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Réparer, guérir, transformer : l’art japonais du kintsugi


Continuité, discontinuité, changement : la civilisation japonaise a, plus que toute autre, exploré ce thème à travers les arts, la méditation, dans la vie quotidienne. Cette fascination s’exprime à la perfection dans le kintsugi, une technique artisanale qui consiste à réparer des porcelaines brisées en y insérant de la laque saupoudrée d’or ou d’argent.

Au départ, l’intention était de donner une seconde vie à des objets précieux, pour éviter de les mettre au rebut. Mais, au lieu de chercher à dissimuler les traces des fêlures au moyen d’une laque invisible, les artisans japonais eurent l’idée d’en faire un nouveau motif décoratif.

Sous l’influence du zen, qui voit dans tout accident l’expression de la vie, la réparation est ainsi peu à peu devenue l’occasion de raconter une histoire. Rendre visibles, et même valoriser en les magnifiant, les traces de la brisure initiale, confèrent à l’objet une empreinte émotionnelle supérieure à la beauté parfaite, mais froide, qu’il avait avant la cassure. Evocatrice de rivières cascadant, au printemps, dans les prairies encore enneigées, la poésie émanait désormais de la rupture, de l’afflux de vie qu’elle rendait possible, et non plus de la perfection formelle.

Renversant le stigmate attaché à la cassure pour créer quelque chose d’une plus grande valeur encore, de plus riche, de plus complexe et de plus complet, l’humble potier se faisait l’artisan d’une « glorieuse renaissance ».

Au fil du temps, la technique est devenue métaphore. Dans son livre « Kintusgi », l’auteure Bonnie Kemske cite Léonard Cohen : « il y a une fêlure, une fêlure en toute chose, et c‘est par cette fêlure que passe la lumière ». Au soir de sa vie, le vieux chanteur canadien rayonnait d’une sagesse et d’une empathie lumineuses, à travers l’épaisseur d’une existence que l’on savait marquée par de nombreuses trahisons, des pertes et des renaissances multiples. Sa voix d’or coulait à travers la matière solidifiée des épreuves, se frayant un chemin vers le cœur des spectateurs émus au plus profond d’eux-mêmes.

Réparer devient un acte thérapeutique, pour l’artisan lui-même : selon la restauratrice Yukiko Kuroda cité par Bonnie Kemske, « apprendre à réparer une céramique brisée m’a aidée à me réparer moi-même ».

Les parcours de vie que le coach est amené à rencontrer sont comme ces bols fêlés. Pertes de sens ou d’emploi, découragement : autant d’accidents, de ruptures que les clients désemparés lui confient, parfois avec difficulté, honteux de n’avoir pas réussi selon les critères de la société contemporaine attachant les échecs à la personne comme une étiquette indélébile.

Réparer les vivants, selon le titre du magnifique livre de Maïlys de Kerangal, devient alors la plus noble des tâches. Gardons-nous bien de proposer une « réparation transparente, à l’identique ». Il n’y a jamais de retour au statu quo ante.

L’or dont nous pouvons saupoudrer les blessures, c’est la capacité d’empathie. Sans elle, pas de véritable croissance humaine. Révéler, magnifier nos blessures, c’est s’ouvrir à l’autre, en lui permettant d’afficher en retour ses propres vulnérabilités. L’humilité, comme voie de transformation personnelle, tel est le message des artisans japonais empreints de la sagesse du zen.

Kintsugi, image Sébastien Marty

Réparer le monde


Disons-le tout de suite : je trouve plutôt sympathique l’ambition de « réparer le monde » que se donnerait la littérature française d’aujourd’hui selon Alexandre Gefen ( « Réparer le monde, la littérature française au XXIème siècle, Corti, les Essais). Que la littérature nous réconcilie avec le corps, la sensualité, les émotions, qu’elle nous aide à trouver des clés pour vivre un peu moins mal, à retrouver un peu de pouvoir, même, et pourquoi pas à construire des relations plus satisfaisantes, qui peut y trouver à redire ? On reprochera peut-être à ce mouvement son manque d’ambition : consoler plutôt que transformer, repeindre les murs de la cuisine plutôt que de reconstruire toute la maison. Et si c’était tout le contraire ? Et si nous avions besoin de reprendre pied dans le monde, avant toute chose, avant de pouvoir formuler d’autres exigences ?

