Qu’est-ce que guérir ? Et de quoi guérit-on au juste ?
Il y a tout juste vingt ans, j’ai failli mourir. L’assassin potentiel n’impressionne guère par sa taille : de couleur sombre, le moustique « aedes aegypti », qui peut se reconnaître par les marques blanches bien visibles sur les pattes, ne mesure pas plus de 5 millimètres. Originaire d’Afrique, on le trouve maintenant dans les régions tropicales à travers le monde. Il est connu comme le porteur de la fièvre jaune, du chikungunya, et, pour ce qui me concerne, de la fièvre dengue.
Arrivé depuis à peine quinze jours à Manille, métropole grouillante de vie, bruyante et colorée où ce cousin du moustique tigre pullule pendant la saison des pluies, je ne m’étais pas méfié lorsque les premiers symptômes se sont manifestés. Au bout de deux jours d’une fièvre intense et de vomissements dévastateurs, un transfert à l’hôpital s’imposa. Le diagnostic fut confirmé : c’était bien la dengue, un virus dont on peut mourir en deux jours par hémorragie interne. La perspective était ignoble. Je voyais mon corps se vider, perdant tout ce qui nous attache au sentiment de dignité humaine. Les médecins m’annoncèrent qu’ils me feraient des prélèvements sanguins toutes les deux heures et, si le taux de plaquettes diminuait au-dessous de 80, ils devraient se résoudre à une transfusion. Le scandale du sang contaminé venait de secouer la France, et je n’étais pas vraiment rassuré à l’idée d’un sang étranger venant remplacer le mien, mais entre ce risque et celui de l’hémorragie interne, le choix était clair.
Après les dernières visites, ma chambre s’est transformée en une zone d’isolement sensoriel, émotionnel et clinique, dans lequel plus rien de ce qui nous rattache à la vie n’existait. La nuit s’étendait devant moi, non comme l’opposé du jour, mais comme un espace désert à traverser : des heures pures et vides, uniquement rythmées par l’entrée et la sortie des infirmières venant effectuer les prélèvements sanguins. Pour ne pas les inquiéter, j’avais refusé de prévenir mes parents restés en Europe, et j’ai donc guetté les résultats des examens, de deux heures en deux heures, seul dans un silence adouci par le ronronnement de la ventilation et le cliquetis des chariots dans le couloir éclairé d’une lumière verdâtre. Par moments, les portes battantes s’ouvraient, se refermaient. Le taux de plaquettes descendait, descendait. 110, 100, 90. Je voyais s’approcher le moment où il faudrait se résoudre à la perfusion. Et puis, vers quatre heures du matin, il a commencé à remonter. Si j’en avais eu la force, j’aurais embrassé l’infirmière porteuse de la bonne nouvelle, une Philippine discrète, professionnelle et chaleureuse, aux gestes incroyablement précis et rassurants. Au milieu de mon délire, son sourire tropical, sa petite voix flûtée, sa présence rayonnante dans sa blouse verte impeccable et sa coiffe d’un blanc immaculé, alliait la douceur fruitée d’une mangue avec la rigueur scientifique d’un électrocardiogramme.
Dans les jours qui suivirent, toute l’équipe médicale me dispensa des soins aussi compétents qu’empathiques, et cette gentillesse renforça encore mon amour pour ce pays et pour ses habitants. J’acceptai leur bienveillance avec une gratitude infinie. La convalescence fut longue et difficile. J’étais épuisé, incapable de soutenir mon attention plus de vingt minutes, mais heureux et soulagé d’avoir échappé à une fin répugnante. Les amis, les collègues défilaient dans ma chambre, qui devint rapidement une annexe du bureau. On riait beaucoup. Leur humour cocasse, délicat, jamais malveillant, détendait l’atmosphère. On élaborait aussi de nouvelles stratégies commerciales, qui m’aidaient à me projeter dans le futur proche et l’action. Cela participait aussi au processus de guérison. J… nous insufflait son inépuisable énergie sans faire part de ses inquiétudes. Tandis que mon corps se reconstruisait, nous reconfigurions l’avenir de l’entreprise et celui de toute la profession.
