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Aimer avec Matisse (1 sur 2)


  • Oh !
  • Oui, hein ?

La dame au pull rouge, que j’ai failli heurter dans un mouvement de surprise, me regarde avec empathie. Nous nous trouvons tous les deux au dernier étage de l’exposition « Morozov », à la Fondation Louis Vuitton, face à un petit tableau de Matisse qui sent fort son Cézanne. En pivotant légèrement sur la droite après avoir fini de contempler quelques toiles de jeunesse (Nature morte à la bouteille de Schiedam), je suis tombé sur celle-là, et n’ai pu retenir une exclamation émerveillée, qui a déclenché en retour l’amusement partageur de la visiteuse. Nous échangeons sur le fait de savoir si « Pot bleu et citron » désigne bien un pot de chambre (probablement, oui). Lien ici : https://www.alamyimages.fr/pot-bleu-et-citron-par-henri-matisse-1897-image62660831.html

« De Cézanne », écrit Judith Benhamou dans les Echos, « Matisse tire le goût des compositions déséquilibrées qui mettent le regard en suspension, des formes simplifiées, des fonds géométriques et des objets inanimés ». Mais il y a plus. Comme dans la Nature morte à la draperie de Cézanne (1897, évoquée dans le texte précédent), la touche est ici fortement chargée. Elle s’allégera plus tard, devenant plus fluide, mais le citron demeure ici palpable, on en devine l’odeur et l’amertume : Matisse ne s’est pas encore détaché de la dimension matérielle et sensorielle des objets qu’il nous donne à voir, à sentir, presque même à toucher. Il cherche encore à représenter quelque chose qui ne peut se révéler que dans la profondeur de la troisième dimension, à laquelle il renoncera plus tard.

Or, comme dans les natures mortes de Cézanne, et même dans celles de Chardin, quelque chose échappe à la reproduction réaliste des fruits, des cuillers de métal ou des céramiques, aussi parfaitement agencées soient-elles : un léger flou, sur le bord de la touche, évoque le glissement de toutes choses au moment même où il prétend les stabiliser. D’où le vertige, l’étonnement qui peuvent saisir le visiteur lorsqu’il perçoit, sans savoir la nommer, l’irruption du Temps dans le tableau.

Darwin, déjà, stupéfait devant le spectacle des plissements géologiques des Alpes, s’était demandé quelle force colossale avait pu produire ces monstrueuses déformations, avant de se rendre à l’évidence : le Temps, seul, les millions d’années de pression accumulée, avaient pu produire ce surgissement, projeter des fossiles de coquillages à des altitudes aussi prodigieuses et tordre la matière comme une pâte feuilletée.

Le Temps, qui travaille la matière, dispersant ici et là les indices de son passage comme autant de signaux faibles au cœur d’une masse énorme de données qu’il faudra filtrer, rassembler, interpréter afin de créer du sens. Depuis Proust et Bergson, nous savons que l’art est une tentative de représenter, plus que l’instant, les formes que prend cette rencontre entre la matière et la durée, leurs relations, et les émotions qu’elles suscitent en nous.

Loin de prétendre abstraire la quintessence d’une vie figée, sous la forme d’une illusion parfaite, Matisse donne à voir le processus de reconstitution du réel jusque dans ce qu’il peut avoir de plus laborieux. Les touches individualisées, séparées les unes des autres et non plus fondues comme dans la « belle peinture » classique, libèrent un flux d’émotions, de perceptions vibrantes qui nous excitent avec une stridence inaccoutumée. Les superpositions de couleurs complémentaires leur confèrent une vibration inquiétante, heureusement contenue par l’harmonie des formes. Zoomez sur les détails, agrandissez plusieurs fois l’image, et demandez-vous sur quelle sorte d’alien repose la cuiller, en équilibre instable, avec ses yeux rouges de mutant ?

