De quoi le cœur est-il le centre ? Organe indispensable et méconnu, DJ discret de nos vies, on ne pense à lui que lorsqu’il change de rythme. Et lui, le cœur, à quoi pense-t-il ?
Plusieurs fois cet été je me suis posé la question. Dans mon lit d’hôpital, en juillet, tandis que j’attendais une opération reportée à cause du Covid puis, après celle-ci, alors que mon corps était relié par des fils colorés à un appareil analysant mon rythme cardiaque et ses écarts, j’ai eu tout le temps d’y réfléchir.
Dans la chambre nue où les sons résonnent, on appelle ses proches, on reçoit des témoignages d’affection, des visites. Tout cela forme un réseau de liens soutenants, chaleureux, dont on apprécie la douceur. C’était réconfortant, rassurant, touchant, mais cela ne satisfaisait pas mon besoin de comprendre et de savoir.
De quoi le cœur est-il le centre ? Autrement dit : qu’est-ce que c’est que vivre ? Où cela commence-t-il ? Jusqu’où s’étend le réseau des relations vivantes qui nous irrigue, et nous régénère en permanence, de la même façon que notre système sanguin transporte l’oxygène vers nos organes vitaux ? Et comment fonctionne-t-il ? Quelles négligences l’affaiblissent ? Qu’’est-ce qui le ranime ?
Au cours de l’été, une succession de rencontres et d’événements m’ont permis d’apporter à ces questions des réponses évolutives, tour à tour abandonnées, reprises et reconfigurées, tandis que la guerre à nos portes, la sécheresse et les incendies transformaient la période des vacances en épreuve indéfiniment prolongée pour tous.
Je devais apprendre à guérir dans un pays qui brûlait, des Landes aux monts d’Arrée en passant par la forêt de Brocéliande.
Les flammes ne consumaient pas seulement des arbres : elles s’attaquaient aux racines mêmes de notre imaginaire, à des lieux constitutifs de notre identité ravagés par la sécheresse, aux êtres vivants qui peuplent ces écosystèmes : oiseaux, petits mammifères, insectes, batraciens. Tous ceux qui n’avaient pas pu fuir, livrés à une mort atroce.
Par sa durée exceptionnelle, la catastrophe avait rompu les cycles régénérateurs dans lesquels nous puisons, tous les ans, de quoi reprendre des forces après une année qui met notre corps et notre mental à rude épreuve. De même que l’organisme fait le plein de vitamine D lorsqu’il s’expose au soleil, nous avons besoin d’activer nos sensations physiques, la vue, le toucher, l’odorat, le goût, pour reconstituer notre capital santé. Or les paysages, ciels, courses en montagne ou nages en mer, fruits savoureux, parfums de garrigue ou de sous-bois, tout ce que nous absorbons d’habitude avec délices était cette année voilé, corrompu, teinté d’un âcre arrière-goût de fumée.
L’insouciance estivale, habituellement marquée par le repos ou des activités favorables aux retrouvailles avec ses proches, avec sa propre vitalité et ce qu’on nomme d’un mot vague « la nature », n’était plus permise. Difficile, dans ces conditions, d’écrire et de publier, au risque d’affaiblir encore plus le moral de nos lecteurs.
C’est tout à la fin de la saison qu’une réponse plus satisfaisante que les autres m’est parvenue, en lisant un texte de Yongey Mingur Rinpoché publié par Mathieu Ricard. Il y évoquait la méditation d’amour altruiste et de compassion, au cours de laquelle nous élargissons notre empathie, depuis les proches et les membres de notre famille jusqu’à de parfaits inconnus, voire même celles ou ceux qui nous ont fait du mal, ou à qui nous en avons fait, jusqu’à inclure l’ensemble du vivant. « Lorsque j’ai commencé à pratiquer la méditation de compassion, mon sentiment d’isolement a commencé à diminuer (…) Je commençais à percevoir le bien-être des autres comme le fondement même de ma paix intérieure » explique le moine bouddhiste.
En lisant ces lignes, j’ai moi-même commencé à ressentir la paix intérieure évoquée, rayonnant depuis le centre de mon corps d’où l’oxygène se diffusait vers chacune de mes cellules, y apportant la vie. Entraîné à pratiquer la cohérence cardiaque, j’éprouvais un bel alignement entre mes pensées, mes émotions et mes sensations physiques. Une joie profonde m’unissait à tous les êtres, de tous les règnes : humains, oiseaux jacassants, succulentes et géraniums suspendus dans la jardinière accrochée à ma fenêtre, voisins, habitants du quartier, et même l’ensemble des Parisiens, en cercles concentriques, puis au-delà, dans toute la France et toujours plus loin.
