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Chacun cherche son territoire (suite)


Epineux sujet que celui du territoire, qui pose immédiatement la question du vivre ensemble.

Tout ce qui ne va pas de soi dans notre société crispée ressort et danse autour de ce mot, sur des musiques étranges. Il attire les controverses comme un aimant la limaille de fer. Qu’on le veuille ouvert ou fermé, tourné vers l’avenir ou préservé dans sa nourrissante singularité, le territoire, au sens collectif du terme, fait problème. C’est pourquoi chacun cherche le sien, par défaut. Mais aussi parce qu’il faut bien poser les pieds quelque part. Besoin d’ancrage, comme un homme encombré d’une échelle qui cherche un mur où l’appuyer. Nous ressentons le désir de créer quelque chose de nouveau, qui nous appartiendrait en propre, et qui nous aiderait à trouver notre place dans ce monde en pleine transformation. Pour autant, nous ne voulons pas tout rejeter de ce qui nous constitue. Comment faire le tri ? Sur quels critères ? Quels choix s’offrent à nous ?

Le Larousse définit un territoire comme « une étendue de terre dépendant d’un Etat, d’une ville ou d’une juridiction » ; ou « une zone occupée par un animal ou un couple, délimitée d’une certaine manière et défendue contre l’accès de ses congénères». En médecine, enfin, le mot désigne « l’ensemble des parties desservies par un vaisseau ou un nerf ». Au-delà des terres, les eaux territoriales évoquent « une zone maritime bordant la côte d’un Etat, qui y exerce ses compétences ».

Un territoire serait donc un « espace » sur lequel nous exerçons notre juridiction, c’est-à-dire notre pouvoir, et nos compétences ; qui tient son unité d’un langage ou système assurant la circulation de l’information, et qui vaut la peine d’être défendu. C’est un lieu de mémoire ou de projection, thème largement exploré dans la Recherche du temps perdu (voir le chapitre « noms de pays » dans du Côté de chez Swann). Plus tard, Deleuze développe la notion de « territoire mobile », ouvrant la possibilité d’une infinité de nouveaux sens et de métaphores.

A partir de la définition originelle d’une étendue de terre, espace géographique délimité qu’il faudrait défendre contre des « congénères », nous pouvons faire évoluer cette notion vers quelque chose de plus large et de plus varié. Tout ce qui peut servir de point d’ancrage, tout environnement favorable est à considérer.

A commencer par notre corps : en lui sont stockés les bons et les mauvais souvenirs, l’énergie, la fatigue et le découragement. Notre corps est un véhicule extraordinaire, qui peut nous mener à bien des destinations si nous apprenons à l’entretenir et à le piloter.

Ce peut être aussi le cercle des relations humaines : famille, proches, amis, groupes de pairs ou collègues envers lesquels nous éprouvons de l’amour, de l’amitié, de la complicité, de l’estime ou du respect. Visualiser ce cercle autour de nous constitue l’un des plus puissants leviers de motivation qui soient au moment de nous embarquer dans un projet difficile. Je peux zoomer sur tel ou tel visage, ressentir ces présences autour de moi, imaginer les échanges stimulants que j’aimerais avoir avec ces personnes. Pour bien des gens, le couple ou la famille représentent le territoire qu’ils sont prêts à défendre à tout prix, qui donne envie de se battre, de faire des efforts, un espace à cultiver, protéger, embellir. Un environnement dynamique et sécurisant. L’amitié, dans sa fonction d’échange parfois critique et toujours bienveillante, est une autre sorte de territoire, extensible, en devenir, un espace entre deux personnes qui nous invite à grandir, à sortir de notre zone de confort.

Pour les personnes sensibles aux ambiances, les saisons contiennent tout un réservoir de sensations, d’émotions particulières. Nous associons différents types d’énergie aux lumières de l’été, aux frémissements du printemps, aux chatoiements de l’automne, à l’hiver aux lignes claires, et nous savons adapter le rythme de nos actions à celui des saisons. Frederick Hudson a construit sa théorie du changement autour de ce thème. Enrichir notre perception de chacun de ces quatre « territoires émotionnels » nous permet d’envisager les transitions avec plus de sérénité. Nous redouterons moins l’hiver si nous l’envisageons comme la saison du confort, l’automne comme la saison du tri, et nous pouvons optimiser le printemps comme un temps de préparation.

