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La colère et les conseillers


On a le droit d’être en colère. Mais que faire de ce caillou râpeux, nauséeux, qui nous écorche l’intérieur de la bouche et les lèvres ? On voudrait crier, mais dans quelle direction ? Le vent souffle trop froid, trop fort dans les rues désertes. On pourrait profiter des quelques minutes où chacun se tient à sa fenêtre, au moment d’applaudir les soignants, juste avant vingt heures. Mais ce serait leur manquer de respect.

Revenant à pied du métro Plaisance, où ma sœur vient de me remettre (en se tenant à bonne distance) un paquet d’attestations conformes aux nouvelles directives (nos gouvernants se sont-ils demandé comment font ceux qui n’ont pas d’imprimantes ?), je médite sur le petit billet que j’ai décidé d’écrire ce matin. Sujet : la gratitude. Je voulais reprendre un exercice enseigné par Nicole de Chancey, notre professeure de coaching (Sa voix nous accompagnera).

Mais quelque chose ne sonne pas juste. Un arrière-goût d’amertume. Et de la tristesse. En ce moment-même, à quelques centaines de mètres, le service de pneumologie de l’hôpital Saint Joseph, qui a su prolonger la vie de ma mère suffisamment longtemps pour que nous puissions lui dire au revoir dans des conditions à peu près dignes, doit gérer la vague de patients en détresse respiratoire. Et cela me met en colère. Déjà, il y a deux ans, j’avais été témoin du désarroi et de l’épuisement de ces infirmières et des ces aides-soignantes empêchées de soigner correctement leurs patients par un système inhumain. La tension, déjà, crépitait sous les charlottes et sous les masques. Protestations, burn-out, suicides : rien n’y faisait, la machine à broyer resserrait sa main de fer, suivant les diktats de la Cour des Comptes.  La Tarification A l’Acte, expression de priorités purement budgétaires, avançait aveuglément, tel un Godzilla réglementaire détruisant tout sur son passage.

Il s’en fallait déjà de peu pour que le système craque. Et le peu s’est produit.

Colère. Profonde, ancienne, enracinée dans cet épisode et dans tout les signaux qu’on n’a pas écoutés depuis. Suivant les conseils du gouvernement et de son Conseil d’experts, j’ai fait prendre à mon père le risque de l’emmener voter, il y a tout juste quinze jours. Le lendemain, on annonçait le confinement généralisé. Comment notre système décisionnel a-t-il permis cela ?

Il serait trop facile de s’en prendre aux seuls gouvernants. Dans ce blog où la politique n’est pas bienvenue, je nomme : Gérard Larcher, Président du Sénat, François Baroin, Président de l’Association des Maires de France, qui se sont opposés au report des élections en menaçant de crier à la dictature si le Président suivait ce que lui soufflaient la prudence et le bon sens.

J’en veux à Marisol Touraine, ancienne Ministre de la Santé et à ses conseillers, dont Jérôme Salomon, qui ont pris collectivement la décision de ne plus stocker de masques protecteurs. Ils ont fait confiance au marché mondial, croyant qu’il serait possible de s’y approvisionner en cas de besoin. A moins qu’ils n’aient même pas envisagé qu’un tel besoin puisse se faire sentir dans l’urgence. Dans les deux cas : colère face à tant d’imprévoyance et d’irresponsabilité.

Tous ces responsables, et bien d’autres, auront à rendre des comptes le moment venu. Mais ce qui m’intéresse encore plus que leur sort et que leurs fautes individuelles, c’est l’enchaînement des causes, les raisonnements tordus, l’emboîtement des biais cognitifs cumulés, la dérive des priorités que nous avons, tous, collectivement, toléré.

Nos élites sont le résultat d’une certaine éducation. Elles incarnent des valeurs obsolètes, un mode de prises de décision en tour d’ivoire, une hiérarchie descendante qu’il faut examiner sans complaisance. La colère sans apprentissage ne débouche sur rien d’utile. S’il faut un exutoire à la colère légitime de tout un peuple, alors qu’elle ne s’exerce pas sur les pantins, mais sur les ficelles, et sur ceux qui les tirent. Ces ficelles, ce sont nos illusions, et ceux qui les tirent, ce sont nos valeurs, nos abdications, notre insouciance, nos préférences mal placées. Lynchons-nous nous-mêmes !

Ou bien réfléchissons. Prenons le temps de décortiquer, lentement, minutieusement, scrupuleusement, nos illusions collectives, notre respect pour la hiérarchie, pour les rangs, les grades, notre refus de la complexité, notre soif de consommation, de prestige, de confort. Pourquoi sommes-nous de si mauvais conseillers pour nous-mêmes ? Si quelque chose doit changer, après l’épidémie, que ce soient nos modes de pensée, nos impatiences, notre irresponsabilité. Transformons l’énergie de la colère en détermination à reconfigurer tout ce qui doit l’être. La colère n’est qu’un état émotionnel, un carburant que l’on met dans son moteur pour le faire avancer. Dans quelle direction ?

Sur l’excellence décisionelle, et les précautions à prendre pour éviter de prendre des décisions aux conséquences catastrophiques, lire l’excellent ouvrage d’Olivier Zara : l’Excellence décisionnelle, sur son blog Axiopole Excellence décisionnelle.

Colère, langage et poésie (suite)


Et la poésie ?

La poésie, c’est la fraîcheur. Ce qui naît à l’horizon du silence, un calme propice à l’appréciation de la beauté. Ce que l’on vient chercher sur cette île, dans les marais rouillés, sur ses plages pailletées d’aluminium au couchant, et qui donne l’énergie de monter jusqu’au sommet du phare des Baleines pour l’éblouissement qui nous attend, tout là-haut. Après l’étroit escalier en colimaçon, déboucher sur la plate-forme à 360 degrés et contempler la houle de mer roulant à l’infini ses muscles bleus. Savourer la profondeur de cette immense masse liquide qui s’étend jusqu’à l’autre bord, les côtes des Amériques, peut-être Martha’s Vineyard. Rêver de cette île-soeur, ancien repère des chasseurs de baleines où mon amie G… va parfois se ressourcer. L’amitié se superpose à la splendeur du paysage, ses secrets ne sont pas moins profonds que ceux de l’océan.

Avoir l’Atlantique en partage, aimer, se souvenir. Voir déferler les vagues et ne pas s’en lasser. (Il y a de la poésie dans la vitesse, comme dans la lenteur). S’immerger dans tout cela, comme on se lave. Laisser se dissoudre les anciennes formes, les appréhensions, fondre avec bonheur dans la masse du monde.

Romain Rolland appelait cela le « sentiment océanique ». La méditation pratiquée avec persévérance permet d’atteindre cet état de communion avec l’univers, sans limites, où rien ne pèse : croyances, devoirs, identité, rien à quoi s’accrocher, rien à défendre. Un état où la vague, pour reprendre la vieille métaphore bouddhique, ne se sent plus séparée de l’océan.

 

L’erreur de beaucoup d’occidentaux, précisément, est de s’attacher à cet état bienheureux, au point d’en faire l’objectif de leur quête, et de culpabiliser lorsqu’ils ne parviennent pas à l’atteindre. Le véritable but de la méditation n’est pas de s’évader ni de cultiver l’hédonisme, une tentation que relève Yves Michaud dans une récente interview au Monde.  Le premier but de la méditation est de prendre conscience que tout est lien, relation, et que nous sommes au cœur de cela. D’accueillir tout ce qui est là puis, dans un deuxième temps, nous détacher de toute convoitise. J’ai moi-même partagé cette erreur, jusqu’à cet été, lorsque mon hôte m’a donné à lire Mark Epstein (Pensées sans penseur) et Jack Kornfield (Bouddha, mode d’emploi pour une révolution intérieure). Ces deux psychologues américains explorent chacun à sa manière les convergences entre la science occidentale et la pratique orientale de la méditation. J’y reviendrai.

La poésie, c’est aussi la capacité d’intégrer l’anxiété, la douleur et la laideur inévitables. Avec humour et bienveillance. C’est la beauté des contrastes, régie par d’invisibles contraintes. C’est un jeu, c’est faire comme si. Comme font les enfants. On dirait qu’on serait des pirates, ou des princesses. On irait sur la lune.

La poésie incarnée, c’est Tintin, son enthousiasme juvénile, sa fraîcheur naïve mais toujours motrice, un mouvement porté vers la résolution des intrigues ou des mystères.  C’est le professeur Tournesol, soulevé de terre par une boule de feu au milieu d’un désordre indescriptible, dans les Sept boules de cristal. C’est l’audace et la soif de justice. Et ce sont aussi les jurons du capitaine Haddock.

C’est « mille millions de mille sabords » et c’est la ligne claire, obtenue à force d’un travail ambitieux, difficile, qui cherche et parfois trouve une expression plus rare, plus forte et plus précise.

C’est la grâce, l’éternelle jeunesse.

Colère, langage et poésie


La colère a mauvaise presse, et c’est bien dommage, car elle recèle à côté des poisons bien connus quelques pépites intéressantes. Tout dépend de la manière dont elle s’exprime, et de la direction qu’elle prend (ou qu’on lui imprime consciemment). Selon Freud : «  le premier humain à jeter une insulte plutôt qu’une pierre est le fondateur de la civilisation » .

Un matin, pendant les vacances, mes hôtes entament une conversation sur cette émotion mal famée. La référence, pour moi, c’est le capitaine Haddock, grand maître des tempêtes verbales, gourou ès fureur, pontifex irae, comique involontaire et faire-valoir du lumineux Tintin.

Haddock est connu pour ses éruptions volcaniques résonnant, telles les trompettes d’un Magnificat, à travers l’espace du récit dont il ne cesse de déformer le cours, ou de l’accélérer, transformant en gags les catastrophes qu’il ne cesse de déclencher.  Or, ce qui nous enchante, ce n’est pas tant leur intensité que la créativité merveilleusement poétique de ses jurons.

Des amateurs éclairés se sont même chargé de les classer par ordre alphabétique (lien ici : http://fjaunais.free.fr/Tintin/Ihadpres.php)

Il y a quelque chose de jubilatoire dans ce flot toujours renouvelé.  Je ne peux pas résister au plaisir de vous en citer ici quelques-uns :

Anacoluthe, invertébré, jus de réglisse !

Boit-sans-soif !

Cercopithèques !

Ectoplasmes !

Forbans !

Gargarismes, gredins, et le délicieux : grenouilles !

Lépidoptères !

Macrocéphales ! Marins d’eau douce ! Mitrailleur à bavette !

Ornithorynque !

Il y a aussi la colère-essorage, violente, mais nécessaire, purificatrice. Celle qui ramène le calme après expulsion des scories et autres émotions troubles. Le colérique-justicier, de type Zorro, qui se met en colère pour une noble cause, invective les fauteurs de torts au comportement égoïste, agressif, manipulateur, inacceptable. Et tant d’autres…

Mais les colères de Haddock ont quelque chose de spécial, de pur et d’enfantin dans leur spontanéité foutraque. Parfois, on sent bien qu’il dérape. Ca déborde de tous les côtés, mais avec une forme de jubilation qu’on lui envie. C’est qu’on aimerait pouvoir, comme lui, se libérer du carcan de la bienséance et dire, une bonne fois, ce qu’on a sur le cœur.

Ainsi la colère n’est pas nécessairement qu’on poison. Elle peut mener à des formes d’action constructives, à condition de la canaliser.

Et la poésie ?  (à suivre)

La colère est une énergie comme une autre


La colère est une énergie comme une autre, mais plus dense, plus lourde, et plus difficile à gérer. L’important, c’est la forme et la direction qu’on lui donne.

On peut la laisser bouillir sous le couvercle, à petit feu, la contenir un temps, la laisser refroidir ou choisir au contraire de lui donner libre cours. Elle peut alors prendre la forme d’une giclée de lave, d’une éruption solaire, d’un camion fou lancé sur l’autoroute ou d’une bombe à fragmentation. Mais ce camion, qui le pilote? Qui voulons-nous punir? Nous-même? Les autres? Le Monde, ou le Destin?

Le simple fait de clarifier nos intentions transforme cette énergie, lui donne un sens, une impulsion plus réfléchie. Le torrent, sans rien perdre de sa puissance initiale, peut alors devenir un fleuve majestueux sur lequel nous prendrons plaisir à naviguer. Si ce qui motivait la colère était au départ un sentiment d’injustice, nous mettrons désormais tous nos efforts à la réparer, ou à l’empêcher de se reproduire. Il se peut même qu’en résulte un sentiment d’harmonie, tandis que chercher à obtenir vengeance ne nous aurait procuré qu’un mieux-être éphémère. Rétablir la communication avec une personne dont nous pensions qu’elle nous avait offensés, réussir à exprimer un besoin, notre point de vue : tout cela, finalement, nous fait un bien plus durable que la rumination ou l’explosion incontrôlée. Mais pour que cela fonctionne, il faut tout d’abord autoriser, je dirais même savourer le ressenti de la colère dans toute son intensité. Le fleuve ne remontera pas vers la source : accordons-lui la gloire d’atteindre son estuaire.

Pour le dire autrement, il y a des colères qui nous emprisonnent, et d’autres qui libèrent. Laisser vivre et grandir cette émotion, sans nous laisser dominer par elle, nous donne une chance de connaître un sentiment de bonheur paradoxal, inattendu, très intense, et très personnel. Il y a dans cette victoire quelque chose d’un exploit sportif, la joie de l’accomplissement dans la maîtrise. Cette énergie, prenons-là comme un ballon qui cherche un  but. Et marquons.