Cette nature-là n’est pas morte. Elle est engagée dans un cycle de transformations qui finira mal. Voyez le citron qui se prépare à pourrir. On le pressent dans le dégradé des couleurs qui s’assombrissent, ternissent, virent au vert olive d’un côté, dans d’étranges orangés de l’autre.

  • Mais venez-voir celle-ci, elle n’est pas mal non plus, me propose la dame au pull rouge.

Et tandis que je m’éloigne avec soulagement vers un inoffensif « fruits et pot de café » aux belles harmonies de bleu clair, de vert et de rose, les aliens rentrent dans leur cachette, le citron feint de se fondre dans la nappe plissée, les touches de couleur se rangent sagement les unes à côté des autres, et les étincelles du Temps pétillent une dernière fois avant de s’éteindre en silence.

Matisse mûrit, bientôt sa peinture se tournera vers des questions nouvelles.

Courcival, les toits

La carte et la territoire troisième et fin


Chacun cherche son Proust : il y a celui des spécialistes, experts proustologues, proustolâtres et recherchicoles, et puis celui des lecteurs ordinaires, dont le témoignage seul nous importe ici, puisque Buencarmino plonge ses radicelles, encore et toujours, dans l’expérience vécue.
« Proust a changé ma vie », s’exclamait une blogueuse avec laquelle nous croisons quelques fils sur Twitter (http://proustpourtous.over-blog.com/ ). Elle n’est pas la seule, à en croire Alain de Botton, auteur de « Comment Proust peut changer votre vie ». Le thème est également repris dans l’éditorial du supplément Lire consacré à l’auteur de la Recherche (voir « la Carte … 2/3 ») qui se demande « quel livre a changé autant de vies ?»
Bien sûr, on pourrait immédiatement citer la Bible, le Coran, Sur la route ou « Je sais cuisiner » de Ginette Mathiot, qui ont chacun à sa manière changé bien des vies.
Mais revenons à Proust. De quoi est-il précisément question ? En quoi change-t-il la vie de ses lecteurs ? Lire ne s’approfondit pas sur le sujet, se contentant de publier quelques interviews de personnalités qui ont lu et relu la Recherche, ou des fragments de la Recherche, ou la quatrième de couverture de la Recherche, à différentes époques de leur vie. Ce qui est intéressant, c’est de noter comme ils trouvent, à chaque lecture, de nouveaux trésors, un éclairage différent sur la vie, l’intimité, la vie sociale, ou sur l’écriture elle-même.
Car il y a plusieurs manières de lire Proust : l’une, nostalgique, régressive, tournée vers les paradis perdus de l’enfance auquel chacun cherche un accès muni de sa madeleine magique, et puis une autre, qui consiste à jouir de l’abolition du temps et de sa tyrannie. S’il nous invite à centrer notre attention sur le cœur de ce royaume personnel, Proust n’en donne pas vraiment la clé. Dans la Recherche, le Narrateur découvre un passage secret menant vers l’enfance (épisode de la madeleine dans du côté de chez Swann), et puis un autre vers Venise et ses ciels lumineux (les pavés inégaux dans le Temps retrouvé), mais tout cela se fait par inadvertance, un peu comme l’apparition du génie de la lampe dans les Mille et une nuits.
Ce que Lire n’explore pas non plus, c’est la différence entre ces deux états, car l’Enfance retrouvée, c’est la vivacité des premières impressions gravées dans la mémoire avec une force, une précision qui ne se retrouveront jamais, tandis que l’expérience du bonheur que procure l’abolition du temps relève tout autant de la littérature que de la neurologie ou de la méditation (voir « la Carte et le territoire » 2/3).
Lucien Daudet, puis Edmond jaloux, n’ont pas manqué de faire le rapprochement avec un autre explorateur du bonheur et du royaume intime. Jean-Jacques Rousseau, particulièrement dans la cinquième Rêverie, a décrit cet état de félicité suprême, contemplative, libérée de toutes les contingences, lorsqu’il décrit les après-midi passées à regarder passer les nuages, les yeux noyés dans l’infini du ciel, au fond de sa barque sur le lac autour de l’île Saint-Pierre. L’expérience évoque avec une étonnante similitude celle de la méditation en pleine conscience : la conscience décrite par le bouddhisme comme un vaste ciel dans lequel passent les idées, les sensations, les affects, éphémères comme les nuages, tandis que seule demeure la pure sensation d’être en vie. Heureux lecteur contemporain qui peut, en suivant la méthode disponible en podcast ou en CD, atteindre le merveilleux royaume auquel Proust n’accédait que par le hasard d’un télescopage entre les sens et la mémoire, également libéré du désir et de la déception. Il demeure que nul n’a su mieux que lui décrire l’état de félicité, la Promesse, qu’il est permis à chaque lecteur de voir se réaliser pourvu qu’il s’en donne la peine.
Voilà comment l’auteur souffrant, perclus d’asthme, épuisé par ses insomnies, dévoré d’angoisses, parvient à nous délivrer le plus lumineux message d’espoir, avec une boussole de plus de 3,000 pages pour nous guider au long de notre voyage. Voilà pourquoi Proust, plus que tout autre, suscite chez ses lectrices et ses lecteurs un sentiment de profonde gratitude, une tendresse, une ferveur inégalées. C’est cela, la magie, le secret de la lampe et des derviches tourneurs.
Bonus : Un été avec Proust sur France Inter à télécharger en podcast http://www.franceinter.fr/emission-un-ete-avec-proust.

