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Sortez tatoués


La file d’attente qui s’allonge devant l’expo « tatoueurs tatoués » au Musée du Quai Branly confirme nos intuitions et le savoir-faire marketing des organisateurs. En choisissant ce thème faussement décalé (en ce lieu, supposé dédié aux arts premiers) et réellement branché, ils ont réussi leur pari d’attirer un nouveau public.

Au passage, on redécouvre la collection permanente et son spectaculaire accrochage :IMG_5197

L’itinéraire entraîne les visiteurs à travers un voyage dans le temps et dans l’espace, de continent en continent, jusqu’au vingtième siècle où les diverses traditions se rencontrent pour donner naissance à un art d’aujourd’hui, détaché de son origine infamante (bagnards, prostituées), militaire, ou sacrée (tatouages des peuples mélanésiens). A partir de la seconde moitié du vingtième siècle, les artistes japonais, polynésiens, américains, japonais commencent à échanger des motifs. Les compositions toujours plus complexes intègrent des éléments disparates, abstraits ou figuratifs dans un même souci de valoriser le corps et de le singulariser. La BD, la culture manga, les arts traditionnels se rejoignent, donnant naissance à un foisonnement de nouvelles formes. La peau devient un nouveau médium, le corps est simultanément oeuvre et support. L’inscription dans le corps est probablement l’une des raisons pour lesquelles cette nouvelle forme d’art suscite une telle fascination auprès d’un public toujours plus large et « mainstream ». Chacun peut se l’approprier, pas besoin d’être un expert, un connaisseur. Il suffit de quelques centimètres carrés de peau pour faire partie de cette « communauté » mondiale.
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L’uniformisation des cultures n’est cependant pas totale, bien au contraire. La diversité demeure et même s’amplifie, car certains peuples ou certaines communautés (les Kalingas des Philippines) y trouvent un moyen de réaffirmer leur identité tout en renouvelant son expression. Des micro-communautés se constituent en fonction des thèmes traités, des goûts et des appartenances.

On est bien dans l’universel fragmenté qu’évoque Frédéric Martel dans Smart, son dernier ouvrage. Le journaliste y explore la diversité des usages du web, objet selon lui d’une véritable fragmentation selon des lignes de force culturelles et géographiques.

Cette exposition, comme le livre, rassurera ceux que l’uniformité chagrine : l’avenir est plutôt du côté de la diversité. Sortez tatoués!

Danser sa vie


Danser sa vie ? Depuis trop longtemps le corps était en sommeil, le poignet serré dans un strap, le froid, la pluie, tout ce que l’on peut inventer comme raisons de mijoter dans sa bulle. Et puis un jour l’envie qui monte, les fourmis dans les jambes, on y va, chiche ! Courir appelle des mots plus actifs. Des verbes, des substantifs plus denses pour accompagner le mouvement, ce qui s’éveille au fur et à mesure que les muscles s‘échauffent. L’oxygène et les mots circulent. Marcher, bouger, taper dans un ballon, danser comme on respire.

Danser sa vie. L’expo qu’il faut aller voir à Beaubourg, et puis l’invitation, que l’on peut suivre au pied de la lettre ou laisser courir. Danser sa propre vie, comme Isadora Duncan, explorer ses rythmes et la géométrie secrète, expressive ou révélatrice, du corps, avec William Forsyth ou Pina Bausch. Dans ce contexte, on apprécie la sobriété de Merce Cunningham, aperçue dans Craneway Event. Il faut absolument voir, ce dimanche soir au théâtre de la Ville, la projection du film Oceans, et puis Biped, où les danseurs présents sur scène dialoguent avec leur représentation déterritorialisée par la vidéo. Courageusement, Cunningham fut l’un des premiers à explorer la confrontation du corps et des nouvelles technologies, au moment même où il en faisait l’instrument dune écriture toujours plus sophistiquée. On pense au combat de Bénédicte Pesle pour faire accepter l’abstraction de cette chorégraphie à une France demeurant attachée au récit. On pense à l’ami David Pini, infatigable ambassadeur de la « cause » et qui n’aimait pas, lui non plus, qu’on lui raconte des histoires.

Mais s’il n’y a plus d’histoire, plus de récit, que reste t-il ? La présence. Le don de soi. C’est de cela qu’on parle, entre dessinateurs, après l’atelier. Le talent des modèles, l’expressivité, la présence avant la technique et la morphologie. Le cri qu’on peut entendre ou celui qui bouillonne sous la peau, qui traverse les muscles et bat sur un tempo des Doors ou des B52s. Le calme profond qui se répand, l’ancrage au sol, bien vissé sur le point d’appui. Parfois aussi l’espièglerie, qui s’épanouit en un sourire à la fin, juste avant le changement de pose.

La danse, expression de la subjectivité. L’abstraction, et puis la performance. Mais nulle invitation à pénétrer dans le cercle magique : le spectateur qui se prendrait au jeu se verrait ramené à la raison par d’aimables et sourcilleux gardiens. Participer ? Et puis quoi encore ? Ici on regarde, on ne danse pas.

L’exposition a pour ambition de montrer les liens croisés entre la danse et les arts graphiques au XXème siècle, puis leur éloignement dans la seconde moitié du XXème siècle, comme s’ils n’avaient plus rien à se dire, ou que la tension avait fini par se relâcher. Aujourd’hui, l’équivalent des arts graphiques de pointe est à rechercher du côté de l’univers numérique. Les enjeux de ce croisement sont peu abordés dans l’exposition, et c’est dommage.

On peut aussi regretter la très faible représentation des pays du Sud. « Danser sa vie » se présente comme une histoire de la danse des XXe et XXIe siècles. C’est-à-dire, « bien sûr », une histoire de la danse occidentale, car à part quelques excursions japonaises (le sculpteur Isamu Noguchi), le reste du monde y demeure invisible, hormis quelques exceptions présentées dans le cadre du festival Vidéodanse (Rachid Ouramdane, Seydou Boro, Luis de Abreu). Les pays émergents, aujourd’hui de mieux représentés dans le domaine des arts graphiques, font encore figure de parent pauvre.

Malgré ces lacunes, il faut la voir et la revoir, absolument.