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Territoire de mon père (72110)


A mon retour d’Asie, j’ai séjourné tout un été dans la Sarthe, avec mes parents. C’était l’occasion de passer du temps avec eux, de renouer avec ces paysages, après toutes ces années au loin. Entre deux missions, le calme absolu, pour ne pas dire l’ennui de la France profonde, me paraissait propice à la lecture de la Méthode, d’Edgar Morin. Je me régalais de complexité : substitut cognitif au piment, à la densité des foules asiatiques, aux splendeurs des récifs de corail.

Un jour, par la fenêtre du deuxième étage, je vois mon père remonter l’avenue en vélo. Il vient du sud : sans doute a-t-il parcouru sa boucle préférée sur les petites routes de campagne par le village de Saint-Aignan, ou de Jauzé. Son grand plaisir, en vacances, est de chercher de nouveaux itinéraires et de préparer les vélos qu’il adore entretenir, changeant la selle de l’un, resserrant les freins de l’autre et gonflant tous les pneus jusqu’à saturation. Son âme de bricoleur s’épanouit dans ces travaux, sans lesquels les plus belles ballades ne seraient pas tout à fait complètes. Il part toujours seul, le matin ou l’après-midi.

Ma mère, née ici, n’a jamais manifesté l’envie d’explorer ce territoire, dont elle connaissait en revanche l’histoire de toutes les fermes et des familles qui les habitent depuis plusieurs générations. Elle est allée à l’école du village avec certains, qu’elle retrouvait à la fête de la Saint Laurent, au mois d’août.

 

Quant à moi, je m’efforce d’intégrer ces différents savoirs, un peu à la manière de ces anciens atlas « historiques et géographiques » sur lesquels s’inscrivaient en couches superposées les données géologiques et les activités humaines.

Sa silhouette se rapproche. Arrivé au tournant, il ralentit, s’engage, semble hésiter, perd l’équilibre et tombe. A cet instant je sais qu’il ne remontera plus à vélo. Le territoire qu’il arpentait va rétrécir considérablement. Ses journées en vacances n’auront plus la même saveur exploratrice.

Des années plus tard, nous partons marcher du côté de Terrehault avec mes sœurs et mes beaux-frères. Le sentier longe des prairies ombragées, traverse des ruisseaux survolés de libellules. Une grenouille jaillit dans les herbes. Je n’étais jamais venu jusqu’ici. Pas la moindre trace de présence humaine : aucun bruit mécanique, aucun déchet. La nature, vivante, foisonnante. Arrivés à l’endroit où le chemin creux débouche sur une petite route départementale, l’un de mes beaux-frères se retourne, explique à l’autre, entré plus récemment dans la famille : “c’est ici qu’on passait avec L… (notre père), quand on faisait la grande boucle par Saint Aignan. “ Il l’avait accompagné, pendant tous ces étés.

Soudain surgit une image inconnue de mon père, tout un pan de son existence occultée : à force d’explorer ces petites routes de campagne, il avait appris par cœur ces itinéraires et les avait fait découvrir à d’autres. La transmission s’était faite. Pendant que je m’acclimatais en Asie, lui, le né-ailleurs, pièce rapportée dans la famille, était devenu l’expert, le passeur, encourageant les autres et les guidant, sillonnant sans relâche ce qui avait fini par devenir son petit royaume, sa principauté. Naturalisé sarthois par la grâce d’une seconde naissance exploratrice et sportive, il en avait acquis une connaissance intime, précise, de tous les chemins et de tous les raccourcis, de ceux qui n’apparaissent jamais sur les cartes. Depuis des années qu’il sillonnait ainsi les environs, il en connaissait tous les circuits, leur durée, leur difficulté, les coins à mûres et ceux où l’on peut cheminer à l’ombre aux heures chaudes.

Tandis que ma mère conservait du “pays” une représentation classique d’espace délimité par des frontières nettes et précises, où l’on est né, où l’on a grandi et dont on défend si nécessaire les coutumes et les codes, mon père, depuis toujours nomade, illustrait une conception du territoire plus proche de celle définie par Deleuze (territoire et déterritorialisation) ou celle, un peu plus difficile, que Bruno Latour nomme le Terrestre, avec un grand T. (https://www.youtube.com/watch?v=IIltiQWncN4) Le territoire, selon lui, serait ce dont nous tirons notre subsistance : arpent de terre ou réseau de clients et de fournisseurs ? Espace physique, économique, symbolique ? Entre le global et le local, un ”ici et maintenant” dont nous avons tout d’abord à dresser l’inventaire, avant toute action régénérative. Qu’est-ce qui vit ici ? Dans quel état se trouvent la faune et la flore ? Et les sols ? Quelles relations, quelles interactions ? Quelle histoire se raconte ? Et pour mon père, ex-ingénieur mondialisé familier d’Haïti, de l’Afrique et du Pakistan, sous-marinier revenu cultiver son jardin : l’espace que je peux parcourir en vélo, l’été, dans un rayon d’une dizaine de kilomètres autour de l’atelier où ma mère réparait ses fauteuils. Avec amour.