la carte et le territoire 2/3


La science et la littérature possèdent également le pouvoir de susciter, voire de précipiter les émotions lorsqu’elles nous révèlent des continents cachés, même si elles empruntent pour cela des chemins différents. Il aura fallu plus de dix ans et des centaines de millions de dollars pour dresser la carte du génome humain. Encore plus ambitieux, le projet Human Connectome a pour objectif d’établir la carte des connexions neuronales et d’étudier leur impact sur le comportement humain, ce qui devrait prendre quelques décennies et des milliards de dollars. Les photos sont d’ores et déjà fascinantes. En attendant le résultat, qui nous renseignera sur nos perceptions, les étranges corridors qui les relient entre elles et avec nos pensées, on peut toujours relire du Côté de chez Swann, dont on fêtera le centième anniversaire de la parution en novembre prochain. En 1913, l‘infographie n’existait pas encore, ni l’IRM : on se servait encore des mots pour décrire l’expérience humaine et tenter de relier la carte de nos croyances et représentations au territoire du vécu. Extraits : « … à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. (…) je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? (…) quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière ». (Du côté de chez Swann).
Et, quelque 14,000 pages plus loin, dans le Temps Retrouvé : « au moment où me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée (…) la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé (…). Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi (…) de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose. » (Le temps retrouvé, les pavés inégaux).
Où l’on voit que l’ambition de Proust n’est pas tant de consoler ou de distraire que de nous aider à trouver le chemin de nos émotions les plus profondes. Là est le centre, le point d’appui, la source lumineuse où trouver la confiance, l’audace, l’énergie nécessaires pour se lancer dans la construction d’une cathédrale de mots, ou dans le décryptage des connexions neuronales comme hier du génome humain. A lire : le hors-série de Lire pour le centenaire du Côté de chez Swann.

Derrière la magie (car des roses il y en a)


Nous connaissons tous des personnes agréables, et qui gagneraient à être connues, dont le rayonnement souffre d’un prénom ridicule ou difficile à prononcer. Proust aimait créer de tels personnages, dont le nom malsonnant s’accordait mal avec une âme éprise de musique et sensible aux émotions qu’elle procure (madame de Cambremer).

