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Sa voix nous accompagnera


Nicole de Chancey nous a quittés le 14 juillet. D’origine belge, elle a choisi le jour de la fête nationale des français pour s’éclipser, discrètement, avec un clin d’œil malicieux bien dans son style.

Comment vous parler de Nicole ? Un petit bout de femme rousse, élégante, nez et voix pointus. Des mots clairs, précis, alignés sur le fil de sa pensée comme des hirondelles prêtes à s’envoler, perdant d’ailleurs parfois ce fil et revenant se poser après un petit tour dans le bleu du ciel. Des gestes posés, réfléchis, pour souligner ses phrases ou pour se recentrer. Une présence. Je l’avais dessinée au stylo bille, dans mon « cahier de pnl », un jour où la discussion traînait en longueur. Sa patience avait des limites : il était dans son rôle de nous responsabiliser, lorsque les questions dissimulaient de plus en plus mal la peur de se jeter à l’eau.   Après tout, nous n’étions pas là pour argumenter sur les diverses théories du coaching, mais pour apprendre à le pratiquer. L’une de ses métaphores préférées l’illustrait à merveille : « ça doit rentrer dans les muscles », disait-elle souvent, pour bien ancrer la dimension corporelle qui rapprochait le coaching de ses origines sportives.

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Bonheur de l’attention choisie


Je vous écris d’un hôtel sinistre, à Tunis, à la fin d’une journée bizarre. (Le mot « sinistre » est largement exagéré, mais il sonnait bien, pardon pour la fausse alerte). Le sujet du jour n’est pas des plus roses non plus : BuencaRmino ne s’intéresse pas qu’au dessin, à la PNL et aux sympathiques petits colibris. Parfois, des thèmes plus difficiles requièrent notre attention. Il faut les traiter aussi,  par souci d’équité, par goût du défi : pour voir jusqu’où on peut aller.

Celui-ci m’encombre l’esprit depuis quelques semaines. Le 15 août, après le suicide de Robyn Williams, mon amie Jeannie Javelosa a posté ce message sur son profil facebook. Je le traduis aujourd’hui, surmontant ma réticence à aborder ce thème pas très « fun ». Parce que cela me paraît plus que jamais nécessaire. Dans son message, elle parlait de la dépression, de ces souffrances cachées autour de nous, que nous ne voulons pas voir. Elle nous invitait à être attentifs, à prendre soin les uns des autres, à ne pas craindre de voir la face laide, rugueuse, de l’existence. Elle écrivait : « il peut arriver à chacun d’entre nous de traverser des moments difficiles. Saviez-vous que les gens qui paraissent les plus forts sont souvent les plus sensibles ? Saviez-vous que ceux qui prennent toujours soin des autres sont souvent ceux qui ont le plus besoin qu’on prenne soin d’eux ? Saviez-vous que les trois choses les plus difficiles à dire sont « je t’aime », « pardon », et « j’ai besoin d’aide » ? Parfois, il faut aller au-delà du sourire d’une personne qui semble heureuse pour percevoir comme elle souffre en réalité. » Jeannie et moi avons tous deux perdu des proches qui, un beau jour, n’ont pas trouvé l’énergie de vivre une minute de plus. Il faut en parler, à tout prix, briser le tabou. Mais pas à la manière ignoblement commerciale dont le fit une grande agence de communication proposant d’en faire un « sujet de conversation », comme on dit aux Etats-Unis. Prévention, oui, récupération, non merci.

Voilà plus d’un mois que, sur l’invitation de Jeannie, j’ai re-posté cet appel à la vigilance et à la compassion sur mon profil, sans mettre à exécution mon intention originelle de le traduire. Et puis voici qu’un article du Monde consacré à l‘essayiste suisse Yves Citton, (lien ici) spécialiste du « capitalisme attentionnel », revient sur le sujet de l’attention. Abordé sous un angle économique, cela donne : « l’attention est devenue le capital de ce nouveau monde, sa richesse et l’objet de toutes ses convoitises ». Et bien sûr, pour faire monter sa « cote », il faut éviter comme la peste d’écrire sur des sujets tels que le suicide ou la dépression. Tant pis pour ma cote. Que dit-il encore ? « Nous sommes à la croisée des Chemins. Chacun peut apprendre à gérer ses ressources attentionnelles (!) pour être plus « compétitif »… ou alors, nous pouvons apprendre à nous rendre plus attentifs les uns aux autres, ainsi qu’aux relations qui tissent notre vie commune ». Yves Citton écrit sur des sujets peu propices à attirer l’attention, justement. Ce qui le rend tout à fait sympathique.  Amoureux des livres, il propose une « écologie de l’attention » (liens ici  et ici)

On y trouve cette idée que l’attention profonde – aux autres, à des musiques, à des œuvres d’art, nous propose une  qualité d’expérience extraordinaire à condition de savoir nous rendre disponibles et de faire ce choix consciemment. C’est ici que reviennent les roses : leur parfum nous promet bonheur et puissance. Vous les méritez bien, vous qui avez fait l’effort de lire jusqu’ici.