Le temps suspendu

Ce qu’on apprend des pierres


« Tu ne lâches donc jamais rien, même en vacances » ? S’exclame une amie à qui je viens d’envoyer le lien vers un précédent article de BuencaRmino.
Comment dire ? D’une part, l’été ne coïncide pas obligatoirement avec les vacances. Ou bien, il faudrait écrire vacances sans S, au singulier : LA vacance. C’est-à-dire une forme de vide. L’absence de pression, de tâches professionnelles à accomplir. Mais LES vacances ? Marguerite Duras écrivait dans les Petits chevaux de Tarquinia : « il n’y a pas de vacances à l’amour ». Comme il n’y en a pas non plus à la parentalité (laisser ses enfants en pension chez les grands-parents ne signifie pas que l’on cesse de s’en soucier, n’est-ce pas ?).
Mais pourquoi s’imposer d’écrire, quand rien n’y oblige ? Pourquoi ne pas juste lâcher prise, se détendre et profiter de ce moment privilégié ? Je pourrais me contenter de répondre « pour le plaisir », mais ce ne serait pas juste. Ecrire n’est pas toujours un plaisir, mais c’est une source de satisfaction. Certains d’entre vous savent même qu’il s’agit pour moi, souvent, d’un processus assez laborieux, dont le résultat n’est pas toujours à la hauteur du temps et de l’énergie investis.
J’écris comme d’autres courent, font leurs abdos, pour l’entraînement. Et parce que le plaisir, la possibilité du plaisir, est au bout. Sans garantie, mais suffisamment souvent pour que cela en vaille la peine. Parmi les besoins fondamentaux de l’être humain identifiés par le psychologue Abraham Malsow, il y a le besoin de s’accomplir. Or c’est dans le processus d’écriture, en posant des mots sur des sensations, en creusant des questions vagues, indécises, émergentes, que je parviens à poser quelques idées sur lesquelles je peux ensuite m’appuyer pour progresser. Cela prend parfois des années. En témoigne cette série un peu ratée sur l’observation minutieuse et la relation au monde qui nous entoure (la reine des grenouilles), la pression que l’espèce humaine fait peser sur le vivant, les offenses à la beauté. Mais il y a quelque chose d’autre. Depuis plusieurs années, j’observe que ma relation au territoire, marquée initialement par l’esthétique (je le goûtais en « consommateur ») évolue vers une prise de conscience de l’interdépendance qui nous lie au vivant. Autrefois, j’appréciais la beauté du paysage et je mettais tous mes efforts à bien le décrire. Dans un deuxième temps, j’ai tenté de partager les sensations, le fruit des méditations qu’il m’inspirait. Ce que j’ai nommé, dans un article plus ancien, d’un mot inventé : l’immergence ». (Sur ce sujet, après « la reine des grenouilles », une amie lectrice a retrouvé cet autre article, plus ancien et plus réussi : Puissance de la lenteur)
Bien sûr, on pourrait tout à fait se contenter de passer ses vacances dans de beaux endroits, de les apprécier pour ce qu’ils nous offrent, et de se détendre. On l’a bien mérité, sans doute. Or, depuis quelques années, revenant tous les ans dans certains endroits (comme la Sarthe par exemple), je ne peux m’empêcher de constater la raréfaction des oiseaux, des insectes (abeilles, papillons, et tant d’autres que je ne sais même pas nommer), des grenouilles donc, les maladies qui frappent les marronniers, les platanes et tous ces arbres si communs qu’on avait fini par les croire éternels, au moins en tant qu’espèce. Mais il faut abattre, un à un, les marronniers malades, au risque qu’ils ne tombent sur la maison du voisin. Les abeilles meurent, tous les ans, et celles qui survivent ne produisent plus rien. Le silence règne, le soir, au bord des mares, et si nous avons la chance de pouvoir encore entendre chanter des oiseaux, c’est qu’il reste encore suffisamment d’arbres pour les abriter. La déconnexion d’avec le territoire, c’est aussi se demander que faire des ordures ménagères si l’on est venu à la campagne juste pour un week-end et qu’on n’a le droit de les déposer à un certain endroit que le jeudi suivant… C’est à de telles questions que l’on prend conscience, concrètement, que quelque chose est déréglé.
Si vous avez continué à lire jusqu’ici, je crains que votre moral n’en ait pris un coup. Voilà pourquoi, cette année, les publications de BuencaRmino se font de plus en plus rares. Mon objectif n’est pas de vous désespérer, mais je ne peux pas, non plus, continuer de faire comme si tout allait bien.
L’idée que le territoire soit constitutif de notre identité, par l’accumulation de souvenirs et tout ce qui nous lie à ses anciens occupants, revient comme un leitmotiv dans BuencaRmino. Les générations passent, nous transmettent la mémoire de lieux. Nous choisissons alors de l’honorer, ou de l’ignorer. Mais nous sommes encore dans le symbolique, l’émotionnel, la culture familiale ou régionale. La question qui se pose aujourd’hui est celle des moyens de subsistance. Celle de la survie. La nôtre, pas seulement celle des espèces menacées.
L’exploit serait de tenir l’équilibre entre les deux versants de cette réalité : les joies de la connexion avec la nature, et la désolation qu’amènent les prises de conscience nécessaires. Il y a quelques jours, lors d’une randonnée dans les Alpes suisses, j’ai dû marcher sur une telle ligne de crête, étroite, entre deux à pics. Le sentier était couvert de petites pierres glissantes, obligeant les marcheurs à une vigilance extrême. Tout en regardant de très près où nous mettions le pieds, il nous arrivait aussi de lever de temps à autres la tête pour admirer la splendeur des glaciers qui s’étendaient devant nous, tout en haut. A droite, à gauche, ruisselaient d’invisibles torrents. Des marmottes cachées entre les rochers sifflaient, de temps à autre. Les randonneurs se saluaient avec beaucoup de courtoisie, se cédaient le passage, plaisantaient joyeusement. Instables et dures, les pierres du sentier m’ont rappelé la nécessité d’une présence extrême à ce que l’on est en train de faire. Ne rien lâcher, même en vacances, pour se sentir vivre avec intensité, revenir, partager. Ca vaut la peine.1202389341_1355529267BI.jpg

Bien ranger sa maison


Après la perte d’un proche : trier, ranger le lieu familial, remettre en circulation les énergies bloquées, aérer les pièces et les émotions. Clarifier ce qui nous attache à ce lieu, au territoire environnant. Prendre conscience de tous les liens, de ce qui change ou va changer. Faire de la place pour les nouvelles générations, qui ont leur propre histoire à construire. Apprendre à mieux écouter les uns et les autres. Cultiver la délicatesse des liens. Concevoir de nouveaux projets. Respirer, percevoir, goûter ce qui est là. Puis, quand le moment vient, partir. Poursuivre le voyage.CHâlet à GrimentzPhoto : châlet à grimentz, après la randonnée.
Photo : châlet à grimenz, jste

Bleu canicule (au coeur de l’été)


Chaos dans la cuisine (suite et fin)


Un bébé dans une maison change la polarité magnétique, le sens du courant, les phases de la lune peut-être. Autour de lui tout se réorganise.

Les rythmes, en tout cas, l’ordre des priorités, la structure des conversations.

Tout rajeunit, tout change, emporté dans le tourbillon. Il y a deux ans, je tentais de lire la Méthode d’Edgar Morin, ici même, au calme. L’image des soleils naissants qu’il évoque me revient en mémoire : l’ordre et le chaos s’engendrent l’un l’autre, l’instabilité précède l’émergence de nouvelles formes de vie. Les familles sont une autre sorte de chaos, en perpétuelle transformation. Une collection de vieux albums photo retrouvée par hasard nous raconte la même histoire de générations qui passent, de vacances et de pique-niques. Les visages apparaissent et disparaissent sur les photos.

Une famille s’organise autour de ses éléments les plus vulnérables, c’est un trait que nous partageons avec tous les mammifères. En fait c’est une loi de la vie. Une très belle loi. Touchante. Admirable. Et rassurante aussi.

