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Et Phèdre au labyrinthe


(Reprise du 18 août)

3. « Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Avec vous se serait retrouvée ou perdue »

Parfaite métaphore de l’amour : se perdre ensemble, ensemble se retrouver.  Ceux qui n’ont jamais trouvé l’âme soeur et qu’on entend gémir, les soirs de grand vent. Ceux qui n’ont su trouver le chemin menant du territoire vers la langue, où continue de vivre une âme dansante, et qui perdent la poésie. « Avec vous descendue » : flamme vacillant dans les couloirs souterrains, bruits de pas furtifs, avancer guidés par le son d’une voix, la vibration unique entre toutes de la langue française, un pli dans la nuit lisse de l’ignorance et de la barbarie. La suivre et déboucher avec elle en pleine lumière. Croire en elle, par un acte d’amour et de volonté, fidèles à la voix grave de l’ami disparu qui nous récitait « Phèdre », ou plutôt la gravait en nous.

 

David les vidéos (5/5)


Octobre 2008

En octobre dernier, dans ma chambre à C…, je m’octroyais un week-end à la campagne, un répit entre les visites à l’hôpital où David, mon ami d’enfance, luttait contre la paralysie. Comme une bande son sa profonde voix de basse récitant Phèdre m’accompagnait :

« Noble et puissant auteur de ma triste famille,
Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois… »

En regardant le paysage à travers les carreaux couverts de buée, j’ai tracé du doigt un sillon et j’ai commencé à filmer en m’efforçant de maîtriser le tremblement convulsif de mes mains.  Tenir cet appareil  coûte que coûte, stabiliser l’image, devenir son dernier regard, capturer pour lui cette lumière de l’automne rougeoyant sur la vigne vierge et le toit des communs, sans faiblir, avec la même force de conviction qu’il aurait mis dans sa voix pour déclamer :

« Soleil, je viens te voir pour la dernière fois ».

De retour à Paris, je lui ai montré la vidéo sur son lit d’hôpital. Il ne parlait déjà plus, sinon ce langage que nous avions inventé : une pression des doigts pour oui, les yeux roulant de droite à gauche pour non, charge à nous de trouver comment formuler les questions. Je rapportais ces photos du front, de la frontière embuée dedans-dehors, la vie dehors, la mort dedans, extériorisant à ma façon mon horreur de la paralysie qui le gagnait.

Aujourd’hui je peux m’approcher de cette frontière, poser des mots, tenter de l’apprivoiser. Juste assez pour exprimer toute ma gratitude envers David pour nous avoir offert, à tous, cette atroce expérience en guise de préparation au pire, à l’extinction progressive des lumières chez un être proche, afin d’en mieux goûter chaque instant de présence pendant qu’il en est encore temps.

No photons (David 2/5)


Un espace idéal pour une mise en scène de David Pini.

Pâteuse, collante, pleine de grumeaux, la nuit sans lune et sans étoiles resserre son étreinte autour du château. Pas la moindre lumière à des kilomètres. Nous sommes dans un vaisseau spatial attiré par un trou noir. Un vide pareil, on ne sait plus ce que c’est. L’obscurité clapote, remue vaguement, si profonde et si dense qu’elle absorbe même les sons. Total black-out, no photons.

La géométrie dramatise l’espace rectangulaire de la terrasse enveloppée du massif corps de bâtiment, le rond central dont la sépare le trait blanc, spectral de la balustrade. Au fond, le carré des douves marque le passage dans un monde inconnu. Ce pourrait être un port, une aire d’autoroute, un désert. Il y a là quelque chose de théâtral, une tension, comme la mise en scène d’une attente. On tend l’oreille, prêts pour un texte fort, puissant : du Koltès ou du Shakespeare. Le lieu se prête au deal, aux joutes verbales qui précèdent le meurtre. Complots, destin : silence on tranche. Une forme étirée jusqu’à la démesure s’allonge en oblique à travers ce décor monstrueux, guillotine vaguement expressionniste : la fenêtre du grand escalier projette l’ombre de ses croisillons sur cinquante mètres, jusqu’à la tour d’angle. Où sont les comédiens ? Leurs silhouettes courant sur les murs, regards traqués pris dans la poursuite. On peut tout faire ici, tout imaginer. Debout devant la fenêtre ouverte, je me récite la première phrase de la Solitude des champs de coton : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir.» (le Dealer).

Ou bien Macbeth : “I go, and it is done. The bell invites me. Hear it not, Duncan, for it is an hail that summons thee to Heaven, or to Hell”.

