Métamorphoses du lièvre


Comment peindre un lièvre? Il y a la manière de Chardin, appliquée à restituer chacun des poils, distinctement, tout en faisant chatoyer la lumière sur les flancs palpitants de la bête : l’animal est passé à l’état de nature morte. On le posera sur une table de cuisine, à côté d’une gibecière et d’un pot en étain. Sa raison d’être est alors de valoriser la virtuosité du peintre ( et la prouesse du chasseur, avant celle de la cuisinière qui saura, comme on dit, l’accommoder). On accroche le tableau dans la salle à manger. Un bouquet de poils à côté d’un bouquet de fleurs. Il symbolise alors la paix du foyer, les joies simples, domestiques, le confort matériel. Eventuellement, le passage des saisons, l’automne, déclenchant un frisson de mélancolie. C’est la version « week-end à la campagne », odeurs de terre mouillée, cheminée-tarte aux pommes.

Ou bien la manière des peintres chinois, toute en frémissements. Apparition, disparition, traces dans la neige. On n’en verra que les moustaches, ou moins encore. Une ombre fugitive. Un bouquet de traits merveilleusement agencés. C’est la version « lièvre du Cheshire », d’après Alice au pays des merveilles. Il ne reste à la fin de sa disparition progressive qu’un sourire, puis le sillage de ce sourire dans l’air. Ce qui se donne à voir ici, c’est la méditation du peintre. L’ego suspendu, disponible, ouvert à la rencontre.

Sous forme de personnage il revient, chez Disney, courant dans tous les sens comme un fou, chronomètre en main. Première victime de l’utilitarisme fordien qui découpe la vie en autant de process qu’il faut accomplir de plus en plus vite. « bonjour, bonsoir, je suis en retard » s’écrie le malheureux. La petite fille, effarée, se demande si les adultes sont bien sérieux.

On peut aussi le mettre en scène, le raconter : à l’image de tout lièvre réel se superpose le souvenir du lièvre des fables, évidé de son animalité, de sa volonté propre, de sa vie, marionette à laquelle on peut prêter pensées humaines et sentiments. Un artefact. Mâchonnant son trèfle, il échange avec la tortue des propos de ventriloque. La Fontaine restitue ses mouvements, son allure, tout son être, avec beaucoup de délicatesse. Le sentiment d’étrangeté vient de la bande-son plaquée, comme par erreur, sur le mauvais film. Ainsi font les espèces dominantes.

Mais qu’en est-il du lièvre vivant, réel, qui se réchauffe au soleil de la fin de l’après-midi, sur les marches du perron? Sa lèvre retroussée, ses oreilles tendues, la peur affleurant sous la peau, les muscles prêts à bondir. Ce lièvre-là n’a rien d’allégorique, il ne représente que lui-même. Résister à la tentation d’en faire l’étendard de son espèce, un symbole, une victime de nos intrusions dans son espace nourricier.

Lui reconnaître un droit : celui de ne rien avoir à signifier.

Le soir, on le retrouve côté nord, batifolant dans la cour, puis il disparait dans la prairie. Ce mouvement relie les espaces, les mondes, le proche et le lointain, sa présence attire l’attention vers la cour où ses bonds se déploient comme une chorégraphie sur le plateau d’un théâtre, puis sa disparition dans les hautes herbes entraîne l’oeil du spectateur dans les profondeurs de la scène, vers les coulisses où sa silhouette a bientôt disparu. Il introduit l’action dans un paysage demeuré jusqu’alors pittoresque et passif, écrin de son jaillissement, territoire de ses appétits. Comment le perçoit-il? Son corps comprend tous les langages, déchiffre tous les signes et tous les dangers, voit toutes les ouvertures, il s’affole ou se fige. Mais il ne songe pas.

Il se passe tout de même quelque chose, dans la scène à décrire, puisque son irruption suffit à nous arrêter. Pour ne pas provoquer sa fuite, nous baissons la voix, figés derrière la vitre de la porte-fenêtre. Il nous voit, notre immobilité le rassure peu à peu. Son coeur doit ralentir, sa respiration s’apaiser. La nôtre aussi. Une émotion douce, rayonnante, attendrie, nous gagne. Il se pourrait que nos coeurs battent au même rythme. Il se pourrait que nous ressentions les traces de sa peur, dans nos corps. Emerveillés comme devant le visage d’un enfant. Remplis de gratitude. Heureux.

Puis le moteur du mental se rallume. La machine à questions. Que voit-il, lui, quand il nous voit? Son point de vue demeure inaccessible, irréductible, intraduisible. Autre à jamais. C’est cette altérité qui nous parle, en creux. Ou plutôt qui nous interroge. Quelle est notre place en ce monde, quelle relation voulons-nous avoir avec lui, avec cette lumière de fin d’après-midi, avec la tiédeur des pierres? Comment faisons-nous visage ensemble?

4 réponses à “Métamorphoses du lièvre

  1. j’aime ton allégorie et suis bluffée par la photo. C’est toi qui a réussi à choper le lièvre dans sa course ?

  2. Quel beau texte. Je me sens en connivence avec son rythme et tous les détails observés.

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