On s’activait, le nez dans les casseroles, et soudain tous se précipitent à la fenêtre en poussant des cris d’excitation : les deux hérons sont revenus.

On n’en voyait plus qu’un, l’été dernier, puis il s’était fait rare. On craignait sa disparition. S’ils sont là, c’est qu’ils trouvent de quoi se nourrir, malgré les prédictions alarmantes sur la mort programmée des grenouilles. Tous ces animaux que l’on ne voit plus : lapins, renards, mésanges, même les abeilles et les guêpes se font rares. La campagne devient un désert silencieux, peuplée de nos seuls cris, par intermittence.

Mais les hérons sont revenus ! Merveille des merveilles ! Rien n’est plus beau que de les voir prendre leur envol, tournoyer au-dessus des douves et du pigeonnier, décrire de larges cercles dans les airs avant de revenir se poser au bord de l’eau.

Soudain, la splendide asymétrie des bâtiments forme un décor qui semble organisé pour valoriser leur majestueuse évolution.

L’été se donne en spectacle, avec ses opulents nuages, ses lumières changeantes, ses figurants de toutes espèces et nous, les humains, persuadés d’y jouer de grands rôles.

C’est comment déjà, le rire du héron ?

 

Chaos dans la cuisine (1/2)


Le chaos, non. Tout au plus une agitation fébrile, le premier jour des vacances, et le deuxième c’était déjà nettement mieux, fluide, autour de la table où se préparent les repas des adultes et ceux des enfants. Intelligence des corps, gestes précis, on se croirait dans une foule asiatique où la multitude évolue sans jamais se heurter, mais c’est bien la France. Les portes des placards et celle du frigo claquent, le lave-vaisselle ne cesse d’avaler ses proies qu’il digère à une vitesse effrayante. Les conversations se croisent, pratiques ou spéculatives. Du black-facing aux dernières lubies des bobos, tout y passe. On rit beaucoup. Combien sommes-nous dans cette cuisine ? Avec ou sans gluten ? Halal ou dessert ? Quinze en comptant le bébé, le demi-frère, les conjoints, les neveux, les nièces mais pas de chien, heureusement. Celui qu’on a croisé dans la cour appartient à l’autre famille mais on peut jouer avec. Et au ballon, mais au ras du sol pour ne pas casser les carreaux.

Tout ce qu’il ne faut pas faire. Interdits. Frayeurs. Tout ce qu’on pourrait abîmer, perdre, oublier, dans cette maison trop grande. Les petits objets qu’il faut cacher, l’antimites et la mort aux rats. Vous les avez bien tous enlevés ? Mais oui. Trois jours avant votre arrivée. A mettre en hauteur : tout ce qu’une petite bouche avale, tout ce que de petits doigts peuvent saisir, tout ce que deux petits yeux fûtés convoitent. (à suivre)

Les haies sur notre passage libéraient une odeur de miel


Le TGV-Lyria ne disposant pas encore d’espaces calmes, sans enfants hyperactifs tout équipés avec poumons super puissants, cordes vocales quasi neuves et parents résignés ayant à peine servi, j’opte pour un séjour prolongé au bar.

Très fier d’avoir si vaillamment résisté à mes envies de meurtre, je m’installe face à la fenêtre, muni d’un petit verre de Merlot pour le réconfort et de mes écouteurs blancs pour l’isolation phonique.

Soupir.

Détente.

Bonheur.

Des fragments de poème remontent à la surface. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». C’est-à-dire qu’on va vers la Suisse. A 250 km/heure les détails s’estompent, la jouissance est pure : c’est la ligne claire.

Par la fenêtre défile ce que la France offre de plus somptueux en matière de paysages. Une telle splendeur me donne envie de crier tout mon amour de ce pays, comme le ferait n’importe quel touriste américain. Courbes de l’horizon, des collines, meules de foin : tout est rond, blond, paisible dans cette lumière de fin d’après-midi. Des formes anciennes qui touchent à l’éternité. Forêts, clochers, villages s’enfuient à toute vitesse, d’autres les remplacent. Lever le nez juste à temps pour voir scintiller le miroir bleu du Rhône, ou de la Saône ? Qu’importe. Nous sommes dans un monde vierge de tout savoir, un monde d’avant les noms. Réapprendre à voir avec les yeux seuls, se lier sans interpréter. Conscience pure.

Baigner dans cette joie tranquille. Semi-torpeur. Le Merlot commence à faire son effet, la rêverie s’installe.

Des haies de peupliers ponctuent l’espace d’un trait vert, suivant des voies tracées par le passage des hommes et des animaux. Ce sont des paysages qu’on retrouve dans tous les musées d’Europe. Nous croisons le chemin des peintres. La route des Flandres à l’Italie passait par ici, aux XVème/ XVIème siècle. Comme dans un tableau de Patinir, on ne s’étonnerait pas de voir un ermite en prière au pied d’un arbre, ou la Sainte Famille se reposant à l’ombre d’un vieux mur. Les siècles se fondent les uns dans les autres, se télescopent.

La musique amplifie l’espace : dans mes écouteurs, la cantate BWV62 déploie ses volutes sonores. Les kilomètres filent, le relief s’accentue. Un tracteur soulève un nuage de poussière. Sillons bien peignés, d’un brun doux. La dame en tailleur vert dans sa petite Golf noire, elle revient du travail. On voudrait lui crier : bonsoir ! Plus loin ce sont des rivières qui s’enfoncent dans des gorges boisées. Des meules bien alignées sur le flanc d’une colline face au soleil brillent comme un trésor à demi enterré. Nous avons les mêmes, dans la Sarthe, où j’allais faire de longues promenades avec mon père en vélo. Les haies, sur notre passage, libéraient une odeur de miel. Plus loin des pylônes dressés tels de gigantesques épouvantails d’acier portent l’invisible énergie jusque dans les profondeurs qu’on devine, au loin. Parfois ce sont de plus modernes éoliennes. On finira par trouver belle aussi leur forme épurée.

Je pense à du Bellay, Charles d’Orléans, François Villon, plus près de nous Yves Bonnefoy (l’Arrière-Pays) qui nous ont appris à sentir l’âme des lieux. Aimer sans nostalgie. Ainsi se cultivent le goût du voyage et la promesse du retour. La Suisse aussi sera très belle, mais les prairies sont ici d’un vert plus tendre, et ces histoires que j’imagine les enrichissent. Me voici prêt à plonger dans un bon roman avant de retrouver ma place et la gueule hurlante.

le petit monde de Buencarmino


Voilà l’été chantent (ou plutôt braillent) les Négresses vertes, à pleins poumons. Ce sera bientôt le moment de retrouver les petites routes de la Sarthe et les marais de l’île de Ré, avant d’aller respirer la poussière des Philippines entre deux cyclones, ou l’odeur de la pluie sur le mont Banahaw.