Ce lieu puissant, j’aurais aimé l’offrir à David et Frankie pour qu’ils l’emplissent de leur présence. David Pini, l’ami d’enfance. Il lui fallait cela : du tragique, de l’irréversible. Toujours le curseur aux extrêmes. Dans son monde, on ne dit pas bonjour, on dit :

« Soleil, je viens te voir pour la dernière fois ».

Ou bien, face à la balustrade, on retient ses sanglots :

« Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer »

Les enfants n’ont qu’à ranger leurs jeux vidéo quand pour eux c’est l’heure de : « Venez, Madame, allons voir mourir votre fils »

Hommage à ces acteurs qui savent comme personne incarner la verticale de la langue. Le stentor et la stentauresse.

Vue perdue

Et Phèdre au labyrinthe (Exit Music)


1. Dans le labyrinthe des marais de Ré, Thierry ne nous guide pas. Il se contente de nous accompagner avec prévenance et discrétion pour mieux nous laisser savourer l’expérience, toute personnelle. A chacun de savoir ce qu’il cherche : le centre ou la sortie?

2. Amers : bâtiments, repères destinés à guider les marins vers le port dans les nuits de tempête. Le clocher d’Ars au centre de la photo dresse son cône noir, comme l’aiguille d’un cadran solaire. Assis en cercle  sur un talus, un groupe d’ados s’allume un joint. Rites de passage, perception distendue, ouatée, fous rires et futurs souvenirs. A chaque génération sa bulle. « Avons-nous assez navigué sur une onde mauvaise à boire, avons-nous assez divagué, de la belle aube au triste soir ? » (Apollinaire). Comme on y allait ! Le crescendo gémissant d’Exit Music aurait fait une bande-originale idéale pour le film que l’on se jouait ici-même, il y a trente ans. Déjà Gothiques, avec the Cure, et le reggae londonien de Linton Kwezi Johnson. « I was walkin’ down di road, anothe’ day… » Nos mains s’agrippaient au guidon du vélo tressautant sur les chemins d’alors, boueux, caillouteux, griffus de ronces. On allait vent debout jusqu’à Loye, transis, grelottants, dégustant février comme un rare privilège. Qu’on était snobs, et fiers de ce décalage hivernal! Aux ploucs, le soleil de juillet! La musique et l’hiver étaient notre royaume. Tout nous appartenait, on se payait de fièvre. On se construisait une salle d’attente de l’inattendu. On était comme eux, dans un monde plus grand.

3. « Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Avec vous se serait retrouvée ou perdue »

Parfaite métaphore de l’amour : se perdre ensemble, ensemble se retrouver.  Ceux qui n’ont jamais trouvé l’âme soeur et qu’on entend gémir, les soirs de grand vent. Ceux qui n’ont su trouver le chemin menant du territoire vers la langue, où continue de vivre une âme dansante, et qui perdent la poésie. « Avec vous descendue » : flamme vacillant dans les couloirs souterrains, bruits de pas furtifs, avancer guidés par le son d’une voix, la vibration unique entre toutes de la langue française, un pli dans la nuit lisse de l’ignorance et de la barbarie, la suivre et déboucher avec elle en pleine lumière. Croire en elle, par un acte d’amour et de volonté, fidèles à la voix grave de l’ami disparu qui nous récitait « Phèdre », ou plutôt la gravait en nous.

4. »Avec un ciel si gris qu’il fait l’humilité »…. Prendre le risque d’errer sans fin dans le labyrinthe, c’est le prix à payer pour trouver la grâce, ou plutôt, pour qu’elle nous trouve. Dans mon iPod, Exit Music égrène ses dernières plaintes : je n’ai plus le goût à cela, mon corps veut sa joie pure.

Dernière livraison avant le retour de l’île de Ré


 

Recadrage

 

Dernière livraison avant le retour de l’île de Ré, dans une semaine

Ils sont arrivés à huit heures du matin. Qui ça ? Les menuisiers. On ne les attendait plus.

En un quart d’heure, trois fenêtres ont disparu, laissant une ouverture béante. La poussière vole jusqu’au premier étage, ils n’ont pas apporté suffisamment de bâches pour tout protéger. Dehors, c’est la terrasse de Phèdre, à l’intérieur, c’est Dresde après les bombardements.

« Soleil, je viens te voir pour la dernière fois ».

Quelle drama-queen cette Phèdre. On finit par trouver de vieux draps.

(Lundi 1er août)