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Réparer le monde


Disons-le tout de suite : je trouve plutôt sympathique l’ambition de « réparer le monde » que se donnerait la littérature française d’aujourd’hui selon Alexandre Gefen ( « Réparer le monde, la littérature française au XXIème siècle, Corti, les Essais). Que la littérature nous réconcilie avec le corps, la sensualité, les émotions, qu’elle nous aide à trouver des clés pour vivre un peu moins mal, à retrouver un peu de pouvoir, même, et pourquoi pas à construire des relations plus satisfaisantes, qui peut y trouver à redire ? On reprochera peut-être à ce mouvement son manque d’ambition : consoler plutôt que transformer, repeindre les murs de la cuisine plutôt que de reconstruire toute la maison. Et si c’était tout le contraire ? Et si nous avions besoin de reprendre pied dans le monde, avant toute chose, avant de pouvoir formuler d’autres exigences ?

L’engagement dans le monde, et surtout envers les vivants, dont témoignerait cette littérature « réparatrice », me paraît en tout point préférable au mouvement formaliste et esthétisant qui l’avait précédée. Selon Alexandre Gefen, cette nouvelle littérature s’ouvrirait au réel, qu’elle se donnerait pour tâcher de corriger.  Cette convergence de la littérature, des sciences cognitives et du développement personnel, voire de la thérapie, coïncide avec une réhabilitation de la fiction comme véritable « propre de l’Homme » (Yuval Noah Harari, Sapiens). La capacité d’inventer et de se raconter des histoires serait le levier qui aurait permis le formidable développement des sociétés humaines, la projection dans le futur, le partage d’expérience et la spéculation intellectuelle. On est loin du divertissement auquel les « gens sérieux » (ceux qui n’ont pas le temps de lire des romans, encore moins de la poésie, mais qui passent des heures à surfer sur les réseaux sociaux ou devant des séries) cantonnaient la littérature.

La voici donc lestée d’une utilité nouvelle, aussi incertaine que prometteuse. En tant que coach, cela ne m’étonne pas : il y a déjà de nombreuses années que le récit est utilisé comme méthode de reconstruction du sens et de projection dans un futur désirable. A l’échelle d’un groupe, on appelle cela la méthode des scénarios, de plus en plus utilisée pour travailler sur des sujets complexes nécessitant l’intervention d’équipe pluridisciplinaires.

En redécouvrant le récit, la littérature récupère ces deux provinces perdues que sont les émotions et les sens, longtemps reléguées en périphérie de l’empire du tout-cérébral (que l’on se souvienne d’une certaine façon de décrire les relations sexuelles, dépourvues de toute sensualité, et qui donnaient envie d’aller se faire moine au mont Athos). Le roman de Chantal Thomas « Souvenirs de la marée basse » (Seuil) peut ainsi se déguster comme une ode aux plaisirs du corps plongé dans l’eau en diverses saisons et à diverses températures. On est là dans une forme de littérature immersive à l’opposé de la distance ironique obligatoire depuis Flaubert jusqu’au milieu des années 90, et même un peu plus longtemps si l’on y inclut les romans hyper cérébraux et détachés de Michel Houellebecq.

Cette ambition nouvelle s’accompagne d’une forme d’humilité : on est au ras du réel, on ne va pas refaire le monde, ni même le transformer, juste essayer d’y voir plus clair, d’y trouver des repères et de rendre la vie plus supportable. Par ce choix, et la redécouverte des sens, la littérature nous aide à recréer les liens perdus avec le monde. Certains romans contemporains vous font l’effet d’un bon massage aux huiles essentielles après des heures passées devant un ordinateur : on est à nouveau bien dans son corps, détendu, prêt à se réconcilier avec la vie, peut-être même à s’ouvrir, explorer, prendre à nouveau des risques, élargir le périmètre de nos ambitions. Il faudrait remonter jusqu’à Rabelais pour retrouver une telle « immersion » sensorielle, quand toute la littérature successive a semblé vouloir s’éloigner du « monde vulgaire », le raffiner jusqu’à l’abstraction.

« L’heure est aux écrivains de terrain », conclut Alexandre Gefen interviewé par Le Monde.

Cela ne signifie pas que la littérature doive nous parler uniquement du ciel bleu. On a reproché à Frédéric Lenoir une vision « irénique » de Spinoza dans son dernier livre (le Miracle Spinoza, Fayard). Reconnaissons-lui au moins le mérite d’avoir rendu accessible une philosophie de la joie de vivre. « L’éthique de Spinoza, c’est montrer que le corps et l’esprit nous aident ensemble à passer des passions tristes aux passions joyeuses » écrit Lenoir. C’est toujours l’ambition de redonner aux gens du pouvoir sur leur vie. Tendre un large cadre où le Mal s’inscrit, mais dans un horizon plus vaste, dans lequel nous pouvons puiser des ressources, des clés de résilience.

