Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas offert, ici même, un public au dialogue de David Pini et de Frankie Pain. Ses mots simples et touchants dans le livre d’or. Il aurait fallu plus d’audace, à l’époque, obtenir l’autorisation de faire vibrer ce lieu. Qu’aurait-il mis en scène ? Les Bonnes ? Le Balcon ? Quel son, quel éclairage ? Au coucher du soleil : Andromaque, Iphigénie, Bérénice ?
« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice;
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus. »
Donner à entendre la mélodie de la langue française, harmonieuse et pleine de mélancolie: lorsque le vent remue les branches des peupliers dans l’avenue, je crois entendre les paroles de la reine en exil, accompagnée par le chant des grillons, minuscules repères sonores délimitant l’espace.
Et puis, pour le contraste, aller chercher d’autres musiques, Nothing Compares dans la version de Jimmy Scott, les compilations d’Almodovar, les grands américains, les Russes.
Comme une poursuite au théâtre, l’ombre des croisillons court sur la pelouse, franchit la douve et vient mourir dans le feuillage du noyer, tout au fond du jardin, après avoir accroché la spectrale balustrade. Sans la vibration de la voix que nous donnent les acteurs, la langue est peu, si pauvre, un chauffe-eau houellebecquien.
Loin, très loin à l’horizon, un trait de lumière délimite une masse obscure, comme un disque éclairé par en-dessous. Il se peut après tout que la terre soit réellement plate et que son extrémité se situe à quinze kilomètres d’ici, juste après Bonnétable. C’est ainsi que l’on se représentait le monde au début du quinzième siècle, en ce temps dont si peu nous sépare, puisque l’absence totale de lumière abolit la conscience du présent. Les voitures qui passent au loin, sur la route, franchissent un espace intergalactique comme les vaisseaux de l’Empire dans les romans de science-fiction que je lisais dans cette chambre à quinze ans.
Un bruit d’interrupteur, on vient d’éteindre la lumière du grand escalier. Le noir avance d’un coup jusqu’à la balustrade et repousse le pigeonnier dans la nuit vague où l’on devine encore à peine sa forme un peu plus pâle. Il n’y a plus que ma chambre d’éclairée.
Dans un tel espace, on peut tout penser. Rien ne vient arrêter l’élan de l’imagination. Rêver plus grand ! Le saut d’une carpe dans la douve indique sa présence dans l’espace devenu conceptuel : tout à l’oreille. Une toile de fond sonore se dessine, comme dans la méditation de l’écoute.
Les pas de M… et K… dans le grand escalier, la vie revient à mon étage, comme un cœur qui se remet à battre. Je ferme les volets. Plus aucune lumière ne filtre à présent, le château va traverser la nuit comme un cargo géant fend les mers, une poignée de marins en son cœur, et moi je vais dormir aussi, un homme en transition dans un monde en transition.

Demain, j’ouvrirai la fenêtre