Archives de Catégorie: Monstre doux

La colère et les conseillers


On a le droit d’être en colère. Mais que faire de ce caillou râpeux, nauséeux, qui nous écorche l’intérieur de la bouche et les lèvres ? On voudrait crier, mais dans quelle direction ? Le vent souffle trop froid, trop fort dans les rues désertes. On pourrait profiter des quelques minutes où chacun se tient à sa fenêtre, au moment d’applaudir les soignants, juste avant vingt heures. Mais ce serait leur manquer de respect.

Revenant à pied du métro Plaisance, où ma sœur vient de me remettre (en se tenant à bonne distance) un paquet d’attestations conformes aux nouvelles directives (nos gouvernants se sont-ils demandé comment font ceux qui n’ont pas d’imprimantes ?), je médite sur le petit billet que j’ai décidé d’écrire ce matin. Sujet : la gratitude. Je voulais reprendre un exercice enseigné par Nicole de Chancey, notre professeure de coaching (Sa voix nous accompagnera).

Mais quelque chose ne sonne pas juste. Un arrière-goût d’amertume. Et de la tristesse. En ce moment-même, à quelques centaines de mètres, le service de pneumologie de l’hôpital Saint Joseph, qui a su prolonger la vie de ma mère suffisamment longtemps pour que nous puissions lui dire au revoir dans des conditions à peu près dignes, doit gérer la vague de patients en détresse respiratoire. Et cela me met en colère. Déjà, il y a deux ans, j’avais été témoin du désarroi et de l’épuisement de ces infirmières et des ces aides-soignantes empêchées de soigner correctement leurs patients par un système inhumain. La tension, déjà, crépitait sous les charlottes et sous les masques. Protestations, burn-out, suicides : rien n’y faisait, la machine à broyer resserrait sa main de fer, suivant les diktats de la Cour des Comptes.  La Tarification A l’Acte, expression de priorités purement budgétaires, avançait aveuglément, tel un Godzilla réglementaire détruisant tout sur son passage.

Il s’en fallait déjà de peu pour que le système craque. Et le peu s’est produit.

Colère. Profonde, ancienne, enracinée dans cet épisode et dans tout les signaux qu’on n’a pas écoutés depuis. Suivant les conseils du gouvernement et de son Conseil d’experts, j’ai fait prendre à mon père le risque de l’emmener voter, il y a tout juste quinze jours. Le lendemain, on annonçait le confinement généralisé. Comment notre système décisionnel a-t-il permis cela ?

Il serait trop facile de s’en prendre aux seuls gouvernants. Dans ce blog où la politique n’est pas bienvenue, je nomme : Gérard Larcher, Président du Sénat, François Baroin, Président de l’Association des Maires de France, qui se sont opposés au report des élections en menaçant de crier à la dictature si le Président suivait ce que lui soufflaient la prudence et le bon sens.

J’en veux à Marisol Touraine, ancienne Ministre de la Santé et à ses conseillers, dont Jérôme Salomon, qui ont pris collectivement la décision de ne plus stocker de masques protecteurs. Ils ont fait confiance au marché mondial, croyant qu’il serait possible de s’y approvisionner en cas de besoin. A moins qu’ils n’aient même pas envisagé qu’un tel besoin puisse se faire sentir dans l’urgence. Dans les deux cas : colère face à tant d’imprévoyance et d’irresponsabilité.

Tous ces responsables, et bien d’autres, auront à rendre des comptes le moment venu. Mais ce qui m’intéresse encore plus que leur sort et que leurs fautes individuelles, c’est l’enchaînement des causes, les raisonnements tordus, l’emboîtement des biais cognitifs cumulés, la dérive des priorités que nous avons, tous, collectivement, toléré.

Nos élites sont le résultat d’une certaine éducation. Elles incarnent des valeurs obsolètes, un mode de prises de décision en tour d’ivoire, une hiérarchie descendante qu’il faut examiner sans complaisance. La colère sans apprentissage ne débouche sur rien d’utile. S’il faut un exutoire à la colère légitime de tout un peuple, alors qu’elle ne s’exerce pas sur les pantins, mais sur les ficelles, et sur ceux qui les tirent. Ces ficelles, ce sont nos illusions, et ceux qui les tirent, ce sont nos valeurs, nos abdications, notre insouciance, nos préférences mal placées. Lynchons-nous nous-mêmes !

