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Le chapeau


Poésie des mondes feuilletés, cuisant doucement, gentiment, dans les rhizomes de nos villes souterraines : c’est une pâte qui lève, une saveur insolite, un coin soulevé dans l’épaisseur des jours.

Ici se conjuguent la mémoire des labyrinthes et celle des hommes.

Ici descendent parfois des femmes à chevelure de sirène.

Ici s’échouent des enchanteurs invaincus, distillant sans en avoir l’air de vieux sortilèges.

Au métro Denfert, quand cesse le fracas des trains, on entend parfois les sons d’une harpe celtique. Elle nous plonge dans un univers profondément enfoui, tissé des légendes et des mythes que l’on se racontait, le soir, dans une autre enfance, et puis une autre, et tant d’autres encore, jusqu’à se perdre dans les volutes anciennes des lignées.

Les doigts du musicien tressent des mélodies lancinantes, ferventes, aériennes, bouclées comme des chevelures. Les passants ralentissent, s’émeuvent, une pièce tombe dans le chapeau, les voici nourris, rayonnants, requinqués. Lui reste droit, les yeux grands ouverts sur un ciel de pluie.

Quelques années plus tard, marchant avec un groupe de randonneurs dans la forêt de Huelgoat épargnée par les incendies, nous sommes attirés par le son d’une harpe entre les branchages.

Intrigués, nous nous rapprochons du chaos rocheux d’où provient la musique.

Au bord du sentier parsemé de touristes, assis face à son instrument, se tient un jeune harpiste au teint pâle, chevelu, légèrement crasseux, devant un chapeau semblable à celui du musicien qui m’avait enchanté quelques années plus tôt, sur le quai du métro Denfert.

Je le revois soudain, digne et rêveur, un peu raide contre son mur carrelé de blanc, faisant ruisseler la musique entre ses doigts.

Une grande femme blonde, sportive, port de reine et chevelure de lionne, déboula d’un couloir, traînant une petite valise à roulettes.

En arrivant près du harpiste, elle fut prise d’une hésitation, ralentit, s’arrêta, comme prise d’un doute.

Elle regarda le musicien, le chapeau, de nouveau le musicien, appuya sa valise à roulettes contre le mur carrelé de blanc, et s’assit, par terre, juste à côté du chapeau.

Alors se produisit quelque chose d’imperceptible. Un sourire apparut sur les lèvres du harpiste et dans son regard, ses doigts semblèrent gagner en agilité.

Comme libérée d’un sortilège, la musique s’échappant de la harpe adopta une allure plus légère, de petits bonds, des éclaboussures jaillirent, une fraîcheur inattendue bouillonna comme si le torrent du Huelgoat était venu là poursuivre sa course impétueuse dans ce couloir de métro.

La forêt tout entière se répandit sous les voûtes, avec ses lumières liquides, ses frissons, ses odeurs de fougère et de genêt. La musique du harpiste redonnait vie à tous les êtres qui vivent dans les collines, les landes et les rivières.

Le courant passait, les souterrains réveillés frissonnaient, le musicien se tenait droit comme un prince.

Pendant un moment, il sembla que le couloir du métro s‘était ouvert sur l’immensité d’un ciel bleu.

Tous les passants ne s’arrêtèrent pas, mais tous avaient changé d’allure.

La forêt de Saint Clair


Cette forêt n’est pas silencieuse.

Ce n’est pas le contraire d’une ville, offrant aux citadins épuisés le trésor de son calme.

C’est un monde où la vie grouille sous les pierres, dans le tronc des châtaigniers déracinés, dans le touffu des ronces.

Elle existe pour elle-même, pas pour notre plaisir. Et cette vie suit ses propres lois, s’organise, partage les ressources et le territoire. Grimpereaux, geais des chênes, locustelles, pinsons, bruants, s’avertissent de notre passage et poursuivent leurs activités.

C’est un habitat vivant, vibrant, puissamment odorant, un espace intermédiaire aux mille visages.

Tôt le matin, ce territoire bruisse, jacasse, craque et crie, parcouru de ruisseaux glougloutants, feuillolant au gré du vent, souffrant de la sécheresse et cherchant le moyen de survivre.

Comme nous, la forêt vit une catastrophe.

A son orée, la fontaine de Saint Clair offre, à qui le demande, fraîcheur et discernement.

Rassemblant quelques feuilles jaunies, des mousses et des branches, je compose un mandala forestier.

Sur les vieilles pierres luisantes, il propose un motif de lien, de gratitude et d’ouverture.

La rencontre se fait. Plus loin, la pierre touchée dans le chemin libère un flot d’images, d’émotions.

Joie, douceur inattendue, surprise, guérison.

Et pour toute eau, des larmes.

Je suis devenu ami avec une baleine


Il y a beaucoup de morts dans le Sel de la terre, le film de Wim Wenders sur le photographe Sebastiao Salgado (bande annonce ici). Mais il n’y a pas que cela. Il y a aussi la vie. L’espoir. La guérison d’un morceau de terre devenue désertique et, dans le  retour de la forêt, la guérison de celui qui la plante. Il y a la puissance d’un artiste aux mains énormes, qui se renouvelle et remet en jeu sa réputation pour tenter autre chose. Il y a la complicité d’un fils et de son père. Il y a la ténacité d’une femme, méticuleuse organisatrice de ses expéditions aux quatre coins de la planète. Il y a, pour nous qui regardons ce film, la possibilité de concevoir un projet. Comme un désir de renaissance. Et puis il y a cette phrase, à la fin : « je suis devenu ami avec une baleine ».