L’été, c’est un désir de liberté qui monte, une envie de poser le nez dans l’herbe et d’écouter coasser les grenouilles au bord des mares. Le monde ne cesse pas de tourner, mais d’autres voix se font entendre. A travers les personnages rencontrés au fil des ballades, et qui font de trop brèves apparitions dans ce blog, une autre sagesse pointe. Bonjour à vous, l’âne du Poitou, inventeur du slow fun gentiment moqueur et sage comme une tranche de vieux bouddha (l’âne et la mouette), lointain cousin de l’âne du mullah Nasruddin; la mouette voyageuse qui n’aime rien tant que les cantates de Bach remixées (Lady Goldberg et les variations Gaga), les renards et les hérons sarthois, grands mangeurs de grenouilles des douves, les canards de Séville et les araignées de Louise Bourgeois, les bigorneaux rétais, les tigres du Bengale et autres baleines à dormir debout. Tout un bestiaire, et j’en oublie. le colibri, qui fait sa part! Et le chat du rabbin! Comment, vous n’avez pas encore vu le chat du rabbin? Se priver ainsi de 80 minutes de pur bonheur, il n’y a que des humains pour être capables d’une telle cruauté!

Car des roses il n’y en a pas


Jamais l’hiver dit-on, mais pour un arbre aux rameaux d’or on irait loin, et d’où vient ce parfum de roses sinon du corps lui-même, de sa mémoire? Car de roses, il n’y en a pas, l’hiver. Cela n’existe pas, ne peut pas être. Pourtant, le corps savoure, arrêté, debout dans le soleil, ce qui monte en lui, ce qui circule autour de lui, l’air tiède et ce parfum de roses.

Ce doit être l’amour, alors, qui nous tend les clés d’une autre saison. Toute une lignée de femmes a vécu là, traversé la terrasse aux divers moments de leur âge. Vacillantes ou pimpantes, heureuses ou mélancoliques, elles ont imprimé leurs pas dans le sable, et ce lieu s’est imprégné d’elles.

Elles ont regardé l’arbre, elles ont vu les branches nourries de lumière. Peut-être ont-elles puisé du courage dans ce soleil d’hiver. Vies passées, estompées dans un même oubli, pourtant si différentes. Chacune avait son pas, son timbre de voix, ses soucis. Il faisait froid comme aujourd’hui, jadis, quand le temps s’est fait sève. (Ma mère aussi viendra, reviendra, puis ses traces.)

Ces murs conservent le souvenir et la sueur des pommes odorantes, accumulées en pyramides hautes jusqu’au plafond. J’aime leurs blessures, les traces de peinture et ce vert étonnant, céladon d’écurie, luxe incroyable, impensable, avec des frises, où clapote la lumière tremblée des douves. Avant les pommes, il y eut des orangers en caisse et des hommes pour les transporter au gré des saisons. Ils transpiraient aussi. Dedans, dehors, automne, avril. je me souviens de leur accent, qui roulait dans la bouche. Murs imprégnés de leur travail. La fureur de l’utile n’autorise plus à laisser de tels endroits dans leur jus. Mais chut! Ne dérangeons pas dame araignée, surprise en plein surf sur sa toile, et le fil aux lèvres.

Jamais l’hiver, au risque d’agacer l’arbre pris dans sa nudité, les courants d’air qui se promènent en maîtres et se rient des fantômes. On en ferait un loft, un atelier, quelque chose, on oublierait d’apprendre à écouter. Revenez au printemps, laissez-nous tranquilles!

Et puis les enfants qui feront claquer les balles de ping pong, les raquettes jetées bruyamment, leurs pas, leurs cris, l’été mijotant dans le vieux garage.

Avant de repartir, une photo dérobée. .

Voleurs, oui, mai de quoi?

(mars 2011)

la déterritorialisation de la culture pop Hommage à Xulux


Coup de coeur à Xulux, un blog dédié à la culture et qui s’intéresse tout comme BuencaRmino à la déterritorialisation et au dessin. Je vous en donne juste un court extrait J’avais abordé le sujet dans les dialogues avec Thibaud Saintain et dans mon article du mois d’octobre sur le modèle comme coach). J’y reviendrai encore dans un prochain article sur le projet EPLV (Expo Peinture Vidéo Livre) sur les livres peints de Mirella Rosner (Aracanthe).

Dommage que le mot « déterritorialisation » soit si long et donc condamné d’avance à l’ère de s 140 caractères-deux-secondes-et-demie d’attention de Twitter, car il évoque une réponse créative au sentiment d’exil, voire d’exclusion, y compris l’exclusion hors de son pays d’origine, hors de son corps, ou juste hors du présent. Je préfère donc m’en tenir à ce mot de re-paysement, désignant le choix d’habiter en pleine conscience son corps, son temps, et son espace, réel ou celui qu’on se crée. En version courte, selon le philosophe belge de la seconde moitié du XXème siècle Jean-Claude Van Damme, « la déterritorialisation, c’est aware ».

Extraits de Xulux :

1. « La Déterritorialisation est un concept phare de la philosophie deleuzienne qui illustre à merveille le processus créatif pop. Deleuze et Guattari utilisaient la métaphore zoologique pour en souligner la logique :

“Chez les animaux nous savons l’importance de ces activités qui consistent à former des territoires, à les abandonner ou à en sortir, et même à refaire territoire sur quelque chose d’une autre nature (l’éthologue dit que le partenaire ou l’ami d’un animal « vaut un chez soi », ou que la famille est un « territoire mobile »).” Gilles Deleuze, Félix Guattari : « Qu’est ce que la philosophie ? »

Mais avant d’en approfondir le fonctionnement, étudions d’abord sa genèse.

Le surréalisme constitue un bon point de départ avec ses agencements improbables, ses scènes oniriques, et ses jeux symboliques. A partir de ce moment l’art ne chercha plus à représenter exactement la nature, ou même la mythologie, mais à peindre de nouveaux mondes, les mondes intérieurs. (…)

2.

Car déterritorialiser un symbole c’est l’arracher de son milieu d’origine pour le reterritorialiser dans un environnement différent, et le faire ainsi cohabiter avec d’autres qui, réellement, ne possèdent pas de liens spatiaux ni temporels entre eux. Exposer un urinoir dans un musée c’est l’arracher de son contexte (les toilettes) pour le replacer dans un autre afin de créer une œuvre originale et un symbole nouveau.

