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Balancez (tous) les porcs


Promenade hier soir avec un ami coach fraîchement arrivé à Paris. Tandis que nous marchons le long des grilles du Luxembourg, il se réjouit de la libération de la parole sur le harcèlement sexuel entraînée par l’affaire Weinstein. Alors que nous quittons les masses sombres du jardin pour nous diriger vers la Seine, il me demande : « penses-tu que cette prise de parole va s’élargir à d’autre formes de maltraitance, comme le harcèlement au travail ? » J’avoue que je n’y avais pas pensé. La plupart des articles que je lis sur ce sujet ne manquent pas de souligner que ces faits se produisent le plus souvent sur le lieu de travail, où les victimes (et les témoins) risquent leur carrière lorsqu’elles osent dénoncer leurs agresseurs. La peur du chômage, la sidération, la pression sociale jouent à fond contre la parole, et c’est précisément ce qui est en train de changer, on l’espère durablement.

C’est déjà une très bonne chose en soi. Ne sous-estimons pas le courage qu’il faut à celles qui osent enfin dénoncer l’inacceptable. Mais il y a plus. La question de mon ami pointait vers le pouvoir et son (mauvais) usage par ceux qui en sont les détenteurs, dans un contexte économique et sociétal marqué par la peur.  Qui sont les porcs, et qu’est-ce qui, dans leur environnement professionnel et culturel, les amène à croire qu’ils peuvent s’autoriser ces comportements d’une violence inadmissible ?

La plupart des personnes avec qui j’échange sur ce sujet, coachs, formateurs, professionnels du recrutement et des RH, s’accordent sur le fait que la crise économique et le sentiment de précarité n’ont fait que renforcer le système de pouvoir pyramidal et le sentiment de toute puissance que certains puisent dans leur statut hiérarchique. Le harcèlement moral, si difficile à prouver devant un juge, le burnout, les abus de toutes sortes sont devenus monnaie courante. Chaque fois que j’anime une formation ou un atelier pour plus de dix personnes, je peux être sûr qu’au moins l’une d’entre elles est en butte aux menées d’un ou de plusieurs pervers narcissiques. La proportion est encore plus élevée dans le coaching individuel. Plusieurs fois, j’ai dû faire remonter des alertes aux Risques Psycho-Sociaux, suscitant la gêne de mes interlocuteurs. A chaque fois, j’ai souligné qu’il s’agissait d’une obligation légale, et qu’ils risqueraient plus (légalement) à étouffer l’affaire plutôt qu’à la traiter.

Ce qui nous ramène à la question de mon ami : peut-on espérer une libération de la parole plus vaste, élargie à toutes les situations de harcèlement, à tous les abus de pouvoir, à toutes les formes de maltraitance en entreprise, dans les administrations et même, on le sait désormais, au sein de certaines grandes organisations humanitaires ?

N’est-il pas paradoxal que ces comportements perdurent, et même s’amplifient, dans un contexte où les nouvelles formes d’organisation (agilité, sociocratie, entreprise libérée) vont toutes dans le sens d’une répartition moins hiérarchique du pouvoir, où la Génération Y apparaît fortement demandeuse d’un autre rapport au travail, où la transparence amplifiée par les réseaux sociaux devrait rendre illusoire la croyance en une impunité durable ?

Car c’est de cela qu’il s’agit. De la fin de l’impunité. La vague «# balancetonporc » qui ne cesse de s’amplifier et de se renforcer apporte l’espoir que la peur, enfin, change de camp.

Mais cela ne suffira pas. L’agression, sous toutes ses formes, continuera tant qu’une réflexion de fond sur le pouvoir et ses dérives n’aura pas lieu. Concrètement, cela passera par des dispositifs d’alerte anonymes, par la démonstration que les harceleurs seront dénoncés et que de véritables sanctions seront prises, même à l’encontre de managers soi-disant indispensables à l’entreprise. On n’en est pas là, mais le mouvement a peut-être, enfin, commencé.  L’enjeu n’est rien moins de de créer une nouvelle culture, sociétale et managériale.

Qu’en pensez-vous?

Césars 2015 Timbuktu fait briller l’Afrique


Ravi que Timbuktu (bande annonce), le très émouvant film du mauritanien Abderrahmane Sissako, ait remporté sept statuettes aux Césars 2015, avec un petit clignement de joie supplémentaire pour l’acteur Reda Kateb, excellent dans le Serment d’Hyppocrate et aussi dans Loin des hommes, de David Oelhoffen qu’il faut vite aller voir avant qu’il ne disparaisse des écrans.

Bien sûr, il y a le contexte, l’esprit du 11 janvier : la société du spectacle  s’octroie facilement un brevet de  largeur d’esprit valorisant la diversité : « vous voyez, on ne tombe pas dans l’amalgame, la preuve on récompense un film africain, et même sept fois ». A moins qu’elle n’ait voulu nous rassurer : « DAECH est aux portes de l’Europe, les terroristes sont parmi nous, mai voyez il y a encore des gentils imams qui tentent de résister à la stupidité criminelle au nom d’un islam traditionnel plus humain, et de jolies amoureuses africaines qui chantent avec une belle voix traînante ».

Mais réjouissons-nous tout de même, en toute simplicité.  Les Césars étaient largement mérités, car Timbuktu est un film magnifique. Il va falloir s’habituer dès aujourd’hui à prononcer le nom d’Ab-der-rah-mane Sis-sa-ko (vous voyez, Nathalie Baye, ça n’est pas si difficile, comme le disait Alex Taylor sur France Inter en se moquant gentiment de l’actrice francilienne qui butait sur ces syllabes). Allez on le ré-écrit une dernière fois pour le moteur de recherche de Google et pour les lecteurs distraits, il s’agit d’Abderrahmane Sissako.

Avec ce film, c’est l’Afrique d’aujourd’hui qui fait irruption sur notre écran mental. Une Afrique pleine de vie, de dignité, qui ne mendie pas mais qui lutte pour s’en sortir malgré les obstacles. Depuis toujours, la ville de Timbuktu (Tombouctou) était la porte du continent pour les voyageurs venus du nord. C’était une ville savante, où des familles se transmettaient de siècle en siècle de très riches bibliothèques avec l’amour des livres et du savoir. L’esprit de résistance dont font preuve ses habitants dans le film puise à cette source-là, dans la fierté d’une culture ancienne que l’on venait consulter de très loin. Lorsque sont arrivés les imposteurs, ces familles ont caché les précieux manuscrits ou les ont évacués a péril de leur vie.

Quelles que soient les motivations des votants, retenons pour l’histoire que dans dix ans, lorsqu’un film issu du continent africain remportera son premier oscar à Hollywood, on se souviendra peut-être que la première marche aura été gravie ici, à Paris. Réjouissons-nous aussi de cela, d’être citoyens d’une ville où l’on sait accueillir un tel chef d’oeuvre. Des dialogues ciselés, dans plusieurs langues, car l’Afrique est tout aussi polyglotte et multi-culturelle que bien des métropoles occidentales. On se souviendra peut-être d’avoir entendu cette réplique : « porter des gants pour vendre du poisson? Coupez-moi les mains tout de suite ». Révolte et dignité.

A propos de gants, mon ami italien Francesco T… me racontait avec beaucoup d’émotion sa visite à Tombouctou, en l’an 2000 : les gants, ce jour-là, étaient imposés pour tourner les pages des livres conservés dans l’immémoriale bibliothèque.

Ce film, il faut le voir pour son message, bien entendu, mais aussi pour ses actrices et ses acteurs, pour sa lumière, pour ses cadrages tellement généreux qu’on croit voir passer, entre deux dunes, la si légère ombre du Petit prince et de son renard apprivoisé.

Ce film ose regarder l’horreur en face mais sans tomber dans la complaisance.  Il faut se laisser bercer par la douceur et la mélancolie de sa musique, y puiser de l’amour et du courage.

Et puis tiens, une idée entendue récemment pour lutter contre l’obscurantisme : et si on ouvrait les bibliothèques le dimanche? Chiche?

 

 

 

 

 

Sortez tatoués


La file d’attente qui s’allonge devant l’expo « tatoueurs tatoués » au Musée du Quai Branly confirme nos intuitions et le savoir-faire marketing des organisateurs. En choisissant ce thème faussement décalé (en ce lieu, supposé dédié aux arts premiers) et réellement branché, ils ont réussi leur pari d’attirer un nouveau public.

Au passage, on redécouvre la collection permanente et son spectaculaire accrochage :IMG_5197

L’itinéraire entraîne les visiteurs à travers un voyage dans le temps et dans l’espace, de continent en continent, jusqu’au vingtième siècle où les diverses traditions se rencontrent pour donner naissance à un art d’aujourd’hui, détaché de son origine infamante (bagnards, prostituées), militaire, ou sacrée (tatouages des peuples mélanésiens). A partir de la seconde moitié du vingtième siècle, les artistes japonais, polynésiens, américains, japonais commencent à échanger des motifs. Les compositions toujours plus complexes intègrent des éléments disparates, abstraits ou figuratifs dans un même souci de valoriser le corps et de le singulariser. La BD, la culture manga, les arts traditionnels se rejoignent, donnant naissance à un foisonnement de nouvelles formes. La peau devient un nouveau médium, le corps est simultanément oeuvre et support. L’inscription dans le corps est probablement l’une des raisons pour lesquelles cette nouvelle forme d’art suscite une telle fascination auprès d’un public toujours plus large et « mainstream ». Chacun peut se l’approprier, pas besoin d’être un expert, un connaisseur. Il suffit de quelques centimètres carrés de peau pour faire partie de cette « communauté » mondiale.
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L’uniformisation des cultures n’est cependant pas totale, bien au contraire. La diversité demeure et même s’amplifie, car certains peuples ou certaines communautés (les Kalingas des Philippines) y trouvent un moyen de réaffirmer leur identité tout en renouvelant son expression. Des micro-communautés se constituent en fonction des thèmes traités, des goûts et des appartenances.

On est bien dans l’universel fragmenté qu’évoque Frédéric Martel dans Smart, son dernier ouvrage. Le journaliste y explore la diversité des usages du web, objet selon lui d’une véritable fragmentation selon des lignes de force culturelles et géographiques.

Cette exposition, comme le livre, rassurera ceux que l’uniformité chagrine : l’avenir est plutôt du côté de la diversité. Sortez tatoués!