous les jours ? Où est l’exploit ?

Bien malin qui saurait répondre à la place des aigles mais pour nous, les humains, la virtuosité ne saurait suffire. Elle doit être accompagnée d’une solide éthique, ancrée dans des principes transparents, évolutive et pratique.

Ce qui distingue le courage du simple instinct de survie, c’est qu’il s’appuie sur des valeurs. Comme l’aigle, nous avons besoin de trouver et tenir notre cap, et les valeurs sont nos courants porteurs. Altruisme ou loyauté, sens du devoir ou passion pour la beauté, la justice, la liberté : c’est dans ces concepts en apparence abstraits que nous puisons l’énergie de nous dépasser, de prendre des risques ou tout simplement de chercher à nous améliorer, jour après jour.

Ethique et virtuosité : que l’une des deux vienne à manquer, c’est le crash. L’alliance des deux constitue la voie de l’aigle, animée par une éthique d’apprentissage. (à suivre).

Troisième et dernière partie :

Et si nous étions amenés à changer régulièrement de système de valeurs? Cela ferait-il de nous des girouettes, des alliés peu fiables, inconsistants, ou des êtres évolutifs, capables de nous adapter aux changements qui se produisent dans nos conditions d’existence ? Sommes-nous portés par des motivations identiques à vingt, quarante ou soixante ans ? En début et en fin de carrière, lorsque nous avons fait nos preuves et que nous aspirons à laisser une trace pas trop moche de notre passage sur la terre ?

A chaque vol, l’aigle s’améliore, approfondit sa connaissance de son environnement et de ses dynamiques invisibles. Transposé dans notre vie quotidienne, concrètement, cela signifie porter toute notre attention sur les opportunités d’apprentissage, même et surtout lorsque c’est difficile, lorsque cela nous met provisoirement en situation d’échec ou juste lorsque cela prend du temps et consomme de l’énergie.

Echouer fait mal à l’ego, mais c’est la voie. Pour pouvoir nous élever, pour concrétiser nos plus hautes aspirations, nous devons tout d’abord nous alléger. Or c’est du courage qu’il nous faut pour désapprendre, pour nous séparer de nos anciennes croyances, de nos anciennes façons de faire et même de nos peurs devenues, avec l’habitude, enveloppantes et douces comme un vieux pull.

Dans l’article précédent j’évoquais ce mouvement des yeux que nous pouvons faire vers le haut à droite pour nous reconnecter instantanément à nos images inspirantes, (celles qui concrétisent visuellement nos valeurs). A peine les avons-nous trouvées que notre dos se redresse, nous respirons plus librement, avec plus d’amplitude. Notre corps a trouvé ses courants porteurs.

Allier l’éthique et la virtuosité, la vue globale et le détail concret,

C’est la voie, brûlante, exaltante, et parfois risquée que nous montre l’aigle.

La voie de l’aigle


Les aigles ont une vue dix fois plus puissante que la nôtre. Portés par les courants ascendants, ils s’élèvent jusqu’à un point du ciel d’où leur vue peut parcourir un très vaste paysage et repèrent avec une extrême précision la proie cachée dans les herbes avant de plonger sur elle en piqué, toutes serres dehors, à une vitesse fulgurante. Cette capacité leur confère un statut d’animal mythique, fascinant, symbole de noblesse et d’efficacité. Pourrions-nous apprendre d’eux quelque chose d’utile ? Qui ne rêve de pouvoir combiner la puissance et l’agilité, contempler d’un même coup d’œil l’ensemble et le détail, passer en un éclair du sublime au pratique avec une détermination sans faille ?

Les personnes qui viennent me consulter pour un coaching de vie ou professionnel se plaignent souvent de se sentir tiraillées entre leurs aspirations les plus hautes et la nécessité de résoudre quantité de petits problèmes pratiques, techniques ou administratifs. Cela consomme toute leur énergie, sans leur donner beaucoup de satisfaction. Et lorsqu’après de longues heures consacrées à s’acquitter de ces tâches urgentes, elles lèvent enfin les yeux vers le ciel, elles ne se sentent plus le courage ni l’énergie de déployer leurs ailes.

C’est à ce moment-là que nous ressentons tous le besoin d’une carotte.

Une carotte ?