La déterritorialisation trouve ainsi son expression musicale dans le sampling, procédé consistant à extraire un son de sa partition d’origine pour l’incorporer dans une nouvelle. Par exemple le titre de Dr Dre sample l’intro de “The edge” (1967) de David Axelrod qui figure sur l’album de David McCallum.

2010 en mots clés (et en images)


Avant de saluer l’année du colibri, il convient de dire au revoir avec grâce à celle qui va se clore, sur ces images de Séville.

Buencarmino chatouille la souris depuis quatre mois seulement, mais c’est une souris productive avec déjà plus de cent articles au compteur et plus de 2,300 pages vues, ce qui n’est pas si mal. J’ai donc choisi de lister ici les mots et les catégories qui vous ont amenés sur ce blog, avant de passer à un autre cycle.

DESSIN Parmi les catégories les plus recherchées, le dessin, comme acte de tracer à la main sur du papier des traits formant une figure, occupe une place prépondérante avec les mots suivants :

Aurélie Gravelat, dessinatrice de talent (un grand merci au passage à Serghei Litvin, fondateur de la Foire Internationale du Dessin, et à son Blog du dessin), dessin, croquis, nus, pastels, couleur, modèle, Anne-Marie Franqueville, Aracanthe, Mirella Rosner, outils, main (mais zéro pour « déterritorialisation« , pan sur les doigts, ça m’apprendra à frimer avec des mots de plus de quatre syllabes). Le dessin, comme le bricolage et toutes les activités manuelles, nous reconnectent au monde réel. Ils nous libèrent de la molle tyrannie du « monstre doux« , car le moindre trait, même le plus malhabile, signe l’affirmation d’un acte unique posé dans l’espace de la feuille : quand je dessine, je ne consomme pas, je suis.

PEINTURE : …la peinture  avec Jean-Michel Basquiat (Basquiat, le sacre de la couleur), suivi de Jérôme Bosch, dont j’ai tant aimé voir la Tentation de Saint Antoine à Lisbonne. Le voisinage me ravit, puisque je vois de fortes affinités entre ces deux peintres qui ont eu le courage d’explorer les cauchemars de leurs époques respectives – et les leurs.  Bosch et Basquiat : cela mériterait d’y revenir une autre fois, dans un prochain article. Loin derrière, le caniche pour milliardaires Murakami, amusant la galerie des glaces (me rappeler, en 2011, de parler de l’autre Murakami, celui de Kafka sur le rivage).

ECRITURE … Ce blog est né d’un défi : celui d’écrire tous les jours pendant l’été, puis de publier. Résister à la tentation du silence, à l’injonction mollifiante « à quoi bon, tout a déjà été dit ». Saluons ici les auteurs  de Mille Plateaux Deleuze et Guattari, mais aussi Valère Novarina, Racine (et Phèdre au labyrinthe), Proust qui nous aura vu courir sur les petites routes sarthoises;  mentionnons l’auteur fin de cycle, Houellebecq, mais surtout Cynthia Fleury (la fin du courage), Rafaele Simone (le monstre doux, le monstre doux, le monstre doux qui vous hypnotise avec sa voix de velours), François Cheng, et Stephan Zweig. Dès le départ, ce blog est né avec l’idée d’utiliser toutes les possibilités du lien html et ses ramifications infinies. Lier, c’est offrir un outil pour créer du sens. Opposer, juxtaposer : avec Edgard Morin, résister à la tentation de simplifier le millefeuilles du réel, de nos émotions, et ce qui nous lie.

EMPATHIE… l’empathie, (« l’empathie n’est pas une maladie », objet de nombreuses recherches sur Google), Antonio Damasio, qui nous mène au coaching avec Alain Cayrol et Nicole de Chancey; mais ni l’amour ni la tendresse ne vont ont menés jusqu’à ce blog; Pudeur ou désintérêt? On en parlera plus en 2011 car je pense, avec Luc Ferry, que l’amour est l’une des forces qui contribueront à structurer notre culture commune au 21ème siècle, en plus d’être une valeur profondément démocratique.

Vous vous êtes aussi demandé s’il y avait des mouettes dans la Sarthe (réponse : oui, et d’autres animaux voyageurs),

Vous avez interrogé Google sur le butô, sur Lisbonne et sur les Philippines, sur la Sarthe et sur l’île de Ré, sur David Pini, et nous avons parfois eu de beaux échanges sur l’un ou l’autre de ces sujets.

On explore ici les relations compliquées entre les mots et l’image, en cherchant le chemin d’une forme d’authenticité dans l’expérience. Et si l’on échoue, eh bien, on s’efforcera d’échouer toujours mieux. L’important est de faire sa part, comme dit le petit colibiri.

A bientôt, avec tendresse, espièglerie et curiosité pour la nouvelle année. Meilleurs voeux!

Aimer la main ou pourquoi dessiner


Pourquoi dessiner, demande le blog du dessin?

« Nous assistons aujourd’hui, dans l’art dit contemporain, à la disparition progressive du faire au profit du questionnement sur le faire » feint de s’étonner Nicole Esterolle dans un article à l’humour corrosif sur Alternatif-art.com

Et de continuer : « Aujourd’hui, on ne peint donc plus, on convoque, on interpelle et on questionne la peinture dans ses rapports avec à peu près tout. On interroge l’art à fond, on fait ce que Jean-Philippe Domecq appelle de l’art sur l’art, on cérébralise au maximum. »

Voir en contrepoint la démarche de Basquiat, qui savait bien que l’art se fait d’abord avec la main, qu’elle engage le corps et tout l’être au coeur du monde contemporain, et que sans elle, nous sommes perdus.

 

La suppliante

 

pourquoi dessiner, demande le blog du dessin? Dans la vraie vie, certains jours, on se demande ce qu’on est venu faire dans cette galère. L’atelier de nu, par exemple. On arrive, hyper-motivés, on se dit qu’on va retrouver sa main perdue, et très vite on s’aperçoit qu’il faut commencer par souffrir, acquérir la patience et l’humilité face au modèle offrant sa pose. Pour tenir, un seul moyen : fermer le robinet à questions, la petite voix dans la tête qui voudrait déjà renoncer. Qu’est-ce que j’y gagne ? Où est le plaisir ? A quoi bon ?