De même, le nom à consonance magico-manipulatrice de la PNL (Programmation Neuro-Linguistique) constitue un obstacle à l’appréciation d’une discipline qui n’a rien d’ésotérique, et qui doit tout à la simple observation de grands praticiens légendaires, tels Milton Erickson ou Virginia Satir. Milton Erickson pensait que toute personne possède en elle-même les ressources nécessaires pour se guérir, trouver la solution à son problème spécifique ou atteindre son objectif.

La PNL nous enseigne, et surtout nous permet d’expérimenter que nous sommes libres, à tout moment, de choisir notre état émotionnel, les couleurs dont nous voyons notre vie. La liberté que donne le fait de disposer d’une plus large palette d’options constitue en soi une « raison raisonnable et suffisante » d’essayer. Car la PNL, c’est avant tout un outil, un simple outil au service d’une démarche plus complète qui s’appelle le coaching.

S’il y a manipulation, elle est du même ordre que celle à laquelle Proust soumet son esprit lorsqu’une gorgée de thé, prise un soir d’hiver, lui ouvre les portes d’un monde qu’il croyait perdu à jamais. Le début de la Recherche fournit une formidable description des états « associé » et dissocié », lorsque nous sommes ou non connectés à nos émotions profondes.
« …Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées. » Proust, A la Recherche du temps perdu. (citation complète plus haut dans le blog)

Il y a quelque chose, dans « la rumeur des distances traversées », qui fait penser à la nouvelle hypnose de Milton Erickson, un thérapeute extraordinaire. Proust, avant les chercheurs, avait perçu combien le souvenir est malléable, et deviné qu’il nous est possible de le modifier à volonté pour en colorer différemment nos vies présentes, comme un film que l’on repasserait en noir et blanc, puis en sépia, en accéléré ou au ralenti. Cela nous paraît magique, parce que c’est puissant.

Il faudrait parler aussi de la joie, du rire libérateur qui nous reconnecte à la fraîcheur, à l’imagination sans limites de notre enfance, comme un dessin animé. De Proust à Tex Avery, le raccourci peut sembler brutal. C’est que la vie ne prend pas toujours le temps de ménager les transitions. A chacun de remettre un peu d’ordre au montage. Assumons la responsabilité du « final cut ».

L’apprentissage commencé en octobre dernier se termine ce soir, et ce sera comme un petit deuil à faire avant de se tourner vers l’avenir, vers les autres et leur soif de mieux-être. Merci à Alain Cayrol, à Nicole de Chancey pour leur enseignement plein d’expérience, de bienveillance et d’humour. Merci à tous les coachs pour la générosité des partages. Merci pour le courage, la diversité, la fantaisie créative des uns et des autres. Laissons monter en nous la saveur mystérieuse et l’espièglerie.

Car pendant que nous sommes assis derrière notre écran, les mains sagement posées sur le clavier ou manipulant la souris, tandis que les enfants grandissent, en arrière-plan, s’éveille un gros minet dont les pattes fourmillent d’une furieuse envie de se mettre à courir tout autour de la pièce en miaulant d’excitation.

Prochain article sur BuencaRmino : la bibliographie du coach et PNListe.

Hypnose ericksonienne : http://www.biosynergie.org/pages/hypnose.htm

L’édifice immense du souvenir


Les amis, comme les souvenirs, surgissent parfois d’un passé si lointain qu’ils nous en font mesurer toute la profondeur. Que faire alors, si l’on n’a pas de goût pour la nostalgie? Les ramener vers soi, dans la vie contemporaine. Après cette série sur la PNL, il convenait de rendre hommage à celui qui a mis en lumière le corps et les perceptions dans leur rapport à la mémoire des émotions : Marcel Proust.

Voici le passage où Proust introduit le concept de la mémoire involontaire dans À la recherche du temps perdu

« Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai.

Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine.

Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi.

J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer.

Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment?

Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit.

Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu.

Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé, les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir ».