Et puis j’étais bien entouré. « Ate » L… prenait soin de moi, me nourrissait, veillait sur ma faiblesse avec l’attention d’une mère de substitution. A travers elle, sa présence, ses silences bienveillants, ses remarques empreintes du bon sens populaire typique des provinces du Nord, se nouait un pacte profond entre moi et ce peuple accueillant, maltraité, sous-estimé par les autres comme par lui-même. Au-delà même des Philippines, c’était toute l’Asie qui proposait ses secrets millénaires pour contribuer à ma guérison. Mais de quoi fallait-il guérir ? Peu à peu cheminait en moi le sentiment d’être longtemps passé à côté de quelque chose d’essentiel, et ce quelque chose, aujourd’hui, se présentait, mangue mûre, savoureuse, à cueillir et à déguster. La vie était là, d’une richesse incroyable. Elle prenait mille visages, et chacun de ces visages avait quelque chose à me dire.
Un proverbe asiatique énonce que « lorsque l’élève est prêt, l’enseignant apparait ».
Quelque temps plus tard, Renée V…, l’excellente ambassadrice de France aux Philippines, m’offrit un livre de David Servan-Schreiber qui venait de paraître en France. Sous le titre générique de « Guérir », il décrivait, en une dizaine de chapitres, des thérapies aussi variées que l’EMDR, aujourd’hui largement utilisé pour guérir des traumatismes, la cohérence cardiaque, la méditation en pleine conscience, et d’autres approches pour guérir de l’anxiété, du stress, voire de la dépression sans médicaments ni psychanalyse. Un long chapitre consacré à la Communication Non Violente me fut d’une grande utilité dans mes rapports avec les Philippins des diverses couches de la société.
Beaucoup de ces thérapies ou de ces approches reposaient sur le principe de la non-dualité entre le Soi et le monde. Le Talagog, langue des Philippines, avait pour cela un concept, « kapwa », imparfaitement traduit par le mot français « empathie ». D’une grande richesse sémantique, il incluait la notion de coresponsabilité agissante, au-delà du fait de « sentir avec l’autre ». Peu à peu, je comprenais que ce sens de la responsabilité reposait sur la conscience physique, émotionnelle et morale de l’impact de nos actions sur les autres. C’était le ressenti du rugbyman dans la mêlée, l’attention du musicien accordant son instrument à celui des autres, la retenue au moment d’énoncer des paroles blessantes, un arrondi des gestes, une pudeur dans les regards, une perception si précise de la présence des autres que, même dans la foule la plus compacte, les Philippins se heurtaient rarement, comme si leurs corps étaient guidés par de puissants radars.
Ce dont il importait de guérir, c’était précisément de la séparation d’avec le monde, avec soi, avec les autres. Guérir, ce n’était pas fusionner avec le monde, mais apprendre à trouver moyen d’être, de penser, de sentir et d’agir en plein accord avec le Soi déployé dans toute sa singularité musicale, quantique, à la fois onde et particule, écoute et résonance.
Depuis quelques temps, mon cœur bat trop vite. Son rythme connaît des irrégularités préoccupantes, et je vais devoir retourner à l’hôpital en pensant avec gratitude au moustique, aux Philippins, à toutes celles et tous ceux qui m’ont généreusement dispensé leur enseignement. J’étudie les livre de Baptiste Morizot, d’Estelle Zhong Mengual et de Philippe Descola qui nous proposent d’établir un autre rapport aux espèces non humaines, plantes ou animaux. Une sorte de kapwa occidentale, éclairée par la connaissance, enrichie par les relations nouées entre égaux, par l’acceptation de l’altérité, de sa valeur, animée par la recherche, en toute humilité, mais joyeusement, de notre juste place.
