
Au fur et à mesure que la fin du confinement s’éloigne, repoussée de semaine en semaine, et tandis que le gouvernement distille des messages destinés à nous faire comprendre qu’elle sera partielle, progressive, complexe, amère et surtout d’une lenteur exaspérante, la vie d’après se pare de toutes les qualités d’une Terre promise brillant de mille feux, là-bas, loin derrière la colline. Ca nous travaille comme un bourgeon. Comme une espèce d’adolescence collective. Nous nous prenons à rêver, coincés dans nos appartements, à tout ce que nous pourrons faire demain, lorsqu’il sera permis de se déplacer. Tout aura le goût de la nouveauté. Une fraîcheur inédite.
Ce sera comme une sorte de Nouvel An : on prendra des résolutions, on s’échangera des vœux, avec un brin de tristesse pour celles et ceux qui n’auront pas passé le cap. On sera devenus plus aimables, attentifs aux autres, heureux de les retrouver. C’est qu’ils nous auront manqué, les autres – les vrais autres, les autres acceptables, ceux dont on ne craint pas qu’ils nous contaminent avec leurs microbes au supermarché, leurs postillons malencontreusement déposés sur les poignées de porte et d’ascenseurs. On aura peut-être même, si nous les voyons, de la compassion pour les mineurs isolés, jeunes migrants échoués dans l’entre-deux de nos villes et de nos statuts. On aura peut-être envie de faire enfin la connaissance de ces voisins du dessous dont on entendait les applaudissements crépiter, à vingt heures, sur le mur d’en face. On organisera des apéros, des vrais, avec des verres qui s’entrechoquent et des olives qu’on saisira, tout de même, du bout d’une pique précautionneuse. On sera, surtout, pris d’une fureur exploratrice, d’une curiosité dévorante pour l’au-delà du quartier. A force d’arpenter toujours les mêmes rues, de devoir s’arrêter au carrefour, de se limiter au même côté du boulevard, nous brûlerons d’envie d’aller voir ce qui se passe là-bas, sur l’autre rive. La ville tout entière nous apparaîtra comme un immense terrain de jeux qu’on arpentera en Vélib pour le plus grand bonheur de nos muscles et de nos poumons. Il y aura du danger, des accidents, des pickpockets et des maladroits. Tout aura l’extraordinaire saveur de la liberté, la liberté chérie, confinée, empêchée, reconquise à force de patience et de sacrifices. Il y aura quelque chose d’explosif dans nos joies. On se prendra presque pour des héros, avant de se rappeler celles et ceux qui nous aurons permis d’arriver vivants de ce côté-ci du cauchemar. Les soignants, les caissières, les livreurs et peut être même les éboueurs auront droit à un flash de tendresse fugitive, avant de sombrer à nouveau dans l’oubli collectif.
A moins que la lenteur, la durée de l’épreuve ne nous ait transformés et changé nos priorités, nos valeurs.
Que ferons-nous de cette nouvelle jeunesse gratuite, inespérée ? De cette seconde chance offerte à titre exceptionnel ?
Lorsque nous sortirons enfin, les rues seront si propres et les oiseaux si tranquilles que nous aurons peut-être, émerveillés, surpris, décontenancés, l’idée de modifier nos habitudes et de les respecter.
Ce serait tellement fort si nous pouvions nous rappeler, juste avant d’ouvrir nos portes, d’ouvrir aussi nos cœurs.