S’astreindre à bien observer, à saisir le dos modelé d’ombres et de lumière, capturer l’inclinaison du buste et du visage. Affreux, les raccourcis ! Et les proportions ! On n’y parvient jamais du premier coup. Tentation d’en vouloir à la main malhabile, à la main crispée qui tire un trait mal assuré, la main trop lourde à tenir le pinceau, la main-charrue labourant le papier. Tout envoyer valdinguer! Ce doit être pareil au début, pour les musiciens, pour les joueurs de golf ou de tennis et tous ceux qui s’acharnent à rechercher LE geste.

Il faut pourtant l’aimer, la main de l’homme. La traiter avec la douceur et la patience que l’on accorde aux enfants, se réjouir de ses premiers traits comme on s’émerveille de leurs premiers pas. Pendant ce temps l’œil arrogant comme tous les gamins surdoués vagabonde à l’avant, se moquant de la main petite sœur aux lenteurs de tâcheronne appliquée. Comme si c’était facile, tiens, et qu’il suffisait de voir pour savoir faire !

Au bout de quelques séances, on occupe un peu mieux la feuille, on répartit les blancs, les masses, on frotte le fusain d’un geste plus vif, on s’autorise même une pointe d’allégresse et l’on repense aux cinq jours consacrés à poncer un placard monstrueux, au début des vacances, alors qu’il faisait si beau dehors et que les jours passaient si vite. Tous les soirs, la douleur chantait dans mes bras, dans mes épaules, ajoutant ses harmoniques au chœur des sensations. Le matin, je la retrouvais dans le cou et jusqu’au bout des doigts. Grâce à la douleur, j’explorais des provinces négligées de mon corps, des muscles auxquels on ne s’intéresse pas d’habitude.  Comme on apprivoise un nuage, elle ramenait à chaque instant mon attention vers le centre et l’y tenait jusqu’au soir. Après cela, s’échapper en vélo pour une ballade au cœur du pays sarthois devenait un plaisir intense. La douleur n’a pas de sens esthétique ou moral, sa valeur tient à sa capacité d’aviver le sentiment de présence au monde. Respirer l’odeur du goudron chaud sur la route, le parfum des feuilles gorgées de soleil. De même, la frustration qu’engendre nécessairement la maladresse initiale force à ralentir, à fixer son attention sur l’obstacle, aiguise la volonté de réussir et libère des pouvoirs que l’on ne savait pas posséder.  Le modèle, au fond, c’est le meilleur des coachs. Puisqu’elle tient la pose, on peut bien tenir le crayon.

Il faudrait parler ici de l’amour-propre, et des coups encaissés. François Icher, historien et spécialiste des compagnonnages en France, l’évoque dans l’article de Ca m’intéresse sur le travail manuel : « la remise en question, l’évolution mais aussi l’échec font partie intégrante du travail manuel. Elles permettent de tendre vers l’excellence ». C’est ainsi le moyen d’affirmer sa présence dans l’imaginaire : ce que je trace ici sur le papier, forme ou trait, devient la scène où je convoque les acteurs, les chanteurs de mon opéra. On pourrait y voir une métaphore de la déterritorialisation, du passage de la patte à la main dans Mille Plateaux de Deleuze-Guattari. (Deleuze et Ca m’intéresse dans le même paragraphe, secouez moi !).

Dans l’atelier, les anciens se contentent de regarder et de sourire, échangent une remarque, un silence complice. Ils savent le coût de la moindre courbe, apprécient la progression, les reculs. Semaine après semaine, ils reviennent pour l’amour du sport.

Coup de coeur à Yuthinaï


Les petits de la mouette ne sont pas forcément des mouettes

Ca s’appelle Yuthinai, c’est le blog de mon pote Thibaud Saintain, qui essaie de donner le goût de la lecture et de l’écriture aux enfants du lycée français de Bangkok, et c’est super rafraîchissant.

Thibaud intervient souvent ici, dans Buencarmino. C’est la continuation d’un dialogue commencé en 2003 chez les L…, au 38ème étage de la tour « Pacific quelque chose », à Manille, dans un quartier en construction qui ressemblait au milieu de nulle part sauf que nulle part en fait c’étaient des bidonvilles et un cimetière militaire américain (avant de mourir en Irak puis en Afghanistan, les miliaires américains avaient l’habitude de mourir dans un certain nombre d’endroits de la planète assez variés, de préférence après avoir réglé leur compte à des allemands ou à des japonais mais pas Murakami qui n’était pas né).

Je ne sais plus à quel moment la conversation est sortie des rails, on a délaissé la politique, la littérature et les Philippines pour parler de la Sarthe. Thibaud, enfin une partie de sa famille, est originaire de Saint Denis des Coudrais, et pour anticiper sur la critique de la Carte et le territoire disons que les rillettes sont un liant social inattendu mais certain pour la qualité de l’émotion. Il ne s’agit pas de jouer ici les ânes du Poitou, les imbéciles heureux qui sont nés quelque part, mais d’opposer un minimum de granularité à l’ébrasement généralisé par les meules financières (monstre doux) qui rétrécissent le monde à de petites lumières clignotant faiblement du haut d’un trente-huitième étage, comme une piste d’atterrissage pour jets privés. Parler de la Sarthe, aussi, c’était une façon de prendre un peu de distance avec la moiteur de Manille,

Les spoutniks de Roxas boulevard

avec la corruption, la cruauté, le chaos de cette ville-vampire emblématique du siècle qui commence. On ne regarde plus la France de la même façon quand on a respiré l’odeur d’urine et de vomi rance à Malaté, à Tondo ou à Pasay city.

Les « moi tout seul » de ces enfants sont autant de petits grains de diamant coincés dans la meule, et j’aime ça.

Ceci n’est pas du story telling


Ça valait le coup de repeindre le placard, finalement


A l’ami qui demandait « où ça va », répondre : ici, pas de story-telling, rien qu’un récit décousu, non-histoire. Ca ne va nulle part : c’est.
L’été, c’est ce qui nous arrive, une saison, juxtaposition de présents désarticulés que rien ne lie entre eux mais que l’on partage. Jour de pluie, promenade au soleil à travers la campagne, en vélo, une bonne blague.

Bonheur de savoir que le souvenir de la micheline Tuffé-Prévelles existe aussi dans l’enfance d’un autre. Le vent du sud étirait son cri d’animal mécanique, étrange et lointain, et cela voulait dire qu’il ferait beau. Cela nous appartient dès lors que l’on y plonge. Ici, je suis comme on respire, et ce que je respire aujourd’hui, c’est l’odeur des pommes. La magie, ce serait de pouvoir, comme Prospero, la croquer, et recrachant les pépins d’en faire naître des pays, des îles. (The Tempest).

