A l’ombre d’un clocher quasi millénaire, penché comme celui de Combray, c’est un village cossu aux belles maisons de tuffeau clair. Une longue rue descend parmi les propriétés ceintes de murs, d’où s’échappent des parfums de lilas et de glycines. Un portail d’un bleu pâle ouvre sur un espace impressionniste, ancien verger où les herbes poussent dru, où des iris sauvages jettent des touches de mauve, où les traces de la tondeuse à gazon dessinent un malicieux labyrinthe. Des outils de jardinage abandonnés sur la terrasse invitent à la paresse. La douceur de l’air est palpable.
Deux chats règnent sur ce jardin, terreur des pigeons et des taupes. Des arbres fruitiers, des fleurs en buisson ralentissent l’écoulement du regard. Par moments, un rayon de soleil vient caresser la joue du visiteur exténué. Quelqu’un propose du café. Puis on ira marcher, rien ne presse.
Au fond de cette vallée coule une rivière animée de courants, de tourbillons, de petites bulles pétillantes. Comme dans la méditation, elles remontent à la surface et crèvent, ou se laissent entraîner vers l’aval. Une odeur familière de feuilles et d’eau imprègne ce paysage. Fraîcheur d’avril, tempérée, changeante. Une branche penchée au-dessus du courant scintille comme les gouttes de lumière dans un tableau de VerMeer. On pense à Corot, à Poussin, puis on oublie les références. Même la mélancolie se délite. Il aurait fallu venir avec un chien, ou pêcher. Lire, peut-être, mais les aphorismes de Lin-Tsi prêtés par un ami me tombent des mains. Plus tard, je l’abandonne pour Un été avec Montaigne, d’Antoine Compagnon.
Revenus sur la terrasse, nous reprenons le fil d’une très ancienne conversation. L’Asie, bien sûr, et l’amitié. Le courage qu’il faut parfois pour se dire des choses déstabilisantes, et qui font avancer. La comédie du sens, on tâtonne.
Pourquoi Montaigne s’est-il mis à écrire les Essais ? s’interroge Compagnon. Pour canaliser ses folles pensées qui courent en tous sens « comme un cheval échappé ». Ordre et désordre, dans le lieu/paysage et dans la pensée. L’écriture et le jardinage, deux manières d’apprivoiser le désordre sans chercher à le supprimer. Il en résulte un ordre vivant, comme les mouvements de l’eau dans la rivière. Ce chaos est régi par des lois, il génère l’apparition de propriétés émergentes, tout comme le choix de tondre à diverses hauteurs l’herbe du jardin nous renseigne sur les intentions du jardinier. Ou sur ses goûts.
De même, en passant de Lin-Tsi,le célèbre maître T’chan, à Montaigne, je savoure la sagesse du philosophe qui n’affirme rien, ne propose pas de « solution », mais ne renonce pas pour autant à chercher, sinon du sens, du moins une manière supportable de vivre au milieu des turbulences. Il s’interroge : « que sais-je » ? Et sa question creuse un gouffre dans lequel disparaissent toutes les haines.