Chacun cherche son territoire (suite)


Epineux sujet que celui du territoire, qui pose immédiatement la question du vivre ensemble.

Tout ce qui ne va pas de soi dans notre société crispée ressort et danse autour de ce mot, sur des musiques étranges. Il attire les controverses comme un aimant la limaille de fer. Qu’on le veuille ouvert ou fermé, tourné vers l’avenir ou préservé dans sa nourrissante singularité, le territoire, au sens collectif du terme, fait problème. C’est pourquoi chacun cherche le sien, par défaut. Mais aussi parce qu’il faut bien poser les pieds quelque part. Besoin d’ancrage, comme un homme encombré d’une échelle qui cherche un mur où l’appuyer. Nous ressentons le désir de créer quelque chose de nouveau, qui nous appartiendrait en propre, et qui nous aiderait à trouver notre place dans ce monde en pleine transformation. Pour autant, nous ne voulons pas tout rejeter de ce qui nous constitue. Comment faire le tri ? Sur quels critères ? Quels choix s’offrent à nous ?

Le Larousse définit un territoire comme « une étendue de terre dépendant d’un Etat, d’une ville ou d’une juridiction » ; ou « une zone occupée par un animal ou un couple, délimitée d’une certaine manière et défendue contre l’accès de ses congénères». En médecine, enfin, le mot désigne « l’ensemble des parties desservies par un vaisseau ou un nerf ». Au-delà des terres, les eaux territoriales évoquent « une zone maritime bordant la côte d’un Etat, qui y exerce ses compétences ».

Un territoire serait donc un « espace » sur lequel nous exerçons notre juridiction, c’est-à-dire notre pouvoir, et nos compétences ; qui tient son unité d’un langage ou système assurant la circulation de l’information, et qui vaut la peine d’être défendu. C’est un lieu de mémoire ou de projection, thème largement exploré dans la Recherche du temps perdu (voir le chapitre « noms de pays » dans du Côté de chez Swann). Plus tard, Deleuze développe la notion de « territoire mobile », ouvrant la possibilité d’une infinité de nouveaux sens et de métaphores.

A partir de la définition originelle d’une étendue de terre, espace géographique délimité qu’il faudrait défendre contre des « congénères », nous pouvons faire évoluer cette notion vers quelque chose de plus large et de plus varié. Tout ce qui peut servir de point d’ancrage, tout environnement favorable est à considérer.

A commencer par notre corps : en lui sont stockés les bons et les mauvais souvenirs, l’énergie, la fatigue et le découragement. Notre corps est un véhicule extraordinaire, qui peut nous mener à bien des destinations si nous apprenons à l’entretenir et à le piloter.

Ce peut être aussi le cercle des relations humaines : famille, proches, amis, groupes de pairs ou collègues envers lesquels nous éprouvons de l’amour, de l’amitié, de la complicité, de l’estime ou du respect. Visualiser ce cercle autour de nous constitue l’un des plus puissants leviers de motivation qui soient au moment de nous embarquer dans un projet difficile. Je peux zoomer sur tel ou tel visage, ressentir ces présences autour de moi, imaginer les échanges stimulants que j’aimerais avoir avec ces personnes. Pour bien des gens, le couple ou la famille représentent le territoire qu’ils sont prêts à défendre à tout prix, qui donne envie de se battre, de faire des efforts, un espace à cultiver, protéger, embellir. Un environnement dynamique et sécurisant. L’amitié, dans sa fonction d’échange parfois critique et toujours bienveillante, est une autre sorte de territoire, extensible, en devenir, un espace entre deux personnes qui nous invite à grandir, à sortir de notre zone de confort.

Pour les personnes sensibles aux ambiances, les saisons contiennent tout un réservoir de sensations, d’émotions particulières. Nous associons différents types d’énergie aux lumières de l’été, aux frémissements du printemps, aux chatoiements de l’automne, à l’hiver aux lignes claires, et nous savons adapter le rythme de nos actions à celui des saisons. Frederick Hudson a construit sa théorie du changement autour de ce thème. Enrichir notre perception de chacun de ces quatre « territoires émotionnels » nous permet d’envisager les transitions avec plus de sérénité. Nous redouterons moins l’hiver si nous l’envisageons comme la saison du confort, l’automne comme la saison du tri, et nous pouvons optimiser le printemps comme un temps de préparation.

