A l’époque, j’étais une toute jeune grenouille sans grande expérience de la vie. Lorsqu’il s’est approché de la rivière, l’air sombre et les cheveux en bataille, je me suis demandé si c’était pour se baigner ou pour se noyer.
Il s’est dépouillé de ses vêtements un à un. D’abord ses chaussures, qu’il a déposées sur la berge, puis sa longue chemise plissée, puis le pantalon de velours brun, puis ses bas, et j’ai vu qu’il avait un corps vigoureux. Ce n’était déjà plus un adolescent, mais ce que l’on appelle un homme jeune, bientôt dans la force de l’âge. Il est entré dans l’eau jusqu’à mi-cuisses puis il s’est mis à nager à contre-courant, dans ma direction. Je l’observais, posée sur un nénuphar, lorsqu’il m’a repérée. Il y avait en lui quelque chose de solaire, avec une ombre au milieu qui me fascinait.
Lorsqu’il est arrivé près de moi, j’ai ouvert la bouche pour lui communiquer mon message, mais il n’entendait rien. Alors j’ai plongé et lui ai parlé par les vibrations de l’eau.
– vous êtes une bien étrange grenouille, avec ce point rouge au milieu du front
– toutes les grenouilles de notre famille ont ce point rouge sur le front, en souvenir d’une honte ancienne qui frappa notre race il y a très, très très longtemps
– et que puis-je faire pour vous, madame la grenouille ?
– s’il te plaît, dessine-moi
– Mais je ne sais pas dessiner les grenouilles ! Et puis, pourquoi perdre mon temps avec un sujet aussi trivial ? Personne ne s’intéresse aux grenouilles. C’est ridicule.
– Ils ont tort, car nous avons beaucoup à leur apprendre, nous qui connaissons les secrets des deux mondes.
– Peut-être mais en attendant les portraits de grenouilles ne se vendent pas et moi j’ai une famille à nourrir, rétorqua le jeune peintre. Il venait d’arriver à Rome après un long et pénible voyage, et comptait bien faire carrière en obtenant des commandes auprès des cardinaux qui pouvaient payer cher pour des sujets historiques ou religieux. Mais pour des grenouilles ? Cela ne s’était jamais vu.
– Vendre! Il n’y a que cela qui vous intéresse, vous les jeunes peintres.
– Un artiste qui ne vend pas n’est qu’un crève-la-faim, un incapable, un loser. Ce n’est pas avec des portraits de grenouilles que je deviendrai célèbre à Versailles, même pour des grenouilles parlantes.
– ah non, Et le bassin de Latone, qu’en fais-tu, jeune présomptueux? N’est-ce pas l’un des plus photographiés par les touristes dans tout le parc de Versailles? Et les grenouilles n’y occupent-elles pas une place de choix?
– oui, mais celles-là étaient des grenouilles mythologiques, elles avaient eu maille à partir avec une déesse
– eh bien, qu’est-ce qui t’empêche de dessiner une grenouille mythologique?
– Comme toi par exemple? Mytho sûrement, logique, ça reste à prouver!
– Qui sait? peut-être suis-je un peu plus qu’une simple grenouille des marais.
– Quand bien même tu serais la reine des grenouilles, je ne m’abaisserai pas à te dessiner. Ce serait compromettre la haute idée que je me fais de mon art.
– C’est ton dernier mot?
– Oui
– Alors tant pis pour toi
un long silence
– N-as-tu donc aucun voeu que je puisse exaucer?
Quelque temps plus tard il éait de retour, honteux de son arrogance. Il parcourut longuement les bords du fleuve, mais la grenouille ne se montra pas. La faim lui donnait des hallucinations. Parfois, il croyait entendre la voix de la grenouille, mais ce n’était que le bruit du vent dans les peupliers.
A SUIVRE
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