L’engagement dans le monde, et surtout envers les vivants, dont témoignerait cette littérature « réparatrice », me paraît en tout point préférable au mouvement formaliste et esthétisant qui l’avait précédée. Selon Alexandre Gefen, cette nouvelle littérature s’ouvrirait au réel, qu’elle se donnerait pour tâcher de corriger.  Cette convergence de la littérature, des sciences cognitives et du développement personnel, voire de la thérapie, coïncide avec une réhabilitation de la fiction comme véritable « propre de l’Homme » (Yuval Noah Harari, Sapiens). La capacité d’inventer et de se raconter des histoires serait le levier qui aurait permis le formidable développement des sociétés humaines, la projection dans le futur, le partage d’expérience et la spéculation intellectuelle. On est loin du divertissement auquel les « gens sérieux » (ceux qui n’ont pas le temps de lire des romans, encore moins de la poésie, mais qui passent des heures à surfer sur les réseaux sociaux ou devant des séries) cantonnaient la littérature.

La voici donc lestée d’une utilité nouvelle, aussi incertaine que prometteuse. En tant que coach, cela ne m’étonne pas : il y a déjà de nombreuses années que le récit est utilisé comme méthode de reconstruction du sens et de projection dans un futur désirable. A l’échelle d’un groupe, on appelle cela la méthode des scénarios, de plus en plus utilisée pour travailler sur des sujets complexes nécessitant l’intervention d’équipe pluridisciplinaires.

En redécouvrant le récit, la littérature récupère ces deux provinces perdues que sont les émotions et les sens, longtemps reléguées en périphérie de l’empire du tout-cérébral (que l’on se souvienne d’une certaine façon de décrire les relations sexuelles, dépourvues de toute sensualité, et qui donnaient envie d’aller se faire moine au mont Athos). Le roman de Chantal Thomas « Souvenirs de la marée basse » (Seuil) peut ainsi se déguster comme une ode aux plaisirs du corps plongé dans l’eau en diverses saisons et à diverses températures. On est là dans une forme de littérature immersive à l’opposé de la distance ironique obligatoire depuis Flaubert jusqu’au milieu des années 90, et même un peu plus longtemps si l’on y inclut les romans hyper cérébraux et détachés de Michel Houellebecq.

Cette ambition nouvelle s’accompagne d’une forme d’humilité : on est au ras du réel, on ne va pas refaire le monde, ni même le transformer, juste essayer d’y voir plus clair, d’y trouver des repères et de rendre la vie plus supportable. Par ce choix, et la redécouverte des sens, la littérature nous aide à recréer les liens perdus avec le monde. Certains romans contemporains vous font l’effet d’un bon massage aux huiles essentielles après des heures passées devant un ordinateur : on est à nouveau bien dans son corps, détendu, prêt à se réconcilier avec la vie, peut-être même à s’ouvrir, explorer, prendre à nouveau des risques, élargir le périmètre de nos ambitions. Il faudrait remonter jusqu’à Rabelais pour retrouver une telle « immersion » sensorielle, quand toute la littérature successive a semblé vouloir s’éloigner du « monde vulgaire », le raffiner jusqu’à l’abstraction.

« L’heure est aux écrivains de terrain », conclut Alexandre Gefen interviewé par Le Monde.

Cela ne signifie pas que la littérature doive nous parler uniquement du ciel bleu. On a reproché à Frédéric Lenoir une vision « irénique » de Spinoza dans son dernier livre (le Miracle Spinoza, Fayard). Reconnaissons-lui au moins le mérite d’avoir rendu accessible une philosophie de la joie de vivre. « L’éthique de Spinoza, c’est montrer que le corps et l’esprit nous aident ensemble à passer des passions tristes aux passions joyeuses » écrit Lenoir. C’est toujours l’ambition de redonner aux gens du pouvoir sur leur vie. Tendre un large cadre où le Mal s’inscrit, mais dans un horizon plus vaste, dans lequel nous pouvons puiser des ressources, des clés de résilience.

Affronter le Mal, debout, face à face, ne rien céder : c’est le sujet de deux livres bouleversants et stimulants : « Vous n’aurez pas ma haine », d’Antoine Leiris (Le Livre de poche) et « Le livre que je ne voulais pas écrire », d’Erwan Laher (Quidam). Le premier raconte l’histoire d’un deuil : un père et son fils, la mère assassinée au Bataclan, les gestes quotidiens auxquels on se raccroche, l’enfant, ses besoins, son sourire. Le choix de l’amour plutôt que celui de la haine. Pour Erwan Laher, survivant du Bataclan, il s’agit aussi de faire face en évitant deux écueils : la tentation de se protéger du malheur, dans une sorte d’anesthésie émotionnelle qui peut mener au cynisme, et celle du désespoir. Puisque la mort, la séparation, la souffrance existent, il nous appartient de miser sur la vie, de lui donner du poids, de la consistance et de la couleur. Et si la littérature peut contribuer à renforcer cet appétit de vivre, c’est tant mieux.