Affronter le Mal, debout, face à face, ne rien céder : c’est le sujet de deux livres bouleversants et stimulants : « Vous n’aurez pas ma haine », d’Antoine Leiris (Le Livre de poche) et « Le livre que je ne voulais pas écrire », d’Erwan Laher (Quidam). Le premier raconte l’histoire d’un deuil : un père et son fils, la mère assassinée au Bataclan, les gestes quotidiens auxquels on se raccroche, l’enfant, ses besoins, son sourire. Le choix de l’amour plutôt que celui de la haine. Pour Erwan Laher, survivant du Bataclan, il s’agit aussi de faire face en évitant deux écueils : la tentation de se protéger du malheur, dans une sorte d’anesthésie émotionnelle qui peut mener au cynisme, et celle du désespoir. Puisque la mort, la séparation, la souffrance existent, il nous appartient de miser sur la vie, de lui donner du poids, de la consistance et de la couleur. Et si la littérature peut contribuer à renforcer cet appétit de vivre, c’est tant mieux.

La carte et la territoire troisième et fin


Chacun cherche son Proust : il y a celui des spécialistes, experts proustologues, proustolâtres et recherchicoles, et puis celui des lecteurs ordinaires, dont le témoignage seul nous importe ici, puisque Buencarmino plonge ses radicelles, encore et toujours, dans l’expérience vécue.
« Proust a changé ma vie », s’exclamait une blogueuse avec laquelle nous croisons quelques fils sur Twitter (http://proustpourtous.over-blog.com/ ). Elle n’est pas la seule, à en croire Alain de Botton, auteur de « Comment Proust peut changer votre vie ». Le thème est également repris dans l’éditorial du supplément Lire consacré à l’auteur de la Recherche (voir « la Carte … 2/3 ») qui se demande « quel livre a changé autant de vies ?»
Bien sûr, on pourrait immédiatement citer la Bible, le Coran, Sur la route ou « Je sais cuisiner » de Ginette Mathiot, qui ont chacun à sa manière changé bien des vies.
Mais revenons à Proust. De quoi est-il précisément question ? En quoi change-t-il la vie de ses lecteurs ? Lire ne s’approfondit pas sur le sujet, se contentant de publier quelques interviews de personnalités qui ont lu et relu la Recherche, ou des fragments de la Recherche, ou la quatrième de couverture de la Recherche, à différentes époques de leur vie. Ce qui est intéressant, c’est de noter comme ils trouvent, à chaque lecture, de nouveaux trésors, un éclairage différent sur la vie, l’intimité, la vie sociale, ou sur l’écriture elle-même.
Car il y a plusieurs manières de lire Proust : l’une, nostalgique, régressive, tournée vers les paradis perdus de l’enfance auquel chacun cherche un accès muni de sa madeleine magique, et puis une autre, qui consiste à jouir de l’abolition du temps et de sa tyrannie. S’il nous invite à centrer notre attention sur le cœur de ce royaume personnel, Proust n’en donne pas vraiment la clé. Dans la Recherche, le Narrateur découvre un passage secret menant vers l’enfance (épisode de la madeleine dans du côté de chez Swann), et puis un autre vers Venise et ses ciels lumineux (les pavés inégaux dans le Temps retrouvé), mais tout cela se fait par inadvertance, un peu comme l’apparition du génie de la lampe dans les Mille et une nuits.
Ce que Lire n’explore pas non plus, c’est la différence entre ces deux états, car l’Enfance retrouvée, c’est la vivacité des premières impressions gravées dans la mémoire avec une force, une précision qui ne se retrouveront jamais, tandis que l’expérience du bonheur que procure l’abolition du temps relève tout autant de la littérature que de la neurologie ou de la méditation (voir « la Carte et le territoire » 2/3).
Lucien Daudet, puis Edmond jaloux, n’ont pas manqué de faire le rapprochement avec un autre explorateur du bonheur et du royaume intime. Jean-Jacques Rousseau, particulièrement dans la cinquième Rêverie, a décrit cet état de félicité suprême, contemplative, libérée de toutes les contingences, lorsqu’il décrit les après-midi passées à regarder passer les nuages, les yeux noyés dans l’infini du ciel, au fond de sa barque sur le lac autour de l’île Saint-Pierre. L’expérience évoque avec une étonnante similitude celle de la méditation en pleine conscience : la conscience décrite par le bouddhisme comme un vaste ciel dans lequel passent les idées, les sensations, les affects, éphémères comme les nuages, tandis que seule demeure la pure sensation d’être en vie. Heureux lecteur contemporain qui peut, en suivant la méthode disponible en podcast ou en CD, atteindre le merveilleux royaume auquel Proust n’accédait que par le hasard d’un télescopage entre les sens et la mémoire, également libéré du désir et de la déception. Il demeure que nul n’a su mieux que lui décrire l’état de félicité, la Promesse, qu’il est permis à chaque lecteur de voir se réaliser pourvu qu’il s’en donne la peine.
Voilà comment l’auteur souffrant, perclus d’asthme, épuisé par ses insomnies, dévoré d’angoisses, parvient à nous délivrer le plus lumineux message d’espoir, avec une boussole de plus de 3,000 pages pour nous guider au long de notre voyage. Voilà pourquoi Proust, plus que tout autre, suscite chez ses lectrices et ses lecteurs un sentiment de profonde gratitude, une tendresse, une ferveur inégalées. C’est cela, la magie, le secret de la lampe et des derviches tourneurs.
Bonus : Un été avec Proust sur France Inter à télécharger en podcast http://www.franceinter.fr/emission-un-ete-avec-proust.