Mais oui, vous savez bien, cette promesse de récompense savoureuse, à la hauteur de nos sacrifices. L’erreur commune est de confondre le résultat : l’accomplissement d’une tâche, avec l’émotion positive qu’elle nous procure. Or c’est l’émotion, plus que la promesse du résultat, qui nous motive. Bien sûr, les deux sont associés. Mais c’est bien la carotte qui fait avancer l’âne. Plus que d’avoir réglé tel ou tel problème administratif, nous nous souviendrons du soulagement et du sentiment de libération ressenti au moment où nous avons cliqué sur « envoyer », expédiant au loin ce mail qu’il nous a tant coûté d’écrire.

Pensons à la fierté que nous ressentirons lorsque nous serons enfin venus à bout de la pile de dossiers à traiter, à la joie qui sera la nôtre lorsque nous recevrons enfin la certification obtenue au prix d’un travail rigoureux.

Cette émotion relie nos besoins à nos aspirations les plus lumineuses, celles qui nourrissent une motivation durable.

Faites une expérience : si vous vous sentez déconnecté de votre aspiration la plus motivante, prenez une grande respiration, reliez-vous à vos besoins profonds, par exemple le besoin d’accomplir quelque chose, un projet qui vous tient à cœur, et concentrez-vous sur les sensations physiques qui naissent en vous tandis que vous vous accordez cette pause. Si cela vous aide vous pouvez poser l’une de vos mains sur votre ventre, au niveau du plexus, ou sur votre diaphragme.

Accueillez ce qui vient, reconnaissez l’émotion, l’élan qui demande à se renforcer, puis levez les yeux en haut, vers la droite.

En hypnose ericksonienne comme en pnl (programmation neuro-linguistique), cette zone correspond à l’espace imaginaire, celui dans lequel nous élaborons des images inédites. Chaque fois que nous regardons dans cette direction, nous activons notre capacité à concevoir des stratégies audacieuses et nous renforçons notre détermination à les mettre en œuvre. Nous retrouvons ainsi la voie de l’aigle, sa capacité à tutoyer les sommets comme à fouiller du regard le fond des vallées.

L’idéal et la discipline se combinent alors pour insuffler durablement de l’énergie dans nos projets, pour articuler l’action et l’émotion, le calcul et l’inspiration. L’œil de l’aigle et ses serres acérées tracent, du ciel à la terre et de la terre au ciel, une voie que nous pouvons choisir d’emprunter.

Cela demande un peu d’entraînement, avec une capacité à s’émerveiller. Et la bonne nouvelle, c’est que ça marche.

de quoi le coeur est-il le centre?


De quoi le cœur est-il le centre ? Organe indispensable et méconnu, DJ discret de nos vies, on ne pense à lui que lorsqu’il change de rythme. Et lui, le cœur, à quoi pense-t-il ?

Plusieurs fois cet été je me suis posé la question. Dans mon lit d’hôpital, en juillet, tandis que j’attendais une opération reportée à cause du Covid puis, après celle-ci, alors que mon corps était relié par des fils colorés à un appareil analysant mon rythme cardiaque et ses écarts, j’ai eu tout le temps d’y réfléchir.

Dans la chambre nue où les sons résonnent, on appelle ses proches, on reçoit des témoignages d’affection, des visites. Tout cela forme un réseau de liens soutenants, chaleureux, dont on apprécie la douceur. C’était réconfortant, rassurant, touchant, mais cela ne satisfaisait pas mon besoin de comprendre et de savoir.

De quoi le cœur est-il le centre ? Autrement dit : qu’est-ce que c’est que vivre ? Où cela commence-t-il ? Jusqu’où s’étend le réseau des relations vivantes qui nous irrigue, et nous régénère en permanence, de la même façon que notre système sanguin transporte l’oxygène vers nos organes vitaux ? Et comment fonctionne-t-il ? Quelles négligences l’affaiblissent ? Qu’’est-ce qui le ranime ?

Au cours de l’été, une succession de rencontres et d’événements m’ont permis d’apporter à ces questions des réponses évolutives, tour à tour abandonnées, reprises et reconfigurées, tandis que la guerre à nos portes, la sécheresse et les incendies transformaient la période des vacances en épreuve indéfiniment prolongée pour tous.

Je devais apprendre à guérir dans un pays qui brûlait, des Landes aux monts d’Arrée en passant par la forêt de Brocéliande.

Les flammes ne consumaient pas seulement des arbres : elles s’attaquaient aux racines mêmes de notre imaginaire, à des lieux constitutifs de notre identité ravagés par la sécheresse, aux êtres vivants qui peuplent ces écosystèmes : oiseaux, petits mammifères, insectes, batraciens. Tous ceux qui n’avaient pas pu fuir, livrés à une mort atroce.

Par sa durée exceptionnelle, la catastrophe avait rompu les cycles régénérateurs dans lesquels nous puisons, tous les ans, de quoi reprendre des forces après une année qui met notre corps et notre mental à rude épreuve. De même que l’organisme fait le plein de vitamine D lorsqu’il s’expose au soleil, nous avons besoin d’activer nos sensations physiques, la vue, le toucher, l’odorat, le goût, pour reconstituer notre capital santé. Or les paysages, ciels, courses en montagne ou nages en mer, fruits savoureux, parfums de garrigue ou de sous-bois, tout ce que nous absorbons d’habitude avec délices était cette année voilé, corrompu, teinté d’un âcre arrière-goût de fumée.

L’insouciance estivale, habituellement marquée par le repos ou des activités favorables aux retrouvailles avec ses proches, avec sa propre vitalité et ce qu’on nomme d’un mot vague « la nature », n’était plus permise. Difficile, dans ces conditions, d’écrire et de publier, au risque d’affaiblir encore plus le moral de nos lecteurs.

C’est tout à la fin de la saison qu’une réponse plus satisfaisante que les autres m’est parvenue, en lisant un texte de Yongey Mingur Rinpoché publié par Mathieu Ricard. Il y évoquait la méditation d’amour altruiste et de compassion, au cours de laquelle nous élargissons notre empathie, depuis les proches et les membres de notre famille jusqu’à de parfaits inconnus, voire même celles ou ceux qui nous ont fait du mal, ou à qui nous en avons fait, jusqu’à inclure l’ensemble du vivant. « Lorsque j’ai commencé à pratiquer la méditation de compassion, mon sentiment d’isolement a commencé à diminuer (…) Je commençais à percevoir le bien-être des autres comme le fondement même de ma paix intérieure » explique le moine bouddhiste.

En lisant ces lignes, j’ai moi-même commencé à ressentir la paix intérieure évoquée, rayonnant depuis le centre de mon corps d’où l’oxygène se diffusait vers chacune de mes cellules, y apportant la vie. Entraîné à pratiquer la cohérence cardiaque, j’éprouvais un bel alignement entre mes pensées, mes émotions et mes sensations physiques. Une joie profonde m’unissait à tous les êtres, de tous les règnes : humains, oiseaux jacassants, succulentes et géraniums suspendus dans la jardinière accrochée à ma fenêtre, voisins, habitants du quartier, et même l’ensemble des Parisiens, en cercles concentriques, puis au-delà, dans toute la France et toujours plus loin.

Soudain, plus rien ne semblait impossible. Les limites habituelles que l’on ne pense plus à remettre en question s’étaient dissoutes. Sans avoir pris de drogues, et sans partager leurs convictions, je comprenais, mieux je ressentais la foi qui anime les grands révolutionnaires, sous la forme d’un élan vital puissant.

C’était donc cela, guérir ? Guérir en profondeur, pour de bon ? Mais les ombres, alors ? Que faire des ombres ?

Au risque de choquer, reconnaissons que parmi les personnes qui s’intéressent au développement personnel, beaucoup le font de manière égocentrique. Ils cherchent leur bien-être au prix d’une indifférence à celui des autres, considérés comme des losers incapables d’atteindre un niveau de conscience élevé. Gênante, cette attitude est pourtant largement répandue. Première ombre : peut-on vraiment s’imaginer guérir seul, sans les autres ? Et pour soi seul ?

La seconde révélation est venue d’une artiste finlandaise, en résidence au château de Trévarez, dans le Finistère.

“De quoi le cœur est-il le centre”, s’est demandé Raija Jokinen, “dont le travail s’attache à mettre en évidence les liens biologiques et spirituels qui unissent les êtres humains et la nature”, selon sa fiche Wikipédia.

La réponse qu’elle apporte est d’une bienfaisante limpidité : le cœur, dit toute son œuvre, est au centre d’un faisceau de relations, et ces relations sont les courants porteurs de la vie.

Le cœur est au centre de la vie relationnelle.

Au centre de la vie tout court. Pas seulement au plan émotionnel, mais physiquement, et dans la circulation de l’information. C’est ce qu’explique Jon Freeman dans son livre “the Science of possibility” (non traduit en français). Il y décrit les échanges d’information -et pas seulement d’oxygène — qui se produisent entre le cœur et le cerveau, et avec toutes les cellules de notre corps par le système sanguin ou le système nerveux. On comprend mieux, en le lisant, pourquoi les exercices de cohérence cardiaque ou la méditation altruiste nous ouvrent à la sensation d’une profonde unité du vivant, dans toutes ses modalités : cognitive, émotionnelle ou physique.

On comprend mieux, aussi, notre part de responsabilité individuelle dans ce processus. A tout instant, il nous est donné de choisir entre participer à la catastrophe, ou de nous engager dans la voie de la guérison régénérative.

L’œuvre de Raija Jokinen traduit concrètement cette vision, qu’elle rend accessible à tous les visiteurs de son exposition. Dans les ruines du château bombardé pendant la seconde guerre mondiale puis laissé à l’abandon pendant des décennies, l’artiste textile installe des figures humaines tressées dans une fibre de lin mélangée à de l’amidon de riz, matière organique laissant passer la lumière. Dessins ? Sculptures ? Raija Jokinen définit son art comme hybride. Il l’est, à tous les sens du terme. Car si pour elle, l’être humain n’est pas hors-sol, et fait partie du règne animal tout comme il est relié au règne végétal, il n’est pas non plus hors du temps. De ces figures partent des lacis colorés évoquant des réseaux sanguins reliés à leur environnement mais aussi, à travers le temps, à celles et ceux qui ont vécu là, avant les guerres. Et plus largement encore la relation s’étend à tous les êtres vivants, animaux, plantes, qui peuplent le parc de leur présence

Raija Jokinen, installation, château de Trévarez

On peut voir une vidéo ici : https://www.youtube.com/watch?v=mlMNyC1r-7M

On peut également visionner une interview en anglais de l’artiste ici (sous-titrée en français). https://www.youtube.com/watch?v=IR4Dpgh9zUY

L’exposition se poursuit au dehors.

Face au château, à l’orée du parc, se dresse une sculpture constituée de fibres rouges dessinant dans l’espace deux gigantesques poumons frémissants. Ils semblent puiser dans l’air même un oxygène qu’ils alchimisent et transmettent à l’ensemble du site via leur système racinaire. Sang et sève. Circulation. On peut y voir un équivalent de la photosynthèse, processus par lequel les plantes captent des photons qu’elles transforment en nutriments — c’est à dire en vie.

L’artiste finlandaise nous donne ainsi à voir ce qui demeure habituellement invisible : l’interconnexion de tous les êtres. Et comment ne pas penser au corail, associant en une merveilleuse symbiose une plante et un animal ? La couleur rouge vif de la sculpture, tranchant sur le vert tendre du parc, établit une continuité visuelle entre les espaces, et l’on comprend mieux l’intention de l’artiste : réparer les liens brisés, les déchirures de la négligence et du temps, sans effacer les ravages de la guerre mais en les intégrant dans le processus de la vie.

Ainsi se produit la guérison. Avec les ombres intégrées, reliées, libres de se fondre à nouveau dans le paysage qui se reconfigure ici. Car les restaurateurs du château n’ont pas effacé les traces du bombardement d’août 44, pas plus que les relations douteuses des anciens propriétaires.

Ces relations entre les différents règnes du vivant fascinaient déjà Goethe, grand observateur de la nature, et aujourd’hui Jon Freeman, Baptiste Morizot ou Estelle Zhong Mengual (historienne environnementale de l’art), auteurs emblématiques de l’écologie profonde. Ils nous apprennent à voir, à percevoir, et parfois juste à deviner la trame de fond vibrante sur laquelle se déploient nos existences. Que voit-on, lorsqu’on ne place plus l’être humain au centre de l’univers ? A quoi ressemble une combe, une forêt, du point de vue du loup ? Que voit-on, lorsque l’intelligence est incarnée dans un organe ? Des occasions de déployer sa vitalité. (Baptiste Morizot, Manières d’être vivant). Pour ces auteurs, l’information et l’émotion sont deux modalités du réel. Le cœur n’est plus un QG, un poste de pilotage, mais un carrefour où se distribue l’information entre des acteurs considérés comme équivalents en légitimité. C’est une autre forme d’intelligence : l’intelligence du cœur, qui se déploie là.

Mais si les autres vivants sont tout aussi légitimes que nous, si nous les reconnaissons enfin pour nos égaux, comment échapper à la culpabilité lorsqu’on voit tout ce que nous leur faisons endurer ? Les forêts qui brûlent, les sols empoisonnés, les habitats qui se réduisent comme peau de chagrin sous le rouleau compresseur de l’artificialisation des terres. Nos ombres s’allongent à l’infini sur des paysages dévastés. Lorsque nous sortons du déni, lorsque nous regardons en face les conséquences de nos choix, surgit l’éco-anxiété. L’empathie revient nous frapper comme un boomerang émotionnel. Notre conscience élargie ne peut plus ignorer ce qui meurt dans les coins, mais nous ne le supportons pas. Beaucoup optent pour le déni, d’autres pour le marchandage (je continue à conduire mon SUV mais je ne mange plus de viande en semaine), d’autres encore tombent dans la dépression, ou canalisent leur colère dans un activisme épuisant. Toutes les étapes de la courbe du deuil y passent, avant d’arriver à l’acceptation.

Et beaucoup tombent malades.

Quelques semaines après l’opération, j’apprends d’une amie proche qu’elle a dû se faire hospitaliser en urgence pour un problème cardiaque. L’élan qui me porte alors vers elle pour lui apporter de l’écoute et du réconfort entre en résonance avec le soutien reçu au début de l’été, au printemps lors du décès de mon père, comme en d’autres circonstances plus lointaines. Une circularité du soin, de l’attention donnée ou reçue se dessine, et les figures de l’artiste finlandaise reliées entre elles par des résilles d’un beau rouge corail me reviennent en mémoire. L’empathie se révèle alors comme l’essence même, soudain rendue visible, des réseaux tressés entre les personnages, les lieux et les êtres. Ce que la science ne sait pas mesurer, dont elle nie parfois jusqu’à l’existence, et qui fait pourtant la trame de la vie, les artistes savent lui donner forme et visibilité.

Saurons-nous tresser des relations équivalentes avec les autres formes du vivant ? Lorsque nous reviendrons revigorés, apaisés, nourris d’une promenade en forêt, que ferons-nous pour les protéger, elle et ses habitants ? Comment leur exprimer, concrètement, notre gratitude ?

Retour à l’hôpital. La deuxième opération du cœur s’est bien passée. On retire la perfusion et les fils rouge, jaune, vert et noir de la télémétrie qui me reliaient au scope comme les figures de Raija Jokinen à leur environnement et aux fantômes du château de Trévarez.

L’hôpital n’a rien d’un château, mais on y noue des liens éphémères avec un voisin de chambre, des soignantes, une chirurgienne, et l’on entretient d’autres relations, à distance, tous reliés dans le cœur.

Mon voisin de chambre est parti. Par la fenêtre enfin dégagée du paravent qui l’obstruait, je peux voir les murs de brique orangée de Léopold Bellan, où ma mère fut soignée.

Je me sens plein d’énergie, déterminé à ne jamais gâcher une journée, selon le beau slogan de David Bowie. Dans vingt-quatre heures, je pourrai rentrer chez moi, et dans quelques jours m’envoler vers les Philippines où j’ai hâte de retrouver un peuple magnifique, une mer chaude et bleue et, si tout va bien, des forêts vivantes et des récifs de corail.

Et nous, nous pourrons continuer de guérir, ensemble.

Le Génie du Rocher (conclusion)


– (suite du prédédent)

  • Génie du Rocher, as-tu quelque chose à me dire? Je t’écoute
  • A quoi bon ?

La voix n’était pas aigrie, juste calme, résignée

  • A toi aussi je voudrais demander pardon pour le manque de respect des humains envers toi et tes frères.
  • En effet

C’était la troisième fois que j’entendais cette expression.

  • Je sais qu’à Plougastel, ils ont déversé des graviers souillés de goudron sur l’un de tes proches
  • Oui, ça lui donne envie de vomir en permanence. Il est complètement déréglé maintenant
  • Je comprends. Pardon, désolé
  • Et maintenant, que vas-tu faire?
  • Je vais parler de vous aux humains. Je vais essayer de leur faire prendre conscience de tout le mal que nous vous faisons
  • Nous ne sommes pas séparés. Le mal, c’est aussi à vous que vous le faites

Je me suis senti pris d’une envie de vomir.

Sous mes fesses, la surface rugueuse du rocher continuait de diffuser une douce chaleur.

  • Tout a changé cette année
  • Pas moi
  • Est-ce que tu veux bien me pardonner?
  • J’absorbe et je transforme tout
  • Merci

Silence …

Il ajouta :

  • Et bien le bonjour au Génie des Mots
  • Tu le connais?
  • Oui, c’est jeune Génie assez prometteur, s’il est bien orienté
  • Cest notre responsabilité de l’orienter
  • En effet

Le Rocher de l’impératrice, Plougastel – territoire

Pluie bénie


Elle n’a pas duré longtemps, mais la petite averse aura suffi pour apporter un peu de fraîcheur et nous solidariser avec le vivant.

Les arbres et les animaux soulagés respirent, l’herbe se redresse, reverdit, les buissons répandent leurs odeurs humides, forestières.

Une forme d’amitié circule.

Une fois sortis de la bulle, nous acceptons de souffrir ou de nous réjouir avec eux. Espèce parmi les espèces. Accablés quand ils le sont, revigorés tout comme eux.

Nos ancêtres agriculteurs aimaient la pluie d’été, modérée, désaltérante, parfumée, une pluie bénie.

Son passage éphémère, insuffisant, transforme en jardin le sous-bois desséché.

Puis tout s’évapore.

Photo Christine Marsan

Les trois génies


Le Génie du chêne et le Génie des pierres regardaient passer le Génie des mots sur un petit sentier de montagne étroit, glissant.

Il s’en sortait pluôt bien, sautillant de pierre en pierre, d’un pied sûr.

Hum, fit le Génie du chêne.

Oui, répondit le Génie des pierres.

Mais bon, fit le Génie du chêne.

C’est sûr, ajouta le Génie des pierres.

Lorsqu’il passa devant eux, le Génie des mots leur fit un geste amical et respectueux.

Bonjour les amis! S’écria t’il.

Tu vois, fit le Génie du chêne, un peu gêné.

Comme quoi, répondit le Génie des pierres.

La gueule du korrigan


Quimper, juin 2018.

J’ai dû marcher sur un korrigan par mégarde. Ou bien dire, faire, penser quelque chose qui l’aura contrarié. Et voilà qu’il pleut sur Quimper, à verses, un orage spectaculaire au moment même où j’apprends que mon train vient d’être annulé par traîtrise. C’est à dire sans prévenir. Sans donner au voyageur le choix de s’organiser autrement. Pas calmés pour autant, les korrigans se sont encore déchaînés au point d’obtenir l’annulation du vol qui aurait pu me ramener vers Paris.

C’est râpé pour demain, je n’irai pas former de petits génies surdiplômés aux joies de la conduite de changement, ou de la gestion de projet, pas plus qu’aux secrets du management interculturel. Tant pis, tant mieux.

Je traverse en courant la place subitement vidée de ses punks à chiens, m’engouffre dans le premier hôtel venu, paye ma chambre et m’allonge sur le lit recouvert d’une chose aux couleurs atroces.

Plafond.

Catherine Meurisse, elle, aurait su dessiner la scène, les petits traits obliques de la pluie collante, malveillante, indélébile, la tête de l’agente SNCF plantée derrière son comptoir avec la résilience revêche d’un chardon, et ma gueule à moi, dépitée, bouche tordue.

Mais surtout le visage du réceptionniste, hier soir, dans l’autre hôtel. Il se croyait malin, le rouquin, avec sa bouille béate et ses mises en garde.

« Faites attention aux korrigans », m’avait-il lancé tout sourire en réponse à ma demande d’un endroit sympathique où passer la soirée.

Dans un suprême effort, j’avais réussi à marquer mon appréciation pour l’humour de sous-préfecture, et maintenant, je payais le prix pour mon absence de sincérité.

Korrigan, korrigan, korrigan toi-même !

Gueule de korrigan

Les amis blessés


Il y a des blessures qui ne guérissent pas.

Vous avez payé cher pour le savoir, mes amis, chers amis. Ce savoir vous ouvre un espace infini dans lequel grandit la sagesse.

Et dans cet espace aussi grandit la tendresse que nous avons les uns pour les autres.

Dans vos voix les traces d’un autre bonheur, qui ne fut pas, mais qui demeure vivant – d’une autre vie.

Cette amitié nous honore, nous oblige, nous donne jour après jour la force et le courage de vivre.

Elle a le tranchant d’un silex, le moiré d’une vieille veste, la constance d’un rivage.

Elle a, cette amitié, le visage ridé d’un ancêtre et la fraîcheur d’un enfant pétillant d’appétit.

Elle ne guérira pas, ne se refermera pas, ne s’ornera pas d’un point final.

Le plus probable est qu’elle continuera de s’arrondir, galet malmené par le ressac dont on aime, quand on l’a ramassé sur la plage, sentir le poids dans sa main.