La musique, enfin, représente la quintessence du « territoire mobile ». Sous forme de play-liste ou stockée dans nos portables et autres iPods, elle nous accompagne avec tout une palette d’émotions que nous pouvons amplifier, modifier, moduler à notre guise. Des études psychologiques ont démontré que le fait d’écouter une musique en résonnance avec notre état émotionnel du moment accentue notre sentiment de satisfaction, qu’elle soit joyeuse ou mélancolique. C’est que nous recherchons avant tout l’harmonie, une forme d’intimité qui nous renvoie un écho de ce que nous voulons être, à un certain moment. On pourrait ici parler d’un territoire-cocon. En filant la métaphore, plutôt que de subir nos états émotionnels, nous pouvons choisir d’en être les DJs et de les composer avec le soin qu’un programmateur de radio mettrait à organiser ses séquences.

Identifier et cultiver tous ces territoires nous permet de disposer d’une palette d’options toujours plus large, et donc de nous sentir plus libres. Construisant notre identité sur ces nouveaux territoires, nous regagnons du pouvoir sur le cours de notre vie. Car si les territoires hérités ne sont pas extensibles à l’infini, ceux que nous créons ne connaissent pas de limites. Si nous nous définissons étroitement en fonction des valeurs transmises par notre famille, nous nous privons de la possibilité d’en choisir de nouvelles, plus appropriées à nos besoins. Nous pouvons définir et affiner nos objectifs en fonction de ces territoires, avec l’agilité mentale d’un architecte imaginant de faire tomber un mur, de recomposer l’espace, de faire entrer plus de lumière. En multipliant les points d’appui, nous gagnons en autonomie, en assurance, et nous trouvons l’audace de tenter de nouvelles approches. Comme un chef d’Etat qui s’assure de bonnes et solides alliances avant d’affronter un adversaire, apprenons à renforcer notre réseau relationnel. Sachons choisir le bon moment pour agir, sans culpabiliser si les mois froids et mouillés nous rendent mélancoliques.

Enfin, pour revenir au thème initial de cet article, en devenant plus conscients de ce qui nous constitue, nous nous sentirons moins menacés par la différence des autres. Si nous intégrons comme un « ingrédient » essentiel de notre identité nos relations, notre préférence pour telle saison, tel type de musique, telles valeurs, il nous sera plus facile de trouver des points communs avec l’ « autre ». Nous nous sentirons moins menacés par ce « congénère » si nous le considérons comme un individu riche de ses multiples territoires, et non comme le représentant de telle ou telle « catégorie ». Face à lui nous nous sentirons d’autant moins tenus de « défendre » un territoire qu’il sera devenu mobile.

Car si je peux construire un ancrage avec le bruit de la pluie sur un toit de tuiles, je me sentirai chez moi, et en sécurité, partout où il pleut. Si j’ancre ma joie dans la sensation du soleil sur ma peau, il y aura des sources de joie pour moi partout sur la terre.

Chacun cherche son territoire


« D’où-êtes-vous » ? Les personnes issues d’une «minorité visible » s’entendent souvent poser cette question, même lorsque leur famille est française depuis plusieurs générations. Comme s’il fallait absolument « tracer » l’origine d’une personne pour pouvoir, enfin, la « situer ». Une étudiante qui avait fait la première partie de sa scolarité dans un collège représentatif de la société actuelle faisait ainsi part de son malaise grandissant. Au fil des années, tandis qu’elle progressait dans ses études, la diversité s’amenuisant, elle finit par être la seule noire dans toute sa classe de master. Et LA question revenait, de plus en plus insistante. Elle vivait très mal ce déni de son identité singulière, individuelle, de la part de ses camarades à un âge où l’on se définit beaucoup plus par son projet que par son origine.
A l’inverse, on a pu lire dans le BuencaRmino d’hier la question stupide d’un professeur à un élève arrivant en cours d’année pour échapper à la guerre civile qui ravageait alors la Côte d’Ivoire : « mais, vous n’êtes pas noir ? ». Eh non ! L’élève était bel et bien un réfugié, mais aussi blanc que les petits auvergnats de sa classe. La maladresse a des poches bien profondes.
Or, il suffirait de changer une lettre pour réorienter cette interrogation vers quelque chose qui tiendrait plus du projet construit et assumé. Un territoire mobile (lien). Au « d’où-êtes-vous » suspicieux se substituerait un « où êtes-vous » invitant l’interpellé à réfléchir sur ses ancrages identitaires.

Ouh là, pensez-vous, les grands mots sont lâchés !

Ancrage ? Identitaire ?