La musique, enfin, représente la quintessence du « territoire mobile ». Sous forme de play-liste ou stockée dans nos portables et autres iPods, elle nous accompagne avec tout une palette d’émotions que nous pouvons amplifier, modifier, moduler à notre guise. Des études psychologiques ont démontré que le fait d’écouter une musique en résonnance avec notre état émotionnel du moment accentue notre sentiment de satisfaction, qu’elle soit joyeuse ou mélancolique. C’est que nous recherchons avant tout l’harmonie, une forme d’intimité qui nous renvoie un écho de ce que nous voulons être, à un certain moment. On pourrait ici parler d’un territoire-cocon. En filant la métaphore, plutôt que de subir nos états émotionnels, nous pouvons choisir d’en être les DJs et de les composer avec le soin qu’un programmateur de radio mettrait à organiser ses séquences.

Identifier et cultiver tous ces territoires nous permet de disposer d’une palette d’options toujours plus large, et donc de nous sentir plus libres. Construisant notre identité sur ces nouveaux territoires, nous regagnons du pouvoir sur le cours de notre vie. Car si les territoires hérités ne sont pas extensibles à l’infini, ceux que nous créons ne connaissent pas de limites. Si nous nous définissons étroitement en fonction des valeurs transmises par notre famille, nous nous privons de la possibilité d’en choisir de nouvelles, plus appropriées à nos besoins. Nous pouvons définir et affiner nos objectifs en fonction de ces territoires, avec l’agilité mentale d’un architecte imaginant de faire tomber un mur, de recomposer l’espace, de faire entrer plus de lumière. En multipliant les points d’appui, nous gagnons en autonomie, en assurance, et nous trouvons l’audace de tenter de nouvelles approches. Comme un chef d’Etat qui s’assure de bonnes et solides alliances avant d’affronter un adversaire, apprenons à renforcer notre réseau relationnel. Sachons choisir le bon moment pour agir, sans culpabiliser si les mois froids et mouillés nous rendent mélancoliques.

Enfin, pour revenir au thème initial de cet article, en devenant plus conscients de ce qui nous constitue, nous nous sentirons moins menacés par la différence des autres. Si nous intégrons comme un « ingrédient » essentiel de notre identité nos relations, notre préférence pour telle saison, tel type de musique, telles valeurs, il nous sera plus facile de trouver des points communs avec l’ « autre ». Nous nous sentirons moins menacés par ce « congénère » si nous le considérons comme un individu riche de ses multiples territoires, et non comme le représentant de telle ou telle « catégorie ». Face à lui nous nous sentirons d’autant moins tenus de « défendre » un territoire qu’il sera devenu mobile.

Car si je peux construire un ancrage avec le bruit de la pluie sur un toit de tuiles, je me sentirai chez moi, et en sécurité, partout où il pleut. Si j’ancre ma joie dans la sensation du soleil sur ma peau, il y aura des sources de joie pour moi partout sur la terre.

la carte et le territoire 2/3


La science et la littérature possèdent également le pouvoir de susciter, voire de précipiter les émotions lorsqu’elles nous révèlent des continents cachés, même si elles empruntent pour cela des chemins différents. Il aura fallu plus de dix ans et des centaines de millions de dollars pour dresser la carte du génome humain. Encore plus ambitieux, le projet Human Connectome a pour objectif d’établir la carte des connexions neuronales et d’étudier leur impact sur le comportement humain, ce qui devrait prendre quelques décennies et des milliards de dollars. Les photos sont d’ores et déjà fascinantes. En attendant le résultat, qui nous renseignera sur nos perceptions, les étranges corridors qui les relient entre elles et avec nos pensées, on peut toujours relire du Côté de chez Swann, dont on fêtera le centième anniversaire de la parution en novembre prochain. En 1913, l‘infographie n’existait pas encore, ni l’IRM : on se servait encore des mots pour décrire l’expérience humaine et tenter de relier la carte de nos croyances et représentations au territoire du vécu. Extraits : « … à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. (…) je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? (…) quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? Pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière ». (Du côté de chez Swann).
Et, quelque 14,000 pages plus loin, dans le Temps Retrouvé : « au moment où me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée (…) la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé (…). Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi (…) de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose. » (Le temps retrouvé, les pavés inégaux).
Où l’on voit que l’ambition de Proust n’est pas tant de consoler ou de distraire que de nous aider à trouver le chemin de nos émotions les plus profondes. Là est le centre, le point d’appui, la source lumineuse où trouver la confiance, l’audace, l’énergie nécessaires pour se lancer dans la construction d’une cathédrale de mots, ou dans le décryptage des connexions neuronales comme hier du génome humain. A lire : le hors-série de Lire pour le centenaire du Côté de chez Swann.