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Comment la cigale apprit à danser aux fourmis


Parfois je pense à la cigale, aux remords étreignant la fourmi radine, qui la laissa crever de faim quand l’hiver fut venu. 

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Certains initiés en connaissent l’étrange épilogue : quelques siècles plus tard, la cigale choisit de se réincarner dans une grande ville occidentale. Se souvenant du conseil donné jadis par sa voisine, elle apprit à danser, et fit si bien qu’on la réclamait de toutes parts dans les salles de sport où les fourmis laborieuses venaient entretenir leur forme et déstresser. Elle s’amusait de les voir, raides comme des piquets, se déhancher gauchement sur des musiques bollywoodiennes. Ce qui les rendait particulièrement nerveuses, c’était une rumeur affirmant que leurs emplois de fourmis seraient bientôt remplacés par des robots animés par de l’Intelligence Artificielle. Les plus diplômées d’entre elles tentaient de se rassurer en se disant qu’elles étaient beaucoup trop compétentes et s’acquittaient de tâches bien trop sophistiquées pour  des robots. La plupart, cependant, n’étaient pas dupes. Elles agitaient frénétiquement leurs antennes et leurs petits corps grêles serrés dans des maillots fluos pour oublier un moment l’angoisse du lendemain. La cigale, pas rancunière, tentait de leur enseigner l’art de bouger en harmonie avec son corps, avec la musique, et même avec la lumière du jour. Certaines des fourmis, touchées par la grâce, y parvenaient. La plupart se contentaient de maigrir, ne pouvant concevoir de plus haute ambition. Selon leur logiciel, en effet, le bien-être était une idée dangereuse, une redoutable brèche dans l’esprit de discipline qui avait assuré la survie de leur espèce depuis des millions et des millions d’années.

Le compagnon de la cigale, qui était poète, venait parfois la retrouver à la fin du cours. Tandis que les fourmis, épuisées, filaient se changer au vestiaire, ils s’entraînaient en vue d’un concours de tango auxquels ils s’étaient inscrits tous les deux. L’une des fourmis, fascinée par l’harmonie de leurs mouvements et la joie qui rayonnait sur leurs visages, s’approcha timidement.

-comment faites-vous, leur demanda t-elle, pour jouir ainsi de la vie quand tout nous incite à l’angoisse?

-suivez-moi, répondit simplement la cigale, et elle l’entraîna hors de la salle de sport, dans un square où des enfants jouaient en poussant des cris d’excitation.

-vous voyez, madame, ils n’ont pas peur du futur : ils l’inventent.

Ancrage


Le coach et le dessinateur ont ceci de commun qu’ils cherchent le point d’appui. Pour le dessinateur, il s’agit d’observer attentivement la posture du modèle pour repérer la ligne de force aboutissant au point d’ancrage, sur lequel repose tout le poids du corps. De là, le regarde remonte et trouve les proportions, les angles et la tension des muscles : le corps dessiné vit. Aucune photo ne permet de saisir aussi bien que le modèle vif ce subtil équilibre : il faut ressentir le corps de l’intérieur, peser avec lui, ressentir le souffle de l’air sur sa peau nue, respirer à son rythme, avec bienveillance, pour pouvoir bien le dessiner.
Le coach écoute son client, pose des questions susceptibles de faire émerger les ressources et les capacités de la personne qui doute, hésite, s’interrompt parfois : laisser naître du silence, et du silence, une forme. Un souvenir heureux, d’anciennes réussites, une qualité que l’on se reconnaît, des proches offrant leur inconditionnel soutien. C’est une roche affleurant sous le sable, à marée descendante, et que rien n’emporte. Qui sait quelle vie grouille là-dessous ? L’important, comme pour le modèle, c’est que la vie est là.

Il y a toutefois une différence importante entre le dessinateur et le coach : tandis que le premier crée lui-même un objet, qu’il s’approprie, le second n’est que l’’outil par lequel son client dessine son projet, puis le fait exister dans le monde réel.

Photo du film Pina, de Wim Wenders (voir : « Songkhram à Wuppertal)

Accordion


La femme, l’homme et l’accordéon. La présence de Pina dans l’espace entre les corps. Très très berürhrend.

Accordion.

Danser sa vie


Danser sa vie ? Depuis trop longtemps le corps était en sommeil, le poignet serré dans un strap, le froid, la pluie, tout ce que l’on peut inventer comme raisons de mijoter dans sa bulle. Et puis un jour l’envie qui monte, les fourmis dans les jambes, on y va, chiche ! Courir appelle des mots plus actifs. Des verbes, des substantifs plus denses pour accompagner le mouvement, ce qui s’éveille au fur et à mesure que les muscles s‘échauffent. L’oxygène et les mots circulent. Marcher, bouger, taper dans un ballon, danser comme on respire.

Danser sa vie. L’expo qu’il faut aller voir à Beaubourg, et puis l’invitation, que l’on peut suivre au pied de la lettre ou laisser courir. Danser sa propre vie, comme Isadora Duncan, explorer ses rythmes et la géométrie secrète, expressive ou révélatrice, du corps, avec William Forsyth ou Pina Bausch. Dans ce contexte, on apprécie la sobriété de Merce Cunningham, aperçue dans Craneway Event. Il faut absolument voir, ce dimanche soir au théâtre de la Ville, la projection du film Oceans, et puis Biped, où les danseurs présents sur scène dialoguent avec leur représentation déterritorialisée par la vidéo. Courageusement, Cunningham fut l’un des premiers à explorer la confrontation du corps et des nouvelles technologies, au moment même où il en faisait l’instrument dune écriture toujours plus sophistiquée. On pense au combat de Bénédicte Pesle pour faire accepter l’abstraction de cette chorégraphie à une France demeurant attachée au récit. On pense à l’ami David Pini, infatigable ambassadeur de la « cause » et qui n’aimait pas, lui non plus, qu’on lui raconte des histoires.

Mais s’il n’y a plus d’histoire, plus de récit, que reste t-il ? La présence. Le don de soi. C’est de cela qu’on parle, entre dessinateurs, après l’atelier. Le talent des modèles, l’expressivité, la présence avant la technique et la morphologie. Le cri qu’on peut entendre ou celui qui bouillonne sous la peau, qui traverse les muscles et bat sur un tempo des Doors ou des B52s. Le calme profond qui se répand, l’ancrage au sol, bien vissé sur le point d’appui. Parfois aussi l’espièglerie, qui s’épanouit en un sourire à la fin, juste avant le changement de pose.

La danse, expression de la subjectivité. L’abstraction, et puis la performance. Mais nulle invitation à pénétrer dans le cercle magique : le spectateur qui se prendrait au jeu se verrait ramené à la raison par d’aimables et sourcilleux gardiens. Participer ? Et puis quoi encore ? Ici on regarde, on ne danse pas.

L’exposition a pour ambition de montrer les liens croisés entre la danse et les arts graphiques au XXème siècle, puis leur éloignement dans la seconde moitié du XXème siècle, comme s’ils n’avaient plus rien à se dire, ou que la tension avait fini par se relâcher. Aujourd’hui, l’équivalent des arts graphiques de pointe est à rechercher du côté de l’univers numérique. Les enjeux de ce croisement sont peu abordés dans l’exposition, et c’est dommage.

On peut aussi regretter la très faible représentation des pays du Sud. « Danser sa vie » se présente comme une histoire de la danse des XXe et XXIe siècles. C’est-à-dire, « bien sûr », une histoire de la danse occidentale, car à part quelques excursions japonaises (le sculpteur Isamu Noguchi), le reste du monde y demeure invisible, hormis quelques exceptions présentées dans le cadre du festival Vidéodanse (Rachid Ouramdane, Seydou Boro, Luis de Abreu). Les pays émergents, aujourd’hui de mieux représentés dans le domaine des arts graphiques, font encore figure de parent pauvre.

Malgré ces lacunes, il faut la voir et la revoir, absolument.

Au Luxembourg


Au jardin du Luxembourg, le temps se dépose en couches successives que perce un coeur joyeux, ignorant de tout ce qui n’est pas son bonheur. Hier, ayer, ailleurs n’est rien. Demain passe comme une ombre, no es nada, revoici le ciel bleu. On est au coeur du monde. Il faut se faire un coeur de lion pour dévorer le jour, saluer la dignité des reines. On cherche en vain la statue de Pina Bausch, elle aurait toute sa place ici, face au soleil, sur la terrasse, et ses danseurs déployés autour du bassin défileraient avec les saisons. Que d’amour dans leurs yeux, leurs visages, les mots et puis surtout les corps. Danser la vie. Baila, Pina, baila, sonst sind wir verloren. Danse, ou nous sommes perdus. Le centre du monde est ici, bien caché. Tenir la main donnée. Capturer cela pour toujours, et le reste est nuages.

(Réponse de la PNL à Deleuze: le contraire de la déterritorialisation, c’est l’ancrage.)

Le corps dans l’écriture


Pourquoi ce malaise à propos du corps dans l’écriture en France? Il se publie tant de romans, tant d’histoires d’où le corps est absent, ou s’il est là, jamais vraiment habité, rarement aimé, toujours un peu déplacé, malvenu. Ce ne sont pas les études sur le sujet qui manquent, c’est la présence. Heureusement, les canadiens sauvent la mise, comme l’excellente revue Analyses.

Plus je creuse, et plus ça m’intrigue. Cela fait plusieurs mois que nous discutons avec Mirella Rosner et l’équipe d’Aracanthe-EPLV de son triple thème : « corps, langage, mémoire » (prochaine expo au MoTIF). Corps du modèle, dans l’atelier, bien posé sur son point d’appui, avec ses raccourcis qu’il faut saisir, ses attaches, ses creux et sa façon d’accrocher la lumière. Le langage, qui « tend vers » et jamais ne saisit; la mémoire, qui surgit de l’un pour se fixer dans l’autre, espiègle ambassadrice de mille objets divers.

J’en parle et puis j’oublie?

Mais revenons à l’écriture. Au départ de ce blog, un désir d’ancrage, ou de ré-ancrage, dans ce pays où je me sentais étranger au retour d’un séjour de sept années en Asie. Mais il y a différentes manières de se sentir étranger, comme il y a différentes manières d’arriver, de revenir, d’être là : « là où j’arrive, je suis un étranger » (Aragon). Se jeter dans l’Atlantique après des heures de marche au soleil, enfourcher un vélo pour s’exploser les poumons sur les petites routes de la Sarthe, en été. Poncer, pendant des heures, un vieux placard, pour le plaisir d’y poser enfin des couleurs nouvelles. Exulter dans cet épuisement libérateur. Une autre fois ce sont des lèvres, un parfum dans une chevelure, un pli du bras que l’on aime sans savoir pourquoi, qui nous attachent et qui s’en vont.

Je t’aime et puis j’oublie?

C'est de la bombe!

Pour moi, c’est passé par le corps. Le corps et le langage, le corps dans l’écriture, dans la chorégaphie de Pina Bausch, et puis le corps dans le dessin. Ébloui par le chant de Salomon, de Toni Morrison, dont le moindre personnage rayonne d’une présence physique que l’on trouve rarement dans la littérature d’aujourd’hui, j’ai travaillé les mots tout un été. Nancy Houston évoquait aussi, récemment, le malaise de l’intelligentsia française lorsqu’on parle du corps, de ses sensations brutes, non filtrées. Cette façon bien française de ne pas être là, pas complètement, posés sur un bout d’orteil. Houellebecq emblématique évocateur de ces corps désincarnés, pressés de fuir dans un cyber-univers où les mots tissent de longues chaînes de code. Bien vu, bien décrit, terrifiant.

Je clique et puis j’oublie?

Aujourd’hui, j’en suis sûr, ce qui me sépare d’eux, c’est ce qui les sépare du corps. Du corps et de ce qu’il dit. Un manque d’ambition, pour ne pas dire une forme de lâcheté face à l’intensité du corps, à ses silences, à toute cette vie violente qui le traverse. La pratique régulière du dessin, même en l’absence de progrès notable, a pour effet de transformer le regard : dans le métro, dans le bus, l’oeil s’arrête sur une main, sur l’angle d’une tête, la posture déséquilibrée d’une hanche, et cela dit quelque chose. La main vit. La hanche crie. Les muscles se tordent sur mille douleurs, essorés comme de vieux torchons. Ça voudrait danser, mais ça n’ose… Parler avec son corps au milieu de la ville, parmi les passants, les transports (publics, amoureux?). Et pourquoi non? Pina Bausch, Wim Wenders l’ont fait.

Je danse, et puis j’oublie?

Il y a la PNL, qui va chercher l’enfant blotti sous les arbres, au fond du jardin, et qui le ramène en pleine lumière, accompagné de ses mentors choisis. Soudain, comme on est libre, avec la bienveillance. Tigres apprivoisés, digérés, incorporés au patrimoine émotionnel : la mémoire a perdu ses griffes. « J’ai confiance, et je vis ».

Et puis il y a Frankie. Son atelier d’écriture, son insistance et sa jubilation physique à l’évocation d’un objet, de sa texture, de son toucher, sa manière de faire surgir la présence humaine à partir d’une odeur, d’un mollet de montagnard bien rebondi, propre à susciter le désir d’une femme. Frankie nous jette en pleine figure ce qu’évitent si soigneusement les intellectuellement corrects à l’émotion si retenue qu’elle en étouffe. Avec Frankie, les mots retrouvent force, âpreté, saveur. Ils relient à nouveau le corps et ce qui brûle en nous dans un flamboiement de couleurs. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, ce qu’il faudrait cacher, replier sous les couvertures, ensevelir. Ce plaisir rare, on le goûte entre soi, dans un petit cercle initié. Sa révélation aurait quelque chose de plus obscène encore que de chanter nu place de la Bastille, le jour de l’enterrement de mère Thérésa. C’est le vieux combat du Carême et du Carnaval, un rouge trop vif aux lèvres ou dans les dessins d’Olivier Thévin, chargés d’un pouvoir explosif.

La main sur le détonateur, je compte, et puis je ris.

Pina Bausch ou Songkhran à Wuppertal


Je viens de voir Pina, le magnifique documentaire de Wim Wenders sur la chorégraphe Pina Bausch et sa troupe.

Première observation : la salle était pleine, ce qui prouve que le public parisien ne se déplace pas que pour Thor. Nous voici rassurés.

Seconde observation : la richesse du vocabulaire chorégraphique inventé par Pina Bausch et ses danseurs possède le pouvoir d’évoquer toute une gamme d’émotions : joie, beauté, frustration, sentiment de pouvoir, nostalgie, manque, réconciliation. On assiste à la naissance d’une écriture accessible à tous, pourvu que l’on sache se rendre disponible. Le corps vit, parle, nous touche, et j’en viens à regretter que Jean-Claude Guillebaud n’ait pas abordé la danse contemporaine dans son dernier ouvrage sur la vie vivante et les nouveaux pudibonds. Pina Bausch et Merce Cummingham ont rendu au corps humain toute la noblesse que les technoprophètes et autres cyber-pudibonds s’efforcent de lui arracher. Remettre le corps au centre est une façon de se confronter à sa finitude, au deuil, à la mort, aux limites qui définissent précisément notre condition d’humains. Sans la conscience de cette limite, comment pourrions-nous vivre pleinement la sensation, le chaud, le froid, le mouillé, la main palpitant sur la peau tendue?

Troisième observation : les cadrages de Wim Wenders réussissent à replacer le corps humain dans une perspective urbaine qui risquerait de l’écraser, et qui le valorisent au contraire en lui donnant un vaste champ libre où le mouvement s’épanouit. Que la danse contemporaine puisse ainsi vivre et s’exprimer pleinement dans un cadre urbain contemporain, cela paraît tout naturel et pourtant ça ne l’est pas. Wuppertal incorpore en son espace la chorégraphie, crée des opportunités pour les danseurs qui s’en emparent et c’est très beau.

Quatrième observation : la scène où les danseurs s’aspergent d’eau autour d’un énorme rocher m’a rappelé Songkhran, le rituel bouddhique thaïlandais au cours duquel les moines bénissaient les fidèles en leur jetant de l’eau. L’énergie, la spontanéité, la fraîcheur explosent dans ce rituel réinventé par Pina Bausch.

Extrait de Mondomix, le blog de Mathilde Penchinat : « Pina restitue des fragments de quatre spectacles de l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal tournés en public, entrecoupés par un trombinoscope des danseurs. Un à un, chacun évoque en silence un souvenir de Pina, avant de l’exprimer plus naturellement par la danse. Les danseurs dépassent ensuite physiquement les frontières de la scène pour laisser leur corps se mouvoir dans des lieux publics les plus divers (monorail de Wuppertal, forêt, falaise,…). Un film dansé donc, complété par des images touchantes de l’une des plus grandes chorégraphes du XXème siècle. »

Danse, le corps, c’est la vie!