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Le cadeau de Cézanne


Mars 2023, Tate Modern.

Cela fait dix minutes que je stationne, immobile, devant l’une des Sainte Victoire de l’exposition Cézanne à la Tate Modern, et je pleure. Comme d’habitude, mon œil a cherché le point d’entrée dans le tableau. Sur la gauche, au premier plan, le tronc d’un pin dresse un axe vertical aux contours nets, d’un gris-blanc froid contrastant avec les tons verts et jaunes du paysage. Il n’en faut pas plus pour créer une séparation nette entre le spectateur et l’espace montant d’étage en étage jusqu’aux pieds de l’immense montagne mauve, écrasant de sa masse les minuscules habitations, les ponts, les routes, univers de lego façonné par d’invisibles humains.

La majestueuse nudité du roc, traité sans aucun détail, occupe tout le fond du tableau.

Vibrante, la montagne attire l’œil qui ne trouve rien à quoi s’accrocher, retombe jusqu’au saillant d’un bâtiment jaune flanqué d’un bouquet de cyprès presque noirs, et redescend piteusement le long d’une route oblique vers un arbre brossé à grands traits, tout en bas sur la droite.

C’est de là qu’il faut repartir, avec l’humilité d’un pèlerin fourbu, conscient que la route sera dure et le soleil féroce.

Clairement, nous sommes devant un paysage spirituel, tenant des Repos pendant la fuite en Egypte autant que des Vues du Mont Fuji gravées par Hokusai, dans lesquelles un minuscule personnage gravit péniblement une côte escarpée.

La composition est parfaite, mais que de labeur il a fallu à Cézanne pour en arriver là !

Au départ de la carrière de Cézanne, il y a la violence. La dénonciation de la violence, mais aussi la tentation de la violence. Sociale, sexuelle. Et plus tard, cosmique. Les pulsions, les forces, les tensions, l’oppression : ça tire et ça tangue de tous côtés. Lucide, il perçoit ce que l’académisme et le romantisme évitaient de montrer. Sa virilité solaire le détache des conventions mythologiques ou des joliesses bourgeoises : il veut se confronter au monde réel. Le voici en rupture : il ne sera pas complice de ces diversions. Les débuts tâtonnants, maladroits, empâtés, témoignent de cette lutte entre l’impulsion vitale du jeune Cézanne et l’univers des formes convenues, qu’il admire dans les musées, qu’il copie, sans les reproduire. C’est comme s’il les vidait de leurs intentions, pour les reconstruire autrement. Mais qu’est-ce que le monde réel ? Ce que l’on voit ? Seulement ? Et d’ailleurs, que voit-on ? Des formes ? Des couleurs ? Des êtres ? Des relations ? A peine se pose-t-il devant un compotier que celui-ci se dérobe. Bientôt, la physique quantique remettra en cause l’idée même de matière perçue comme quelque chose de fixe et de certain. L’unité du réel est brisée, il n’en subsiste qu’une immense interrogation devant laquelle Cézanne se tiendra courageusement jusqu’à son dernier jour.

Alors, puisque le monde explose, il peindra l’explosion. Mais une autre force est à l’œuvre, assez puissante pour maintenir en relation des objets qu’éloigne les uns des autres une irrémédiable entropie. Quelle est cette autre force, ignorée de la science mais connue des artistes ? Pulsion de vie, qui nourrira les pensées de Bergson et Teilhard de Chardin, contemporains de Matisse et de Picasso. Pour l’instant, il cherche, méthodiquement.

Le tableau se transforme en ring. Equilibre instable, en constante négociation, comme cette bouteille penchée vers l’arrière, déséquilibrée mais ne tombant pas, et ces petits pains blonds dont la légèreté semble à elle seule défier les lois de la gravité. Posé de travers sur la table, un torchon blanc strié de lignes roses semble avancer vers le spectateur ses pommes prises dans l’inexorable mouvement d’un tapis roulant déversant son lot de valises multicolores. Et pourtant, ça tient. Ça tient même remarquablement bien, grâce à l’équilibre des couleurs. Le jaune citron, l’orangé des pêches, le vert acide des pommes se répartissent rigoureusement dans l’espace. Au milieu de cette joyeuse orgie vitaminée trône la bouteille de verre dont on croit sentir la froideur lisse, raide, vaguement hostile. Un contrepoint nécessaire pour maintenir la tension dans le tableau, mais surtout pour ouvrir l’espace des interrogations. Habitués aux natures mortes du prodigieux Chardin, aux harmonies plus calmes, les contemporains du provençal mal dégrossi durent trouver insignifiantes, scandaleuses, maladroites, ces compositions. Comment auraient-ils pu déceler ce qu’il y a d’implacable, de tragique dans la géométrie ? C’est qu’il en faut, du temps et du travail, pour réussir à changer le regard de toute une génération sur ce qu’elle considère de plus banal. Pour la bonne société, si férue d’ordre et de bon goût, Cézanne fut tout d’abord le peintre d’un peu ragoûtant chaos.

Mais il persiste. Il s’accroche et reprend, encore et encore, sous tous les angles et variant les techniques, son motif.

Le motif : on dirait aujourd’hui son mantra. Il le pétrit comme un boulanger sa pâte, le rumine, le déconstruit pour en retrouver la saveur et la fraîcheur. Sa technique s’affine, il diversifie ses couleurs, met au point son coup de pinceau en oblique dans lequel se fondent peu à peu compotiers, pommes, et même un verre dont il ne reste plus que le contour, l’épure. Parti du réel saisi dans sa matérialité la plus concrète, il ne lui tourne pas le dos comme les romantiques mais le concentre, en extrait la quintessence, à travers laquelle transparaît le vertige des choses projetées à toute vitesse dans un univers en expansion. Car si plus rien n’est stable, alors, tout est relation. Relations les proportions, les distances, les rapports de couleurs. Plus tard, le corps des baigneurs et des baigneuses, dégagés de tout érotisme, avec la nature.

En bon chef opérateur, Cézanne réussit à stabiliser l’image et la vie apparaît.

La vie, oui, la vie, la vraie vie, celle qui dilate le cœur, celle qui nous fait souffrir, qui nous déchire, et c’est pour ça qu’on l’aime aujourd’hui Cézanne, d’un amour fou, parce qu’il nous sauve de l’insignifiance policée, cyniquement désespérante.

Au cours des décennies suivantes il conquiert la virtuosité, longuement, péniblement. Puis avec une sorte de jubilation maîtrisée. Il se plaint : « la réalisation de mes sensations m’est toujours très pénible, je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens. Je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature ».

Mais il se tient droit devant le chaos du monde matériel, avec une capacité unique à capter les sensations sans perdre de vue son idée, le « motif intérieur » : cosa mentale. Chaque tableau met en scène un naufrage, une faille, une interrogation, en même temps qu’une posture infiniment digne.

A travers lui, peignant comme d’autres marchent, la matière animée prend peu à peu conscience d’elle-même. L’esprit s’extrait, se façonne, s’affine. Contemporain de Darwin, précurseur de Teilhard de Chardin, il se fait témoin du cheminement de la Vie. La route est dure et le soleil féroce, telle est la voie.

Dans une autre version, datée de 1895 (collection Phillips), il y a comme une invitation au bonheur dans la manière placide, presque animale, dont la Sainte Victoire s’insère entre le bleu dur du ciel et l’ocre-jaune des rochers, avec la tranquillité d’une vache sacrée ruminant dans sa prairie cosmique.

Le bonheur, vraiment ? On n’est plus dans le monde insouciant des impressionnistes. Mais un apaisement libérateur, une relation plus harmonieuse avec l’univers deviennent possibles, après le chaos des natures mortes et la lutte avec la matière.

Cézanne nous fait un cadeau magnifique, d’une générosité folle : la paix qu’il ne trouve pas pour lui-même, il nous l’offre. Il nous ouvre un chemin d’accès vers l’intérieur de l’espace, avec la possibilité non pas d’admirer, mais de devenir la Sainte Victoire, immergés au cœur du paysage. Présence paisible et rayonnante, ancrée, souveraine et singulière.

Dans une expérience hypnotique, le paysage nous reçoit, nous accueille, et si nous y sommes prêts nous permet de goûter une meilleure version de nous-même, plus fraîche, plus vivante, plus forte et plus courageuse.

Dans cet espace-là, tout est possible : nous pouvons être qui nous voulons.

Le paysage recomposé, transfiguré dans l’harmonie des couleurs, devient le lieu d’une expérience spirituelle par laquelle nous entrons en résonance avec le vibrato de l’univers, selon la formule d’Hartmut Rosa.

Et cette résonance nous rend toute notre grandeur. C’est une joie immense, qui mérite notre plus profonde gratitude.

Mais attention ! Plus que dans tout autre, il faut entrer dans un tableau de Cézanne en état de propreté. Car l’effet d’amplification produit par le jeu des formes et des couleurs entre en résonance avec nos états émotionnels. Gare à qui viendrait en état de tristesse ou de colère : le tableau vous le rendra au sextuple !

Si, en revanche, témoignant pour la proposition du même respect que des Japonais se déchaussant avant de pénétrer dans un lieu privé, nous prenons soin de faire le vide en nous, ou de poser une intention amicale, elle nous sera rendue magnifiée, pleine et riche : l’émerveillement sera au rendez-vous.

C’est notre part de responsabilité. Le spectateur devient cocréateur d’une expérience sensorielle, émotionnelle et spirituelle inédite, profondément transformatrice. Au-delà de la modernité et du post-modernisme, il y a là un avant-goût de la méta-modernité, oscillant entre une interrogation irrésolue et la possibilité d’un émerveillement authentique.

Au sortir de l’exposition, dans la librairie, je repère une carte postale représentant l’autoportrait de 1875, sur fond rose. L’artiste nous regarde en coin, d’un œil interrogateur et malicieux, comme un vieux sorcier par mécontent du tour qu’il s’apprête à nous jouer. Sacré bonhomme !