Soudain, plus rien ne semblait impossible. Les limites habituelles que l’on ne pense plus à remettre en question s’étaient dissoutes. Sans avoir pris de drogues, et sans partager leurs convictions, je comprenais, mieux je ressentais la foi qui anime les grands révolutionnaires, sous la forme d’un élan vital puissant.
C’était donc cela, guérir ? Guérir en profondeur, pour de bon ? Mais les ombres, alors ? Que faire des ombres ?
Au risque de choquer, reconnaissons que parmi les personnes qui s’intéressent au développement personnel, beaucoup le font de manière égocentrique. Ils cherchent leur bien-être au prix d’une indifférence à celui des autres, considérés comme des losers incapables d’atteindre un niveau de conscience élevé. Gênante, cette attitude est pourtant largement répandue. Première ombre : peut-on vraiment s’imaginer guérir seul, sans les autres ? Et pour soi seul ?
La seconde révélation est venue d’une artiste finlandaise, en résidence au château de Trévarez, dans le Finistère.
“De quoi le cœur est-il le centre”, s’est demandé Raija Jokinen, “dont le travail s’attache à mettre en évidence les liens biologiques et spirituels qui unissent les êtres humains et la nature”, selon sa fiche Wikipédia.
La réponse qu’elle apporte est d’une bienfaisante limpidité : le cœur, dit toute son œuvre, est au centre d’un faisceau de relations, et ces relations sont les courants porteurs de la vie.
Le cœur est au centre de la vie relationnelle.
Au centre de la vie tout court. Pas seulement au plan émotionnel, mais physiquement, et dans la circulation de l’information. C’est ce qu’explique Jon Freeman dans son livre “the Science of possibility” (non traduit en français). Il y décrit les échanges d’information -et pas seulement d’oxygène — qui se produisent entre le cœur et le cerveau, et avec toutes les cellules de notre corps par le système sanguin ou le système nerveux. On comprend mieux, en le lisant, pourquoi les exercices de cohérence cardiaque ou la méditation altruiste nous ouvrent à la sensation d’une profonde unité du vivant, dans toutes ses modalités : cognitive, émotionnelle ou physique.
On comprend mieux, aussi, notre part de responsabilité individuelle dans ce processus. A tout instant, il nous est donné de choisir entre participer à la catastrophe, ou de nous engager dans la voie de la guérison régénérative.
L’œuvre de Raija Jokinen traduit concrètement cette vision, qu’elle rend accessible à tous les visiteurs de son exposition. Dans les ruines du château bombardé pendant la seconde guerre mondiale puis laissé à l’abandon pendant des décennies, l’artiste textile installe des figures humaines tressées dans une fibre de lin mélangée à de l’amidon de riz, matière organique laissant passer la lumière. Dessins ? Sculptures ? Raija Jokinen définit son art comme hybride. Il l’est, à tous les sens du terme. Car si pour elle, l’être humain n’est pas hors-sol, et fait partie du règne animal tout comme il est relié au règne végétal, il n’est pas non plus hors du temps. De ces figures partent des lacis colorés évoquant des réseaux sanguins reliés à leur environnement mais aussi, à travers le temps, à celles et ceux qui ont vécu là, avant les guerres. Et plus largement encore la relation s’étend à tous les êtres vivants, animaux, plantes, qui peuplent le parc de leur présence

On peut voir une vidéo ici : https://www.youtube.com/watch?v=mlMNyC1r-7M
On peut également visionner une interview en anglais de l’artiste ici (sous-titrée en français). https://www.youtube.com/watch?v=IR4Dpgh9zUY
L’exposition se poursuit au dehors.
Face au château, à l’orée du parc, se dresse une sculpture constituée de fibres rouges dessinant dans l’espace deux gigantesques poumons frémissants. Ils semblent puiser dans l’air même un oxygène qu’ils alchimisent et transmettent à l’ensemble du site via leur système racinaire. Sang et sève. Circulation. On peut y voir un équivalent de la photosynthèse, processus par lequel les plantes captent des photons qu’elles transforment en nutriments — c’est à dire en vie.

L’artiste finlandaise nous donne ainsi à voir ce qui demeure habituellement invisible : l’interconnexion de tous les êtres. Et comment ne pas penser au corail, associant en une merveilleuse symbiose une plante et un animal ? La couleur rouge vif de la sculpture, tranchant sur le vert tendre du parc, établit une continuité visuelle entre les espaces, et l’on comprend mieux l’intention de l’artiste : réparer les liens brisés, les déchirures de la négligence et du temps, sans effacer les ravages de la guerre mais en les intégrant dans le processus de la vie.
Ainsi se produit la guérison. Avec les ombres intégrées, reliées, libres de se fondre à nouveau dans le paysage qui se reconfigure ici. Car les restaurateurs du château n’ont pas effacé les traces du bombardement d’août 44, pas plus que les relations douteuses des anciens propriétaires.
Ces relations entre les différents règnes du vivant fascinaient déjà Goethe, grand observateur de la nature, et aujourd’hui Jon Freeman, Baptiste Morizot ou Estelle Zhong Mengual (historienne environnementale de l’art), auteurs emblématiques de l’écologie profonde. Ils nous apprennent à voir, à percevoir, et parfois juste à deviner la trame de fond vibrante sur laquelle se déploient nos existences. Que voit-on, lorsqu’on ne place plus l’être humain au centre de l’univers ? A quoi ressemble une combe, une forêt, du point de vue du loup ? Que voit-on, lorsque l’intelligence est incarnée dans un organe ? Des occasions de déployer sa vitalité. (Baptiste Morizot, Manières d’être vivant). Pour ces auteurs, l’information et l’émotion sont deux modalités du réel. Le cœur n’est plus un QG, un poste de pilotage, mais un carrefour où se distribue l’information entre des acteurs considérés comme équivalents en légitimité. C’est une autre forme d’intelligence : l’intelligence du cœur, qui se déploie là.
Mais si les autres vivants sont tout aussi légitimes que nous, si nous les reconnaissons enfin pour nos égaux, comment échapper à la culpabilité lorsqu’on voit tout ce que nous leur faisons endurer ? Les forêts qui brûlent, les sols empoisonnés, les habitats qui se réduisent comme peau de chagrin sous le rouleau compresseur de l’artificialisation des terres. Nos ombres s’allongent à l’infini sur des paysages dévastés. Lorsque nous sortons du déni, lorsque nous regardons en face les conséquences de nos choix, surgit l’éco-anxiété. L’empathie revient nous frapper comme un boomerang émotionnel. Notre conscience élargie ne peut plus ignorer ce qui meurt dans les coins, mais nous ne le supportons pas. Beaucoup optent pour le déni, d’autres pour le marchandage (je continue à conduire mon SUV mais je ne mange plus de viande en semaine), d’autres encore tombent dans la dépression, ou canalisent leur colère dans un activisme épuisant. Toutes les étapes de la courbe du deuil y passent, avant d’arriver à l’acceptation.
Et beaucoup tombent malades.
Quelques semaines après l’opération, j’apprends d’une amie proche qu’elle a dû se faire hospitaliser en urgence pour un problème cardiaque. L’élan qui me porte alors vers elle pour lui apporter de l’écoute et du réconfort entre en résonance avec le soutien reçu au début de l’été, au printemps lors du décès de mon père, comme en d’autres circonstances plus lointaines. Une circularité du soin, de l’attention donnée ou reçue se dessine, et les figures de l’artiste finlandaise reliées entre elles par des résilles d’un beau rouge corail me reviennent en mémoire. L’empathie se révèle alors comme l’essence même, soudain rendue visible, des réseaux tressés entre les personnages, les lieux et les êtres. Ce que la science ne sait pas mesurer, dont elle nie parfois jusqu’à l’existence, et qui fait pourtant la trame de la vie, les artistes savent lui donner forme et visibilité.
Saurons-nous tresser des relations équivalentes avec les autres formes du vivant ? Lorsque nous reviendrons revigorés, apaisés, nourris d’une promenade en forêt, que ferons-nous pour les protéger, elle et ses habitants ? Comment leur exprimer, concrètement, notre gratitude ?
Retour à l’hôpital. La deuxième opération du cœur s’est bien passée. On retire la perfusion et les fils rouge, jaune, vert et noir de la télémétrie qui me reliaient au scope comme les figures de Raija Jokinen à leur environnement et aux fantômes du château de Trévarez.
L’hôpital n’a rien d’un château, mais on y noue des liens éphémères avec un voisin de chambre, des soignantes, une chirurgienne, et l’on entretient d’autres relations, à distance, tous reliés dans le cœur.
Mon voisin de chambre est parti. Par la fenêtre enfin dégagée du paravent qui l’obstruait, je peux voir les murs de brique orangée de Léopold Bellan, où ma mère fut soignée.
Je me sens plein d’énergie, déterminé à ne jamais gâcher une journée, selon le beau slogan de David Bowie. Dans vingt-quatre heures, je pourrai rentrer chez moi, et dans quelques jours m’envoler vers les Philippines où j’ai hâte de retrouver un peuple magnifique, une mer chaude et bleue et, si tout va bien, des forêts vivantes et des récifs de corail.
Et nous, nous pourrons continuer de guérir, ensemble.