L’été s’en est allé, voici l’automne et le retour du temps qui s’en va quelquepart. On voudrait se glisser dans le pli, tenir à distance hier et demain, les remettre à leur place.

Et puis, demain, raconter la même histoire autrement.
A croquer, disait -elle, et je crois qu'elle parlait des pommes

Lundi 16 : tous des Roms


Mail inattendu de l’administrateur du haplo group R1B1 (Genographic project) : la lignée paternelle serait originaire d’un petit groupe d’individus fuyant l’Europe centrale où sévissait la peste bubonique au quatorzième siècle. Le fait que cette version contredise la légende familiale la rend des plus intéressantes.  On n’est plus bretons depuis 1035, alors ? Quelque chose ne tourne pas rond ? Suspense et suspicion ! Ma génération n’aurait donc pas inventé le métissage ? Quel hongrois vint, dans la nuit médiévale, greffer ses gènes sur l’ancienne souche bretonne ? « Génétique en bandoulière », chantait Noir Désir. Possibilité d’un scénario. Famille, tes mystères à l’heure des séries!

Le rire éraillé de Margot résonne dans la  nuit sarthoise, grave-aigu-médium étiré, les poumons dilatés, ravie de son effet. C’était donc ça la bombinette, le mail annoncé en gare de la Rochelle? On se croit tranquille comme un âne du Poitou broutant son pré salé depuis des générations et l’on se découvre mouette, migrant-migrateur, mobile, nomade, un tapis volant sous les pieds, zoup-là ! Sur quelles routes narratives cherche t-elle donc à m’attirer ? L’Europe est si vaste, et l’histoire de ses populations si compliquée. Je me connecte sur le site du Genographic project où de sinistres flèches rouges retracent la progression de la Peste Noire au 15ème siècle. Terrifiante hypothèse… Mes ancêtres auraient-ils apporté le virus dans leurs bagages ? Un européen sur trois succomba à l’épidémie. Me reviennent en mémoire les peurs ressurgies en Asie lors de l’épidémie de SRAS, le journaliste qui faillit être lynché dans un petit village aux Philippines parce qu’il revenait d’une province où se trouvait une personne contaminée, l’ostracisme dont la population de Singapour avait frappé les infirmières philippines, les seules qui voulaient encore bien s’occuper de leurs malades. On croit toujours que la peste, c’est l’autre, alors qu’on la porte en soi depuis des siècles.

Plus j’en apprends sur l’histoire des migrations humaines, plus je suis fasciné par ces multiples croisements, ces routes anciennes qui nous ramènent par mille détours à l’origine commune, à l’unité de l’espèce humaine. Pendant ce temps-là, le gouvernement de la France met en scène l’expulsion des Roms. On se croirait revenus au temps de Philippe le bel lançant la chasse aux juifs. C’est donc cela, le retour au moyen âge annoncé par Nicolas ? Il faudrait leur envoyer un exemplaire des Bijoux de la Castafiore, où l’on voit Tintin prendre la défense de ces boucs émissaires. Tout ceci devient nauséabond, relents des années trente. Allons-bon, je vais me faire traiter de millionnaire germanopratin. (Si seulement). Ce n’est pas cette France-là que je suis venu retrouver après de longues années en Asie. A quel âge mon neveu métis subira t-il son premier contrôle au faciès ? Comment l’armer contre cette inéluctable agression ? Comment lui faire aimer la France ? Marianne, reviens, ils sont devenus fous !

 

Reviens Marianne, ils sont devenus fous!

 

Dimanche 15 : la marmotte insomniaque


 

Lost in Moulinsart

 

Eveil au son mou de la pluie tombant sur la terrasse. Encore une journée fichue. Pour les ballades en vélo, c’est mort. Machinalement je vais jusqu’à la fenêtre, ouvre en grand sur une odeur d’eau. Le paysage strié de hachures obliques ressemble à une planche de B.D. belge. En bas, les mamans tendues cherchent une idée pour occuper les enfants. On a déjà fait toutes les ballades, écumé la FNAC et vu les nouveaux films. Il faut bien dire (avouer, dirait ma nièce) que la Sarthe, pour les animations, c’est pas tip top. Quand le vert paradis tourne à l’enfer mouillé, la belle région redevient province et l’ennui, solide. En Bretagne, on sortirait les cirés jaune vif, on irait braver les vents, ramasser des seaux de bigorneaux, mais ici ca vous dégouline des arbres et ça vous casse le moral jusqu’à l’os. La mélancolie pointe son museau, on la repousse en visionnant cinquante fois la marmotte insomniaque sur l’Iphone de Juliette. Joséphine lui donne la réplique (Je parle, je parle, mais si ça se trouve, c’est déjà le printemps).

  • Elles partent aujourd’hui pour la Normandie, dégoûtées. Leurs éclats de rire vont nous manquer. Les garçons vont perdre des compagnes de jeux, se retrouver seuls au milieu des adultes, enfermés dans cette version no fun de Lost à Moulinsart (je vais pas relire les Bijoux de la Castafiore pour la cinquantième fois, proteste mon neveu!) (Ben si, c’est d’actu avec toutes les expulsions de Roms. Tintin, l’anti-Sarko, qui reçoit les gitans sur la grande pelouse de Moulinsart). A nous de les écouter, d’apprendre à lire ces expressions qui passent si vite sur leurs visages. Deux paires d’yeux qui vous interrogent, pétillent, boivent le monde.
  • Mon père entreprend de réparer les vélos pour la cinquantième fois, démonte et remonte les selles pour la plus grande fureur de leurs propriétaires qui n’avaient rien demandé et se retrouvent parfois déstabilisés en pleine côte lorsque la selle, mal vissée, retombe en zigzaguant.
  • Quand il ne nous fait pas mourir de rire en imitant ma sœur, mon beau-frère m’explique les arcanes du tatouage et de la compression d’images, l’hébergement et toutes les subtilités sans lesquelles ce blog ne connaîtra jamais son premier clic. Il raconte aussi les jeunes qu’il accueille à la Mission locale, des jeunes qui « n’ont pas les mots ». On n’a jamais assez de mots, ils ne sont jamais là quand on a besoin d’eux. Vouloir dire, c’est s’exposer à cette frustration et vivre avec. Si j’habitais en banlieue je commencerais par durcir mon corps. l’avantage du corps sur les mots, c’este qu’on est toujours sûr de l’avoir sous la main.
  • Extension du territoire de la rouille


    Dessiner, c’est créer du territoire, un pays imaginaire sur la feuille blanche.

    En hommage à mon commentateur le plus dévoué et à son fils, ce vieux panneau couvert de rouille à l’entrée d’un  territoire dont nous aurons largement fait le tour en parole, en vélo, puis dans le souvenir où il s’échappe.

