Goethe observe une feuille.
Il ne se contente pas de la regarder distraitement : il la contemple dans tous ses détails, avec une attention précise, qu’il a longuement, patiemment exercée. Il suit des yeux le contour, les nervures, les moindres variations de la couleur, jusqu’à la recréer en imagination.
Et cette image qu’il compose dans son esprit devient plus que l’objet-feuille, c’est la vie traversant la feuille, le frisson, la croissance. Il la voit grandir, se développer, tel une caméra au ralenti. Sa perception extraordinairement affûtée épouse et restitue le mouvement de transformation, dans son ensemble. Ainsi faisaient Claude Gellée, dit le Lorrain, capable de contempler un effet de lumière sur des feuillages pendant des heures, mais aussi Hiroshigue, Van Gogh, Cézanne ou Picasso. Affiner notre présence au monde est un exercice qui demande une grande rigueur et de la persévérance. Il faut avoir le courage de ralentir, dompter l’envie de passer à autre chose, d’avancer. Dans son enfance, Milton Erickson (1), paralysé par une maladie, passa deux années cloué dans un lit d’hôpital. Il développa un sens de l’observation extraordinaire, tel un véritable Sherlock Holmes de la psychologie. La moindre variation dans la couleur de la peau ou dans l’intonation d’une voix devenaient pour lui des indications précieuses sur l’état psychologique des personnes de son entourage. Plus près de nous, Edward T. Hall (2), l’un des fondateurs des études interculturelles, passa des heures et des heures à visionner des vidéos pour détecter les rythmes cachés des conversations, les gestes significatifs et tout ce qui fait langage au-delà des mots. Il en déduisit sa théorie des cultures profondes, et d’autres intuitions fulgurantes sur la communication interpersonnelle, qui pourraient occuper les chercheurs pendant des décennies.
Tous ces exemples ont en commun le principe d’immersion. Plonger au cœur des choses, libéré de tout ce qui nous en sépare : interprétations, croyances, voilà le secret d’une véritable présence au monde. Alors, seulement, nous pouvons créer du nouveau. Nous cessons de reproduire les schémas connus et rassurants pour accueillir ce qui vient, le futur émergent au cœur de l’expérience. Tel est le message développé par Otto Scharmer, dans la Théorie U. C’est également le sujet de ce blog, depuis le premier jour. S’immerger au cœur de l’expérience, pour mieux accueillir l’émergent : appelons cet exercice « l’immergence ». Signalons aussi les travaux de Francisco Varela sur le sujet. A suivre
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Bonjour et merci à toi l’Ami.
Avec le temps qui passe et se raccourcit, au-delà d’un monde « trop vite », je finis par penser que le secret est moins dans la lenteur que dans l’exercice exigeant de l’observation. Observer l’ensemble des choses, écouter tous les mots, analyser toutes les situations, ressentir tous les signes, éveiller tous les sens, tels sont les défis à mener pour mieux appréhender le monde, l’altérité, la vie, l’ouverture. Et il faut apprendre à le faire vite, sans trop ralentir, car le temps presse et la soif de découvertes tout aussi immense que leurs infinités.
Mettre en éveil tous ses sens, savoir trier, analyser, conserver. Tout cela à chaque instant, sans perdre de temps ! Difficile, mais plus intéressant à mes yeux que de prendre le temps, qui reste néanmoins aussi une autre belle histoire.
Amitiés
M
Merci l’Ami, ton commentaire m’emplit de joie. Et merci à A.S qui l’a ressorti des profondeurs de l’algorithme. Je m’aperçois à cette occasion que le message que je croyais avoir échoué à communiquer en 2011 était réapparu, plus tard, autrement. Lenteur/vitesse, ou profondeur-intensité? Je crois réellement (mais il y a lieu d’en débattre) que ralentir, dans un premier temps, permet d’accéder à une profondeur et une précision dans la perception qui, dans un deuxième temps, rendent possibles les fulgurances de l’intuition. C’est le centré-ouvert, la présence à soi et au monde. Plus que la lenteur, gardons pour aujourd’hui la précision et la persévérance.
Merci, tu as sûrement raison! Mais je pense que se mettre en rythme, même trop rapide, à frôler sans franchir, le stress en trop grande quantité, permet d’être plus vif sur le monde, quite à avoir un peu de déperdition. Je préfère être face au précipice, que de prendre le temps de réfléchir en haut de la montage. Même si je conviens que c’est moins confortable. Mais, peut-être est-ce plus efficace dans la vie qui passe. Pour moi, le seul sujet fondamental autour de l’expérience vécue dans son rapport au monde, reste la conservation : la mémoire et sa capacité de restitution.
Le temps passe trop vite, pour prendre trop de temps !
Amitiés
M
Hmm, voilà des réflexions qui ouvrent de nouvelles perspectives. Mémoire et conservation étaient en filigrane dans mon histoire de grenouilles. Ce à quoi l’on cesse de prêter attention finit toujours par disparaître.
Observer : encore ! (cf les grenouilles). Avec les yeux, dans la vie (sous le soleil, exactement) et surtout avec un esprit vierge, ce qui est un pré requis du sociologue. Très tentée aussi par la théorie U. Merci pour les liens, conserve cette formule ! Et un clin d’oeil aux Lettres Persanes.
Passionnant. Je suis exactement sur cette longueur d’onde et je me rejouis de vous lire, cette fois encore plus que d’habitude.
/ instagram: catherinawillis
Et quand je vois le travail du nutritionniste Frédéric Saldmann, qui connaît intimement la nature et le fonctionnement humains, et qui découvre, après 30 ans d’exercice, que les fondamentaux de ses théories sur l’oxydation sont fausses !! Remises en cause par un rat-taupe nu ! Avec cela, on est en plein dans ton sujet !
Merci à toi, à bientôt,
M
Merci l’Ami ! pour tous tes écrits.
S’immerger pour mieux s’extraire, car nous savons aussi combien la question du point de vue, du recul, du regard décalé est fondamentale pour mieux voir les choses, se comprendre, et comprendre le monde.
La difficulté parfois c’est de s’extraire de son paradigme, et le stress inconscient, l’omni-concience que nous ne voyons rien….