Ou bien réfléchissons. Prenons le temps de décortiquer, lentement, minutieusement, scrupuleusement, nos illusions collectives, notre respect pour la hiérarchie, pour les rangs, les grades, notre refus de la complexité, notre soif de consommation, de prestige, de confort. Pourquoi sommes-nous de si mauvais conseillers pour nous-mêmes ? Si quelque chose doit changer, après l’épidémie, que ce soient nos modes de pensée, nos impatiences, notre irresponsabilité. Transformons l’énergie de la colère en détermination à reconfigurer tout ce qui doit l’être. La colère n’est qu’un état émotionnel, un carburant que l’on met dans son moteur pour le faire avancer. Dans quelle direction ?

Sur l’excellence décisionelle, et les précautions à prendre pour éviter de prendre des décisions aux conséquences catastrophiques, lire l’excellent ouvrage d’Olivier Zara : l’Excellence décisionnelle, sur son blog Axiopole Excellence décisionnelle.

Les papillons


Le papy chante la chasse aux papillons de Brassens sur la Ligne 6 entre Pasteur et Bir Hakeim. Sa voix et ses mains tremblent, il tient son micro avec difficulté, mais avec dignité. Dans sa chemise á carreaux trop large, avec son pantalon à bretelles il me fait penser à mon père quand il était à l’hôpital, si vulnérable. Chaque fois je lui donne un Euro, il me reconnaît et me remercie, 

Nous échangeons un regard de connivence,

Ou bien c’est juste une illusion.

Moi qui chante si faux, je n’aurai pas ce recours si les choses tournent mal.

Comment vit-il? Comment finira t-il sa vie?

C’est la question que la moitié du wagon se pose, avant de tourner la tête en passant devant la tour Eiffel.

Ensuite, le métro s’engouffre à Passy, la chanson s’achève, les papillons se posent sur les écrans des portables et s’y fondent.

Tintin et le secret de la Licorne rose


Deux sujets dominent l’actualité cette semaine : la crise de l’Euro, et la sortie de Tintin et le secret de la Licorne en version américano-3D. Violent télescopage ou coïncidence révélatrice? Tandis que les européens se jettent aux pieds de la Chine pour la supplier d’investir dans le tonneau sans fond de leur dette, le héros de bande dessinée qui, selon Serge Tisseron, (dans Tintin et les secrets de famille) avait vocation à « dire l’ordre symbolique du monde », en illustre à satiété la décomposition par effet de contraste. Au G20, les pays émergents n’en finissent pas de rendre à l’Europe la monnaie de sa pièce coloniale, tandis qu’à Bruxelles on expose en pleine lumière le racisme de Tintin au Congo.

Car de Tintin l’européen, idéaliste-moraliste et poseur (de limites), que reste t-il après la mise aux normes hollywoodiennes? « Un personnage de jeu vidéo à la complexion de baigneur » selon le plus aigre des bloggers. Pourtant, l’humour est là, l’énergie, la fraîcheur des personnages américanisés, mondialisés, déterritorialisés, vivant une autre vie que celle qu’avait rêvée pour eux la famille d’origine.

Un autre se plaint de l’inévitable dérive commerciale. Exit la poésie, dit-il.

« Mais quand la machine Steven Spielberg prend le héros en main, il est difficile de lui imposer une campagne de « marketing » discrète : Tintin se décline donc ces jours-ci chez Mc Donalds, Total, Meccano, Peugeot et les brioches Pitch, un jeu vidéo est prévu pour Noël par Ubisoft et un autre tourne déjà sur les iPhone » s’indigne Big Browser dans Tintin au pays des pépètes.

Américains? Chinois? Qui passera le licol au cou de la licorne?

En réalité, le véritable secret de la Licorne, tel la lettre volée dans la nouvelle d’Alan Edgard Poe, a vocation a demeurer caché. « Les Licornes roses invisibles sont des êtres d’un grand pouvoir spirituel. C’est ainsi qu’elles sont capables d’être à la fois roses et invisibles. Comme dans toutes les religions, la croyance dans la Licorne rose invisible est fondée à la fois sur la logique et sur la foi. Nous croyons sur la seule base de notre foi qu’elles sont roses, mais nous savons de façon logique qu’elles sont invisibles, justement parce que nous sommes incapables de les voir. » – Steve Eley

La poésie ne meurt pas, nous cessons seulement de la percevoir.

Lire tout l’article, absolument délicieux, sur Wikipédia e merci à Max Gratto pour nous avoir mis sur la piste.
.

Sur le même sujet : Haddock et les idoles

Guillebaud, Mandela et le monstre doux


Ne craignons pas d’échouer, ni de réussir : le courage est d’affronter l’échec et la réussite avec un coeur serein, en prenant exemple sur les hommes et les femmes qui ont osé se dresser pour vivre une vie digne, pour eux et pour les autres. De nouvelles dominations se mettent en place, d’autant plus redoutables qu’elles s’installent de manière insidieuse, et le plus souvent avec notre consentement. Jean-Claude Guillebaud les décrit sans complaisance dans son dernier livre, « la vie vivante, contre les nouveaux pudibondss », où il fait l’éloge de la chair vivante, contre les nouveaux puritains qui veulent nous libérer de la chair et du réel.

Citation : « Ainsi, sous couvert de « libération », la nouvelle pudibonderie conforte étrangement ce qu’il y a de pire dans le puritanisme religieux hérité du XIXe siècle. Et pas seulement au sujet des moeurs. Dans le discours néolibéral, l’adjectif « performant » désigne le Bien suprême. Mais ni le « système » ni ses logiciels ne savent prendre en compte des choses aussi fondamentales que la confiance, la solidarité, l’empathie, la gratuité, la cohésion sociale.

La Vie vivante, celle qu’il faut défendre bec et ongles, c’est celle qui échappe aux algorithmes des ordinateurs, à l’hégémonie des « experts » et des dominants, qui confondent « ce qui se compte » avec ce qui compte. »

Plus ancien, mais toujours d ‘une actualité brûlante, le discours de Nelson Mandela lors de son investiture comme président de l’Afrique du Sud en 1994: »Notre crainte la plus profonde n’est pas d’être insuffisants. Notre crainte la plus profonde est d’être puissants au-delà de toute mesure. C’est notre propre lumière et non pas notre obscurité qui nous fait le plus peur. Nous nous demandons  » qui suis-je pour être brillant, superbe, talentueux, fabuleux? »

Il faudrait plutôt demander qui êtes-vous pour ne pas l’être? Vous êtes Enfant de Dieu ! Vous faire tout petit ne sert pas le monde. Ce n’est pas une preuve d’intelligence de se rapetisser pour éviter aux autres un sentiment d’insécurité. Nous sommes nés pour faire éclater la Gloire de Dieu qui est en nous. Elle n’est pas réservée à quelques-uns. Elle est en chacun de nous et, en faisant briller notre propre lumière, inconsciemment, nous donnons aux autres la permission de faire de même. Etant libérés de notre propre crainte, notre présence automatiquement libère les autres. » (auteur inconnu)

2010 en mots clés (et en images)


Avant de saluer l’année du colibri, il convient de dire au revoir avec grâce à celle qui va se clore, sur ces images de Séville.

Buencarmino chatouille la souris depuis quatre mois seulement, mais c’est une souris productive avec déjà plus de cent articles au compteur et plus de 2,300 pages vues, ce qui n’est pas si mal. J’ai donc choisi de lister ici les mots et les catégories qui vous ont amenés sur ce blog, avant de passer à un autre cycle.

DESSIN Parmi les catégories les plus recherchées, le dessin, comme acte de tracer à la main sur du papier des traits formant une figure, occupe une place prépondérante avec les mots suivants :

Aurélie Gravelat, dessinatrice de talent (un grand merci au passage à Serghei Litvin, fondateur de la Foire Internationale du Dessin, et à son Blog du dessin), dessin, croquis, nus, pastels, couleur, modèle, Anne-Marie Franqueville, Aracanthe, Mirella Rosner, outils, main (mais zéro pour « déterritorialisation« , pan sur les doigts, ça m’apprendra à frimer avec des mots de plus de quatre syllabes). Le dessin, comme le bricolage et toutes les activités manuelles, nous reconnectent au monde réel. Ils nous libèrent de la molle tyrannie du « monstre doux« , car le moindre trait, même le plus malhabile, signe l’affirmation d’un acte unique posé dans l’espace de la feuille : quand je dessine, je ne consomme pas, je suis.

PEINTURE : …la peinture  avec Jean-Michel Basquiat (Basquiat, le sacre de la couleur), suivi de Jérôme Bosch, dont j’ai tant aimé voir la Tentation de Saint Antoine à Lisbonne. Le voisinage me ravit, puisque je vois de fortes affinités entre ces deux peintres qui ont eu le courage d’explorer les cauchemars de leurs époques respectives – et les leurs.  Bosch et Basquiat : cela mériterait d’y revenir une autre fois, dans un prochain article. Loin derrière, le caniche pour milliardaires Murakami, amusant la galerie des glaces (me rappeler, en 2011, de parler de l’autre Murakami, celui de Kafka sur le rivage).

ECRITURE … Ce blog est né d’un défi : celui d’écrire tous les jours pendant l’été, puis de publier. Résister à la tentation du silence, à l’injonction mollifiante « à quoi bon, tout a déjà été dit ». Saluons ici les auteurs  de Mille Plateaux Deleuze et Guattari, mais aussi Valère Novarina, Racine (et Phèdre au labyrinthe), Proust qui nous aura vu courir sur les petites routes sarthoises;  mentionnons l’auteur fin de cycle, Houellebecq, mais surtout Cynthia Fleury (la fin du courage), Rafaele Simone (le monstre doux, le monstre doux, le monstre doux qui vous hypnotise avec sa voix de velours), François Cheng, et Stephan Zweig. Dès le départ, ce blog est né avec l’idée d’utiliser toutes les possibilités du lien html et ses ramifications infinies. Lier, c’est offrir un outil pour créer du sens. Opposer, juxtaposer : avec Edgard Morin, résister à la tentation de simplifier le millefeuilles du réel, de nos émotions, et ce qui nous lie.

EMPATHIE… l’empathie, (« l’empathie n’est pas une maladie », objet de nombreuses recherches sur Google), Antonio Damasio, qui nous mène au coaching avec Alain Cayrol et Nicole de Chancey; mais ni l’amour ni la tendresse ne vont ont menés jusqu’à ce blog; Pudeur ou désintérêt? On en parlera plus en 2011 car je pense, avec Luc Ferry, que l’amour est l’une des forces qui contribueront à structurer notre culture commune au 21ème siècle, en plus d’être une valeur profondément démocratique.

Vous vous êtes aussi demandé s’il y avait des mouettes dans la Sarthe (réponse : oui, et d’autres animaux voyageurs),

Vous avez interrogé Google sur le butô, sur Lisbonne et sur les Philippines, sur la Sarthe et sur l’île de Ré, sur David Pini, et nous avons parfois eu de beaux échanges sur l’un ou l’autre de ces sujets.

On explore ici les relations compliquées entre les mots et l’image, en cherchant le chemin d’une forme d’authenticité dans l’expérience. Et si l’on échoue, eh bien, on s’efforcera d’échouer toujours mieux. L’important est de faire sa part, comme dit le petit colibiri.

A bientôt, avec tendresse, espièglerie et curiosité pour la nouvelle année. Meilleurs voeux!

Valère Novarina ou le savoir mordre


A propos du combat des mots contre les idoles, je re-cite ici cet extrait de Valère Novarina (Devant la parole) initialement posté par  Thibaud Saintain:

« Parler n’est pas communiquer. Parler n’est pas s’échanger et troquer – des idées, des objets –, parler n’est pas s’exprimer, désigner, tendre une tête bavarde vers les choses, doubler le monde d’un écho, d’une ombre parlée ; parler c’est d’abord ouvrir la bouche et attaquer le monde avec, savoir mordre. Le monde est par nous troué, mis à l’envers, changé en parlant. Tout ce qui prétend être là comme du réel apparent, nous pouvons l’enlever en parlant. Les mots ne viennent pas montrer des choses, leur laisser la place, les remercier poliment d’être là, mais d’abord les briser et les renverser. « La langue est le fouet de l’air », disait Alcuin ; elle est aussi le fouet du monde qu’elle désigne.
Les mots ont toujours été les ennemis des choses et il y a une lutte depuis toujours entre la parole et les idoles. La parole est apparue un jour comme un trou dans le monde fait par la bouche humaine – et la pensée d’abord comme un creux, comme un coup de vide porté dans la matière. Notre parole est un trou dans le monde et notre bouche comme un appel d’air qui creuse un vide – et un renversement dans la création. Les cris des bêtes désignent, le mot humain nie. Les choses que nous parlons, c’est pour les délivrer de la matière morte. La parole n’est pas un commentaire, une ombre du réel, le monnayage du monde en mots, mais quelque chose venu dans le monde comme pour nous en arracher. La parole ne double pas le monde de mots, mais jette quelque chose à terre. Elle brise ; elle renverse. Celle qui brise ; celle qui renverse. Il n’y a de civilisation que fondée sur la parole ; c’est-à-dire sur un renversement des images, sur des idoles renversées et détruites, et sur un monde creusé par les mots. »

A pas de loup clics de souris


A vous qui passez sans rien dire
Googuelisant d’un doigt furtif
A pas de loups, clics de souris
Mais non sans laisser quelque empreinte

Votre indifférence est-elle feinte
Ou réelle ? Dans l’entrelacs des statistiques
Au matin, tel les pas d’un courlis dans les marais de Ré,
Souvenir de votre passage,  un faisceau d’’URLs

« Volage adorateur de mille objets divers »
Votre doigt clique à l’infini sur des mots que rien ne relie
Tigres, haïkus,  Chéreau, Sarthe ou David Pini
Coaching, dessin, nu, Versailles ou Murakami

Vous voici dans le labyrinthe hanté de monstres doux
N’osant d’un graffiti sournois
Commenter sur les murs ce que l’on vous inspire
Permettez donc un brin d’espièglerie

Car s’il est doux de blogger avec vous,
Ne le serait-il plus encore
De rire avec la mouette en attendant l’aurore?

Amis, laissez-donc un mot doux

Raffaelle Simone ou le syndrome de Big Mother


Dessiner, gratter, rageusement, jusqu’à se réveiller?

Le dessin, c’est l’amour.
Avec la neige, une douceur ouatée recouvre la ville, étouffant les bruits et toute velléité de résistance. C’est tellement commode, la neige, pour cacher  la crasse, la misère, la laideur, l’iniquité. Des sans-papiers meurent légalement de froid, rejetés des abris sur ordre des préfectures. Sous la neige, on peut cacher les vieilles jalousies recuites, le ressentiment, les rages molles. On perd le courage de s’indigner. Big Mother anesthésie ses enfants, puis les sert à l’ogre.

Il est temps de revenir aux propos de Raffaelle Simone sur la « société de l’hébétude »,  maternante, infantilisante, qu’il appelle « le monstre doux ».

Lecture pour tous en a fait un compte-rendu pertinent et concis au mois de septembre. Citation de la citation :

« Extraits de textes de « La démocratie en Amérique » d’Alexis de Tocqueville, Chapitre VI intitulé « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre » : « Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux , et il dégraderait les hommes sans les tourmenter. »

Et plus loin Tocqueville ajoute : » Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. »… Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort, il est absolu, détaille, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance… »

Buencarmino prétend que l’acte même de dessiner constitue un fait de résistance par le choix d’observer minutieusement, fraternellement, avec bienveillance, les corps témoins, balayés, broyés, aplatis sous tant de violence. Voir de plus près la vie tremblante et nue. Qui sont-ils, ces hommes? Qui sont ces femmes? Et si la curiosité sauvait en nous l’humain?

Et pourtant quelque chose se passe, dans les familles où circulent de l’amour et des histoires, où s’organise la mémoire de génération en génération. L’enfant qui vient reçoit cet héritage, il pourra crier, crier sous la glace, ou bien se taire en attendant le moment favorable.

Ce mot de préfecture, ne fait-il pas claquer des dents?

Comment peut-on geler ainsi jusqu’à la couleur des choses?

Ce sont nos propres os que l’on entend craquer.

le capitalisme appliqué aux Beaux-Arts


L’art et la spéculation font bon ménage, et depuis plus longtemps qu’on ne le croyait.

Une page entière dans le Monde, on se dit : wow, le sujet doit être important. En effet, il ne s’agit de rien moins que de l’expo Léon Gérôme au musée d’Orsay. Léon Gérôme, ce loser historique qui s’opposa becs et ongles aux expressionnistes au nom d’une peinture lisse, bien faite, léchée, objet de mépris durant tout le XXème siècle? N’y a t-il donc rien de plus intéressant à commenter dans l’actualité artistique du jour? C’est qu’une pleine page dans le Monde, toute attachée de presse qui connaît son métier (ou quiconque a survolé le dernier Houellebecq) vous le dira, ç’est du lourd!

Lisons donc. Philippe Dagen, relais d’opinion de première classe  autorisé à penser à notre place, nous explique doctement que Léon Gérôme, c’est le capitalisme appliqué aux Beaux-Arts. Ah, on comprend mieux. Qu’importent les qualités artistiques de la peinture, cela n’entre plus du tout en ligne de compte. Selon le même raisonnement qui avait permis à Dagen d’affirmer qu’Andy Warhol était sans doute plus important que Picasso pour l’histoire de l’art, ce qui compte, ce qui vaut à la marque L.G ce retour en grâce, c’est d’avoir avant tout le monde su tirer profit de l’effet de levier qu’offraient les moyens de reproduction photographiques de masse,  alliés à un sens du positionnement et du scandale médiatique hors pair.

Si le mérite principal d’un artiste est de savoir utiliser à bon escient les règles du capitalisme, alors, le raisonnement se tient tout à fait. Léon Gérôme, c’est le Jeff Koons du XIXème siècle. Et vice-versa, naturellement.

PS : la reproduction de billets de banque étant répréhensible aux yeux de la loi, il n’y aura pas d’illustration pour cet article mais vous pouvez toujours rêver le concept.

Houellebecq, tellement fin de cycle


Longtemps, j’ai détesté Houellebecq. Son point de vue clinique sur la société, le choix de ses sujets, l’insignifiance de ses personnages : tout m’insupportait. La sécheresse de son style, comme l’absence totale de rythme et la banalité de ses images, assez drôlement épinglée sur le blog de Claro me donnaient des boutons. Je me demandais comment l’on peut ambitionner d’écrire et de publier des romans quand l’être humain vous intéresse si peu qu’un chauffe-eau acquiert plus de consistance que tous les personnages transparents, sans affects et sans épaisseur, du livre. J’avais tort. Il ne sert à rien de détester l’auteur, surtout quand il a pris soin de semer à chaque page des bombes hilarantes. (Les trois octogénaires au restaurant ou ce passage, féroce: »Plus surprenant, il était familier des principaux dogmes de la foi catholique, dont l’empreinte sur les sociétés occidentales avait été si profonde, alors que ses contemporains en savaient en général un peu moins sur la vie de Jésus Christ que sur celle de Spiderman« ).

Dans les sociétés humaines, il y a des fins de cycle, comme on disait autrefois des fins de siècle. Houellebecq est un auteur fin de cycle, probablement lui-même fatigué du roman comme format et comme ambition. Ce n’est pas une mauvaise perspective pour décrire l’essoufflement des sociétés européennes sur fond de désindustrialisation. Reconnaissons-lui le courage de s’attaquer à un vrai grand sujet littéraire, tout en regrettant qu’il ne fasse que le survoler, complice en cela du monstre doux puisqu’il désavoue d’avance toute idée de résistance.

Il ne s’agit donc pas d’être pour ou contre Houellebecq, mais d’imaginer ce que l’on pourra faire après lui, pourvu que l’on ait encore l’ambition de tenter quelque chose.

douce tyrannie


Avant d’aborder La carte et le territoire de Houellebecq, un extrait de l’interview de Raffaele Simone dans le Monde Magazine :

Qui est ce  » monstre doux «  dont vous parlez dans votre livre ?

Raffaele Simone : Dans De la démocratie en AmériqueAlexis de Tocqueville décrit une nouvelle forme de domination. Elle s’ingérerait jusque dans la vie privée des citoyens, développant un autoritarisme « plus étendu et plus doux », qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Ce nouveau pouvoir, pour lequel, dit-il, « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent pas », transformerait les citoyens qui se sont battus pour la liberté en« une foule innombrable d’hommes semblables (…) qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, (…) où chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres ».