Archives de Tag: Cézanne

Aimer avec Matisse (1 sur 2)


  • Oh !
  • Oui, hein ?

La dame au pull rouge, que j’ai failli heurter dans un mouvement de surprise, me regarde avec empathie. Nous nous trouvons tous les deux au dernier étage de l’exposition « Morozov », à la Fondation Louis Vuitton, face à un petit tableau de Matisse qui sent fort son Cézanne. En pivotant légèrement sur la droite après avoir fini de contempler quelques toiles de jeunesse (Nature morte à la bouteille de Schiedam), je suis tombé sur celle-là, et n’ai pu retenir une exclamation émerveillée, qui a déclenché en retour l’amusement partageur de la visiteuse. Nous échangeons sur le fait de savoir si « Pot bleu et citron » désigne bien un pot de chambre (probablement, oui). Lien ici : https://www.alamyimages.fr/pot-bleu-et-citron-par-henri-matisse-1897-image62660831.html

« De Cézanne », écrit Judith Benhamou dans les Echos, « Matisse tire le goût des compositions déséquilibrées qui mettent le regard en suspension, des formes simplifiées, des fonds géométriques et des objets inanimés ». Mais il y a plus. Comme dans la Nature morte à la draperie de Cézanne (1897, évoquée dans le texte précédent), la touche est ici fortement chargée. Elle s’allégera plus tard, devenant plus fluide, mais le citron demeure ici palpable, on en devine l’odeur et l’amertume : Matisse ne s’est pas encore détaché de la dimension matérielle et sensorielle des objets qu’il nous donne à voir, à sentir, presque même à toucher. Il cherche encore à représenter quelque chose qui ne peut se révéler que dans la profondeur de la troisième dimension, à laquelle il renoncera plus tard.

Or, comme dans les natures mortes de Cézanne, et même dans celles de Chardin, quelque chose échappe à la reproduction réaliste des fruits, des cuillers de métal ou des céramiques, aussi parfaitement agencées soient-elles : un léger flou, sur le bord de la touche, évoque le glissement de toutes choses au moment même où il prétend les stabiliser. D’où le vertige, l’étonnement qui peuvent saisir le visiteur lorsqu’il perçoit, sans savoir la nommer, l’irruption du Temps dans le tableau.

Darwin, déjà, stupéfait devant le spectacle des plissements géologiques des Alpes, s’était demandé quelle force colossale avait pu produire ces monstrueuses déformations, avant de se rendre à l’évidence : le Temps, seul, les millions d’années de pression accumulée, avaient pu produire ce surgissement, projeter des fossiles de coquillages à des altitudes aussi prodigieuses et tordre la matière comme une pâte feuilletée.

Le Temps, qui travaille la matière, dispersant ici et là les indices de son passage comme autant de signaux faibles au cœur d’une masse énorme de données qu’il faudra filtrer, rassembler, interpréter afin de créer du sens. Depuis Proust et Bergson, nous savons que l’art est une tentative de représenter, plus que l’instant, les formes que prend cette rencontre entre la matière et la durée, leurs relations, et les émotions qu’elles suscitent en nous.

Loin de prétendre abstraire la quintessence d’une vie figée, sous la forme d’une illusion parfaite, Matisse donne à voir le processus de reconstitution du réel jusque dans ce qu’il peut avoir de plus laborieux. Les touches individualisées, séparées les unes des autres et non plus fondues comme dans la « belle peinture » classique, libèrent un flux d’émotions, de perceptions vibrantes qui nous excitent avec une stridence inaccoutumée. Les superpositions de couleurs complémentaires leur confèrent une vibration inquiétante, heureusement contenue par l’harmonie des formes. Zoomez sur les détails, agrandissez plusieurs fois l’image, et demandez-vous sur quelle sorte d’alien repose la cuiller, en équilibre instable, avec ses yeux rouges de mutant ?

Cette nature-là n’est pas morte. Elle est engagée dans un cycle de transformations qui finira mal. Voyez le citron qui se prépare à pourrir. On le pressent dans le dégradé des couleurs qui s’assombrissent, ternissent, virent au vert olive d’un côté, dans d’étranges orangés de l’autre.

  • Mais venez-voir celle-ci, elle n’est pas mal non plus, me propose la dame au pull rouge.

Et tandis que je m’éloigne avec soulagement vers un inoffensif « fruits et pot de café » aux belles harmonies de bleu clair, de vert et de rose, les aliens rentrent dans leur cachette, le citron feint de se fondre dans la nappe plissée, les touches de couleur se rangent sagement les unes à côté des autres, et les étincelles du Temps pétillent une dernière fois avant de s’éteindre en silence.

Matisse mûrit, bientôt sa peinture se tournera vers des questions nouvelles.

Courcival, les toits

Seul avec Cézanne


Hier matin, presque par hasard, je me suis retrouvé seul face aux magnifiques Cézanne de la collection Morozov, exposée à la Fondation Louis Vuitton.

Epuisé par une longue séquence de travail et par une douloureuse fêlure au bras qui tarde à guérir, je m’étais octroyé ce moment de répit – par crainte aussi d’un nouveau confinement qui m’eût privé de voir cet ensemble extraordinaire avant qu’il ne reparte pour Moscou.

Me voici donc dans une salle dédiée aux paysages. Il n’y a pas grand monde, hormis deux parisiens blasés qui se plaignent d’une vue du Jas de bouffant, par Cézanne. Ils lui reprochent une certaine froideur, qu’ils attribuent à l’absence de personnages humains. Je ne peux m’empêcher de maudire intérieurement cette espèce humaine et son impérieux besoin d’envahir le moindre espace, jusqu’aux toiles de Cézanne, réservant mes imprécations pour la sous-espèce la plus stupide, la plus arrogante et la plus invasive, l’homo parisiensis, à laquelle j’ai le malheureux privilège d’appartenir. Que n’ai-je pris la précaution d’emporter mes boules quiès ! Elles m’eussent préservé de ces babillages irritants, même proférés à voix basse. J’en suis là de ces réflexions, lorsque mon œil est irrésistiblement attiré vers la toile suivante. Avant même de l’avoir véritablement vue, quelque chose en moi tressaille.

Je connais ce signal : il me prévient qu’une expérience toute particulière m’attend, et m’invite à me préparer en faisant le vide en moi pour l’accueillir dignement, avec tous les égards dus à quelque chose d’exceptionnel, qui me comblera bientôt d’une émotion rare, délicieuse, transformant tout mon être en une version de lui-même plus subtile, plus légère et joyeuse. Grâce à mon maître Proust, sensei occidental, je sais qu’il me sera donné, dans quelques instants, d’entrer en communication directe avec l’intention de l’artiste, de percevoir sa communion avec le motif, avec ce qui aura filtré de son travail, goutte à goutte, n’en conservant que l’essentiel. Et je sais aussi que cette émotion pure me reliera à la longue lignée de tous ses prédécesseurs, célébrant la beauté dans l’application de leurs gestes et dans l’affinement de leur perception, mais aussi dans les regards éduqués, de génération en génération, par tous les admirateurs qui ont su transmettre le goût, la capacité à recevoir, à s’émerveiller, jusqu’aux hommes et aux femmes qui ont rendu possible cette exposition et nous permettent aujourd’hui  d’entrer en résonnance avec l’une des plus belles expressions qui soient de la vie et de son mouvement.

D’un point de vue neurologique, je sais que mon œil a capté quelque chose, l’a transmis au cerveau, et que l’information, travaillée dans les replis de ma mémoire, s’est combinée avec d’anciennes émotions ravivées chaque fois qu’il m’a été donné de contempler certaines œuvres d‘art, d’entendre certaines musiques. D’un point de vue cognitif, me revient l’image de Bergotte, le petit pan de mur jaune, les pommes de terre mal digérées, je fais un pas en arrière pour laisser passer les parisiens blasés tout en savourant les images qui remontent à ma mémoire. Je sais ce qu’il faut faire, cela fait des décennies que je m’entraîne. Et j’ai tout mon temps. Je me sens stable émotionnellement, tandis que défilent en moi les images de ces livres d’art offerts par mes parents à cet âge où se forment nos capacités perceptives et notre imagination : Ver Meer, les peintres de Montparnasse, Modigliani, les primitifs Flamands. Grâce à cette éducation précoce, j’ai appris à distinguer les rapports de forme et de couleur justes, à scruter les détails, à suivre le pli d’une nappe se poursuivant en perspective oblique et sinueuse jusqu’au pied coudé d’un guéridon, remontant dans un coin le long d’un plinthe de bois sombre,  sur laquelle se détache hardiment la forme géométrique d’un pot de porcelaine tendu, par son bec, vers l’extérieur de la composition à laquelle le relient les couleurs des fruits et des branches, dans une harmonie d’orangés, de verts et de blancs cassés, le tout fusionnant pour créer une impression de calme désordre exhalant une odeur de poire mûrissante, de pommes sûres et de thé russe à la bergamote. Comment tout cela tient-il, sur cette nappe oblique semblant glisser vers le spectateur dans un mouvement que rien ne semble pouvoir arrêter, jusqu’à l’inévitable catastrophe ? Est-ce le bois de la table qui, par ses tonalités neutres et tactiles, nous rassure inconsciemment ? Ou l’agencement, parmi les replis de la nappe, des fruits et des objets, dont l’équilibre paraît s’établir indépendamment des lois de la pesanteur ? Ne serait-ce pas le guéridon dont on entrevoit juste le pied, tout en haut à droite, qui retient l’élan fou des choses emportées par le flux de la vie, tel un conducteur de char guidant ses chevaux au bout de rênes déployées en éventail, à la fois tendues et flottantes, marquées par les lignes rouges brodées de la nappe ? Et n’est-ce pas le visage grimaçant du conducteur de char que l’on aperçoit, entre les pieds du guéridon, dont il semble coiffé ? Folie ! Méfions-nous des natures mortes, elles sont grosses de tempêtes et Cézanne le savait, qui sut si bien marier les formes précises, rassurantes, de Chardin, avec la fureur de son siècle envahissant, non filtrée, la conscience du pauvre Van Gogh.

Mais cela, c’est ce qui m’attend à l’étage supérieur, dans une toute petite salle où je pourrai contempler, quasiment seul, deux des plus belles natures mortes jamais peintes par Cézanne.

Pour l’instant, donc, je retiens mon œil tenté de filer vers sa droite, prenant le temps d’éliminer tout ce qui ne relève pas en moi d’un immense sentiment de gratitude. J’accepte d’avance l’irrégularité des lignes et tout ce qui viendra bousculer en moi le besoin d’ordre et de paix, tandis que la douleur lancinante, revenue dans mon bras et dans mon poignet, me rappelle que les sensations de mon corps seront les premières à accueillir ce qui frémit, tout près, et à devoir le contenir.

Alors, je me tourne vers la Sainte Victoire – car c’est elle, bien sûr, qui m’attendait, majestueusement exposée sur son pan de mur, et je commence l’ascension de ses flancs, plan par plan, attiré par la résonance magnétique extraordinairement puissante qui s’amplifie, émanant à la fois de l’image vue dans son ensemble, et de chaque détail qui la renforce et la précise.

C’est tout d’abord un petit chemin de terre jaune, sec, vibrant, qui bientôt s’enfonce à l’ombre d’un arbre étonnant, au feuillage ramassé en une boule de forme inquiétante, comme le gardien d’un seuil que l’on franchirait à ses risques et périls.  La zone intermédiaire, où disparaît le sentier, alterne des verts et des jaunes brossés sans ménagement, espace que l’on imagine crissant de cigales. Une maison dans les mêmes couleurs, posée de travers en surplomb sur la gauche, signale la fin de la zone habitée par les humains. Juste dernière le bâtiment cerné de traits noirs commence la zone proprement minérale, architecturée d’à-plats gris et mauves. Plus de sentier. L’œil contourne une arête vive, repère un petit point vert signalant un passage possible et poursuit, de là, son ascension. S’il parvient au sommet de l’arête, à peu près aux deux tiers de la toile, il peut alors prendre son élan et, comme un randonneur renversant le cou en arrière pour tenter d’apercevoir le sommet, il peut prendre la mesure de ce qui jaillit à la verticale face à lui : la paroi monstrueuse, raide, sans compromis, du massif de la Sainte Baume, rattachant la chaîne pyrénéo-provençale à celle des Alpes occidentales en un surgissement tectonique déferlant à travers les âges, depuis le temps des dinosaures jusqu’à nous.

Et de cela, Cézanne, debout face à son chevalet, les yeux plissés sous son large chapeau de paille, est le témoin. Mais aussi le passeur, humble et magnifique. L’invisible humain dans la toile, c’est lui. Et grâce à lui, c’est nous.

Comme la montagne emprisonnant dans sa forme ramassée le chaos des forces telluriques, déchirant le ciel stupéfait dans lequel elle semble projeter des giclées de lave invisible, le tableau contient toute la folie de la vie, les hasards de l’évolution, le travail des millions d’années, l’impérieuse nécessité de stabiliser, même provisoirement, quelque chose que  l’on puisse nommer, et pour cela, pour l’infinie persévérance avec laquelle, pendant des décennies, il n’a cessé de reprendre son travail et de perfectionner son talent, tel un maître en arts martiaux japonais, pour sa capacité à nous transmettre cette lumière sans qu’elle nous brûle, à rendre perceptibles ces forces sans qu’elles nous déchirent, pour sa solitude consentie face au roc, pour ce chemin qu’il trace et nous propose, pour son infinie générosité, pour son acharnement, pour ce bonheur d’apprendre à voir et à sentir, offrons-lui en retour le présent de notre infinie gratitude.

Joyeux noël.

https://www.morozovcollection.com/index.php/cezanne-2/
Montagne Sainte Victoire (1896)
Acheté chez Vollard en 1907
Huile sur toile 78,5 x 98,5 cm
Musée de l’Hermitage