    Je remets le lien sur le territoire et la dé-territorialisation posté par Thibaud dans son commentaire sur le re-paysement, car dessiner, c’est créer du territoire, un pays imaginaire sur la feuille blanche.

    Extrait : « dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari utilisent l’exemple de la main de l’homme pour décrire ce processus, et nous amène du coup à une définition profondément teinté par une pensée de la technique:

    Chez les animaux nous savons l’importance de ces activités qui consistent à former des territoires, à les abandonner ou à en sortir, et même à refaire territoire sur quelque chose d’une autre nature (l’éthologue dit que le partenaire ou l’ami d’un animal « vaut un chez soi », ou que la famille est un « territoire mobile »). A plus forte raison l’hominien : dès son acte de naissance, il déterritorialise sa patte antérieure, il l’arrache à la terre pour en faire une main, et la reterritorialise sur des branches et des outils. Un bâton à son tour est une branche déterritorialisée. Il faut voir comme chacun, à tout âge, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes épreuves, se cherche un territoire, supporte ou mène des déterritorialisations, et se reterritorialise presque sur n’importe quoi, souvenir, fétiche, ou rêve. […] On ne peut même pas dire ce qui est premier, et tout territoire suppose peut-être un déterritorialisation préalable; ou bien tout est en même temps. »— Gilles Deleuze, Felix Guattari ; Qu’est-ce que la philosophie ?; pp.66

    Et plus loin, le commentateur poursuit :

    « Le capitalisme « déterritorialise » pour mieux générer des flux de capital. Il ne déterritorialise pas comme d’un acte créatrice, voire artistique, ou pour une quelconque idéologie d’un monde meilleur. Car, comme nous avons déjà dit, le déterritorialisation est d’habitude un mouvement créatif, voire un mouvement essentiel dans le flux essentiel du renouvellement de la « Nature », ou de la vie. Au contraire, le capitalisme déterritorialise pour mieux assurer des flux de capital, c’est son prérogative. L’axiomatique de ce point de vue permet de remplacer le l’objet, le mœurs ou le processus territorialisé par un autre « d’un même valeur » et ainsi le faire rentrer dans l’économie marchande généralisée. »

    Sinon, je ne crois pas qu’on parle des Roms dans le numéro de septembre de Côté Ouest, qui vient de sortir.

    Cynthia Fleury, caramels et paparazzis


    On s’achemine tout doucement vers la fin de ce journal…

    1. Demain, toute la famille est au complet. On blague sur les caramels au beurre salé, si tendance. Côté Ouest, objet de toutes les plaisanteries, magazines pour l’été, jardinage et bricolage, conseils psycho-déco ; on feuillette en laissant filer son esprit. Les filles s’isolent pour téléphoner. Le soir, on joue aux cartes avec les enfants. Ils ont des gestes vifs. Les filles dévorent. « Tu crois que si tu manges plus vite il y a moins de calories ? » demande Joséphine, l’amie de ma nièce. Aussitôt dit, aussitôt posté. Avec facebook et l’iPhone, on est tous des paparazzis.

    2. Et voilà, mon blog est en ligne. Envoyer des invitations, guetter les commentaires : la victoire, c’est qu’il existe. La Discipline danse de joie dans sa belle robe de velours rouge (voir plus haut : mes deux égéries).

    3. 3. Je commence à trier les photos : Ré, la Sarthe. Une pensée pour l’ami Nicolas, si présent dans chacune de ces promenades. Sa voix nasale, haut perchée, cite le nom d’un oiseau, d’une plante, signale une écluse qu’il a pris tant de plaisir à photographier, jadis, les coins où il venait pêcher avec son père. Une semaine a suffi pour faire mûrir les arômes de ces images, comme on le dirait d’un bon vin : c’est une joie sereine, mêlée de reconnaissance, longue en bouche, avec de riches tanins. Elles manquent de piqué, la mise au point laisse à désirer, le compact montre ses limites, mais elles me rappellent le moment de la prise, et la complicité nouée autour des marais, la passion commune pour ces ambiances fugitives, sans ignorer que l’on n’y parvient jamais, qu’elles ne se laissent pas plus capturer que les merveilleux nuages.

    4. Au petit déjeuner, un drame éclate à propos d’une broutille, une histoire de peinture à finir. Si je me démène autant, n’est-ce pas par refus de voir vieillir ma mère ? Agir pour évacuer l’angoisse. Je voudrais qu’elle soit encore capable de décider, d’arbitrer, de vouloir. Mais elle n’en a plus la force. Pas aujourd’hui en tout cas. Lui reconnaître ce droit, même si elle refuse de passer la main et de se désintéresser. On reste en suspend, le temps de se faire à l’idée, puis revient le courage. Qu’est-ce que c’est, le courage ? Comment ça vient ? Courage de se réveiller tous les jours, à chacun ses raisons : l’ambition, le défi, l’amour. Dans le courage semble s’offrir une sortie du temps, « comme s’il existait un passage secret entre la vie et l’éternité » (Cynthia Fleury, la fin du courage). Horizon toujours ouvert.


    des grillons dans les arbres


    8. Absence totale de lune et profond silence à peine troublé ici ou là par le plouf d’une grenouille ou le saut d’une carpe. « Il y a des grillons jusque dans les arbres ?» demande l’amie de ma nièce. Oui. Les très rares sons se réverbèrent sur les murs du château avant de s’évanouir dans l’espace. Dans le ciel scintille une rivière de diamants. (Même la nuit sarthoise est contaminée par le bling bling). Voie lactée que suivaient les morts pour aller vers d’autres univers dans la mythologie des indiens d’Amazonie. On retrouve cette image dans la chanson du mal aimé, l’un des plus beaux poèmes d’Apollinaire :
    « Voix lactée, ô sœur lumineuse
    Des blancs ruisseaux de Canaan
    Et des corps blancs des amoureuses
    Nageurs morts, suivrons-nous d’ahan
    Ton cours vers d‘autres nébuleuses ?
    »
    Trois générations dorment paisiblement sous ce toit, précédées par quinze autres dont les vies imprègnent encore ces lieux, jusqu’au fondateur. Un château, c’est comme un bateau : superposition d’espaces reliés par des escaliers, des coursives, des étages vastes comme des ponts du haut desquels on peut contempler une large variété de points de vue sur la campagne ou sur la mer environnantes. L’un comme l’autre sont animés d’une vie propre et voguent, à travers l’espace et le temps, de rivage en rivage, de génération en génération.