Archives de Tag: Frankie-Pain

Le corps dans l’écriture


Pourquoi ce malaise à propos du corps dans l’écriture en France? Il se publie tant de romans, tant d’histoires d’où le corps est absent, ou s’il est là, jamais vraiment habité, rarement aimé, toujours un peu déplacé, malvenu. Ce ne sont pas les études sur le sujet qui manquent, c’est la présence. Heureusement, les canadiens sauvent la mise, comme l’excellente revue Analyses.

Plus je creuse, et plus ça m’intrigue. Cela fait plusieurs mois que nous discutons avec Mirella Rosner et l’équipe d’Aracanthe-EPLV de son triple thème : « corps, langage, mémoire » (prochaine expo au MoTIF). Corps du modèle, dans l’atelier, bien posé sur son point d’appui, avec ses raccourcis qu’il faut saisir, ses attaches, ses creux et sa façon d’accrocher la lumière. Le langage, qui « tend vers » et jamais ne saisit; la mémoire, qui surgit de l’un pour se fixer dans l’autre, espiègle ambassadrice de mille objets divers.

J’en parle et puis j’oublie?

Mais revenons à l’écriture. Au départ de ce blog, un désir d’ancrage, ou de ré-ancrage, dans ce pays où je me sentais étranger au retour d’un séjour de sept années en Asie. Mais il y a différentes manières de se sentir étranger, comme il y a différentes manières d’arriver, de revenir, d’être là : « là où j’arrive, je suis un étranger » (Aragon). Se jeter dans l’Atlantique après des heures de marche au soleil, enfourcher un vélo pour s’exploser les poumons sur les petites routes de la Sarthe, en été. Poncer, pendant des heures, un vieux placard, pour le plaisir d’y poser enfin des couleurs nouvelles. Exulter dans cet épuisement libérateur. Une autre fois ce sont des lèvres, un parfum dans une chevelure, un pli du bras que l’on aime sans savoir pourquoi, qui nous attachent et qui s’en vont.

Je t’aime et puis j’oublie?

C'est de la bombe!

Pour moi, c’est passé par le corps. Le corps et le langage, le corps dans l’écriture, dans la chorégaphie de Pina Bausch, et puis le corps dans le dessin. Ébloui par le chant de Salomon, de Toni Morrison, dont le moindre personnage rayonne d’une présence physique que l’on trouve rarement dans la littérature d’aujourd’hui, j’ai travaillé les mots tout un été. Nancy Houston évoquait aussi, récemment, le malaise de l’intelligentsia française lorsqu’on parle du corps, de ses sensations brutes, non filtrées. Cette façon bien française de ne pas être là, pas complètement, posés sur un bout d’orteil. Houellebecq emblématique évocateur de ces corps désincarnés, pressés de fuir dans un cyber-univers où les mots tissent de longues chaînes de code. Bien vu, bien décrit, terrifiant.

Je clique et puis j’oublie?

Aujourd’hui, j’en suis sûr, ce qui me sépare d’eux, c’est ce qui les sépare du corps. Du corps et de ce qu’il dit. Un manque d’ambition, pour ne pas dire une forme de lâcheté face à l’intensité du corps, à ses silences, à toute cette vie violente qui le traverse. La pratique régulière du dessin, même en l’absence de progrès notable, a pour effet de transformer le regard : dans le métro, dans le bus, l’oeil s’arrête sur une main, sur l’angle d’une tête, la posture déséquilibrée d’une hanche, et cela dit quelque chose. La main vit. La hanche crie. Les muscles se tordent sur mille douleurs, essorés comme de vieux torchons. Ça voudrait danser, mais ça n’ose… Parler avec son corps au milieu de la ville, parmi les passants, les transports (publics, amoureux?). Et pourquoi non? Pina Bausch, Wim Wenders l’ont fait.

Je danse, et puis j’oublie?

Il y a la PNL, qui va chercher l’enfant blotti sous les arbres, au fond du jardin, et qui le ramène en pleine lumière, accompagné de ses mentors choisis. Soudain, comme on est libre, avec la bienveillance. Tigres apprivoisés, digérés, incorporés au patrimoine émotionnel : la mémoire a perdu ses griffes. « J’ai confiance, et je vis ».

Et puis il y a Frankie. Son atelier d’écriture, son insistance et sa jubilation physique à l’évocation d’un objet, de sa texture, de son toucher, sa manière de faire surgir la présence humaine à partir d’une odeur, d’un mollet de montagnard bien rebondi, propre à susciter le désir d’une femme. Frankie nous jette en pleine figure ce qu’évitent si soigneusement les intellectuellement corrects à l’émotion si retenue qu’elle en étouffe. Avec Frankie, les mots retrouvent force, âpreté, saveur. Ils relient à nouveau le corps et ce qui brûle en nous dans un flamboiement de couleurs. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, ce qu’il faudrait cacher, replier sous les couvertures, ensevelir. Ce plaisir rare, on le goûte entre soi, dans un petit cercle initié. Sa révélation aurait quelque chose de plus obscène encore que de chanter nu place de la Bastille, le jour de l’enterrement de mère Thérésa. C’est le vieux combat du Carême et du Carnaval, un rouge trop vif aux lèvres ou dans les dessins d’Olivier Thévin, chargés d’un pouvoir explosif.

La main sur le détonateur, je compte, et puis je ris.

Bon anniversaire David (4/5)


Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas offert, ici même, un public au dialogue de David Pini et de Frankie Pain. Ses mots simples et touchants dans le livre d’or. Il aurait fallu plus d’audace, à l’époque, obtenir l’autorisation de faire vibrer ce lieu. Qu’aurait-il mis en scène ? Les Bonnes ? Le Balcon ? Quel son, quel éclairage ? Au coucher du soleil : Andromaque, Iphigénie, Bérénice ?

« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice;
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus. »

Donner à entendre la mélodie de la langue française, harmonieuse et pleine de mélancolie: lorsque le vent remue les branches des peupliers dans l’avenue, je crois entendre les paroles de la reine en exil, accompagnée par le chant des grillons, minuscules repères sonores délimitant l’espace.

Et puis, pour le contraste, aller chercher d’autres musiques, Nothing Compares dans la version de Jimmy Scott, les compilations d’Almodovar, les grands américains, les Russes.

Comme une poursuite au théâtre, l’ombre des croisillons court sur la pelouse, franchit la douve et vient mourir dans le feuillage du noyer, tout au fond du jardin, après avoir accroché la spectrale balustrade. Sans la vibration de la voix que nous donnent les acteurs, la langue est peu, si pauvre, un chauffe-eau houellebecquien.
Loin, très loin à l’horizon, un trait de lumière délimite une masse obscure, comme un disque éclairé par en-dessous. Il se peut après tout que la terre soit réellement plate et que son extrémité se situe à quinze kilomètres d’ici, juste après Bonnétable. C’est ainsi que l’on se représentait le monde au début du quinzième siècle, en ce temps dont si peu nous sépare, puisque l’absence totale de lumière abolit la conscience du présent. Les voitures qui passent au loin, sur la route, franchissent un espace intergalactique comme les vaisseaux de l’Empire dans les romans de science-fiction que je lisais dans cette chambre à quinze ans.

Un bruit d’interrupteur, on vient d’éteindre la lumière du grand escalier. Le noir avance d’un coup jusqu’à la balustrade et repousse le pigeonnier dans la nuit vague où l’on devine encore à peine sa forme un peu plus pâle. Il n’y a plus que ma chambre d’éclairée.

Dans un tel espace, on peut tout penser. Rien ne vient arrêter l’élan de l’imagination. Rêver plus grand ! Le saut d’une carpe dans la douve indique sa présence dans l’espace devenu conceptuel : tout à l’oreille. Une toile de fond sonore se dessine, comme dans la méditation de l’écoute.

Les pas de M… et K… dans le grand escalier, la vie revient à mon étage, comme un cœur qui se remet à battre. Je ferme les volets. Plus aucune lumière ne filtre à présent, le château va traverser la nuit comme un cargo géant fend les mers, une poignée de marins en son cœur, et moi je vais dormir aussi, un homme en transition dans un monde en transition.

 

 

 

Demain, j’ouvrirai la fenêtre