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu

Murakami et les variations Houellebecq


 

 

le laboratoire photographique de Moulins%rt

En raison d’un conflit interne à la rédaction sur la ligne éditoriale de Buencarmino, il n’a pas été possible de faire paraître les derniers articles du « Journal estival ».

La rédaction se déchire entre la tendance « Variations Goldberg » (Canal historique) et la tendance « Lady Gaga » (canal contemporain), qui a manifesté son désir de voir traités des sujets plus actuels, liés, entre autres, à l’Art Contemporain, à l’art numérique et à la vie urbaine, par exemple la nouvelle version des Inrock ou la controverse autour de l’exposition Murakami dans le château de Versailles.  Selon un délégué syndical, « il serait temps de parler un peu moins de bobos, de châtos, et un peu plus de musicôs, sans compter la sortie des romans de Philippe Forest, de Claro et de Houellebecq, tout de même plus actuels que Proust ». une troisième tendance, intitulée « variations Gaga », serait à la recherche d’un compromis éditorial acceptable par tous, « dans un esprit reflétant la diversité des cultures contemporaines, sans toutefois négliger l’importance du patrimoine ».
Pendant ce temps, les partisans de la tendance Goldberg appellent à une manifestation devant le château de Versailles pour protester contre la « dégénérescence et la pornographie« . les premiers arrivés gagneront un serre-tête ou un pull Saint-James bleu marine et des mocassins à glands.
Quand au fondateur de ce blog, Philippe de Boncarmin, il n’a toujours pas reparu après da tentative d’exploration du laboratoire photographique de C…, connu des initiés comme « le Moulinsart Sarthois » Les dernières paroles entendues  étaient « ça sent le rat crevé ». La police n’ayant pas droit de cité sur ce blog, c’est sa soeur, Madeleine de Boncarmin, qui mène les recherches.

Nous prions les fidèles lecteurs et lectrices de bien vouloir nous excuser pour la gêne occasionnée, y compris l’apparition des fautes d’orthographe dans ce blog qui était jusqu’ici d’une tenue impeccable.

 

Collision numérique

 

commando Proust (2/3)


Courir!

Au bord de la départementale, un panneau signale : « Nauvay, 5 kilomètres ». Ces cinq kilomètres, je les ai courus par une chaleur infernale, il y a dix jours, et rien ne m’ôtera la fierté de l’avoir fait. L’ami qui m’entraînait s’était enduit d’une crème solaire à la puissante odeur de cacao qui se mêlait à celle de l’asphalte à demi fondu ainsi qu’aux effluves de la campagne. L’ami, plus entraîné que moi, décrivait des boucles en avant, en arrière, parcourant deux fois plus de distance que moi qui le suivais ou le précédais, rattrapé à chacun de ses passages par les lourdes senteurs du cacao. J’ai piqué un fou rire, au beau milieu de la route, sans cesser de courir. Au retour, l’orage nous a cueillis juste à l’entrée du parc.

Plus tard, je pourrai revenir puiser dans la force de ce souvenir. La distance est malingre en comparaison du Paris-Versailles, mais en courant, je voyageais aussi dans le temps. Un monde englouti qui remonte à la surface, le petit moulin, nos vélos, les espèces de fleurs et de papillons disparus, la brutale énergie de l’enfance. Proust est passé par ici, il repassera par là.

A quoi bon passer après lui ?

Son ombre immense, et toutes ces histoires de marquises, la grand’mère sortant d’une tasse de thé, le génie de la lampe. Si familières et si lointaines. Pauvre Sarthe, écrasée par Combray. La Sarthe avec son patois refoulé, son accent gommé, ses expressions délicieusement imagées qui ne passent pas à la télévision. Comment parler aujourd’hui de ce monde ? Une province entière de ma vie, le continent caché de l’écriture, du désir d’écrire. Guerre aux boulets pesants, guerre aux doutes. Monday After, un nom de commando. Chaque mot posé vaut des kilomètres.