Explorons la métaphore : un ancrage, en PNL (programmation neurolinguistique), évoque une combinaison, dans nos circuits de neurones, entre des mots, des émotions, des images, et des parties de notre corps : je me souviens de mes vacances chaque fois qu’un rayon de soleil tiède caresse ma peau à un certain endroit. Au moment de fournir une dernière accélération en vue de la ligne d’arrivée, le coureur se remémore les images de réussites précédentes enregistrées dans sa mémoire émotionnelle et sensorielle. Il se concentre sur les sensations physiques ressenties ce jour-là dans son cœur, ses muscles et ses poumons, afin de puiser l’énergie dont il a besoin pour fournir l’effort nécessaire. Ainsi, de performance en performance, se construit l’association « muscles-qui-tirent/ligne d’arrivée », « cœur-qui-bat/victoire ». Le sens des messages envoyés par son corps à son esprit s’est modifié : le signal physique interprété comme « il est temps d’arrêter » signifie désormais « j’y suis presque ».
Plus tard, il se souviendra de la lumière qui tombait sur le stade, des encouragements du public et de l’air sur sa peau. Ces sensations, ou « sous-modalités », affineront et renforceront encore la puissance de l’association, qu’il pourra déclencher à volonté dans les moments critiques.

Notre sentiment d’identité se construit sur de tels ancrages, comme un oiseau fait son nid à partir d’éléments divers. Nous amalgamons des morceaux de récits, des souvenirs personnels, des sensations, que nous associons à des images réelles ou imaginaires. Mon ancrage « Bretagne » est un grand placard où mijotent, pêle-mêle, des visages, des voix, des accents, des ciels changeants, des crêpes moelleuses, de la musique aigrelette et puis des valeurs de droiture, de franchise, de persévérance. C’est un territoire imaginaire, culturel, affectif et moral, ancré dans une région réelle. Et, de même que l’oiseau ne choisit pas n’importe quelle brindille, nous sélectionnons les éléments retenus selon des filtres inconscients, qui forment nos préférences. L’entraîneur d’un sportif, lorsqu’il veut l’amener à un très haut niveau, le fait travailler consciemment sur de telles images afin de construire une forte motivation. Or nous aussi nous pouvons développer consciemment de telles associations. Nous pouvons même choisir et réorganiser nos ancrages de manière à obtenir nos objectifs. Il ne tient qu’à nous de faire le ménage dans nos grandes armoires, de trier ce que nous voulons conserver et ce qui ne nous sert plus, ou pire, ce qui nous freine. La question « d’où êtes-vous » devient : « d’où voulez-vous être » ? Après tout, puisque nous passons notre vie à réarranger nos souvenirs, autant le faire de manière consciente et productive.

La carte le territoire et le GPS (1/3)


Oser sa vie : bien sûr. Buencarmino, dès le début, souscrit à cet objectif ambitieux, et se propose d’encourager quiconque se met en chemin. La PNL est un outil formidable pour cela, à condition d’être pratiquée avec discernement et bienveillance. Catherine Cudicio, dans le Grand Livre de la PNL, donne cette définition : « la PNL, utilisée pour le développement personnel, aide l’individu à réaligner sa carte du monde en fonction des buts choisis. En effet, ce ne sont pas tant les difficultés réelles qui tendent à empêcher d’atteindre un objectif, mais bien davantage la représentation de celles-ci ». En plus sobre, version Sénèque, cela donne : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles ». Autrement dit, la représentation que nous nous faisons de la difficulté, qui est une croyance (la carte), serait un obstacle souvent plus effrayant que la réalité « objective » (le territoire).

Oui mais… le coach, dans sa pratique, doit à ses clients de les accompagner avec bienveillance, selon la règle des 3P : Permission, Protection, et Puissance. Or le souci de la Protection incite à ne pas exposer son client à des dangers ou à des obstacles hors de sa portée. Devenir chirurgien ou un grand violoniste, passé un certain âge, n’est sans doute pas une ambition très réaliste. Le coach doit alors accompagner son client, l’aider à détecter les besoins, les centres d’intérêt sous-jacents à cette ambition pour le réorienter vers des activités permettant de satisfaire ses besoins, de nourrir ses intérêts, d’honorer ses valeurs. En somme, il doit l’aider à trouver un territoire où investir son énergie et ses talents. Pour le dire en langage d’aujourd’hui : avant d’allumer le GPS, il convient de bien choisir sa destination.

Illustration : carte de l’île de Ré.Image

L’édifice immense du souvenir


Les amis, comme les souvenirs, surgissent parfois d’un passé si lointain qu’ils nous en font mesurer toute la profondeur. Que faire alors, si l’on n’a pas de goût pour la nostalgie? Les ramener vers soi, dans la vie contemporaine. Après cette série sur la PNL, il convenait de rendre hommage à celui qui a mis en lumière le corps et les perceptions dans leur rapport à la mémoire des émotions : Marcel Proust.

Voici le passage où Proust introduit le concept de la mémoire involontaire dans À la recherche du temps perdu

« Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai.

Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine.

Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi.

J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle? Que signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer.

Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment?

Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit.

Et, pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu.

Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé, les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir ».

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu