
Notre conversation aurait pu prendre un tour complètement différent si nous nous étions rencontrés dans le bus menant de la pointe de Sablanceaux à la Rochelle plutôt que dans la gare. Dans l’atmosphère confinée d’un bus, l’influence de Margot se faisait sentir différemment, de manière plus insidieuse que lors d’une confrontation en pleine gare. Confortablement installée sur son siège, les lunettes de soleil remontées sur le front, elle somnolait, les aventures du Mollah Nasruddin posées sur ses genoux. De temps à autre elle picorait une brève histoire, éclatait de rire et se rendormait.
Ebloui par l’élasticité bleue de la mer dans le Perthuis d’Antioche, le narrateur se serait exclamé, au moment où le bus passerait sur le pont :
– Ce que je trouve de plus beau, sur l’île de Ré, finalement, c’est le pont. Cette arche suspendue au-dessus de la mer, c’est un grand ouvrage d’art. J’adore la courbe, et la blancheur du béton. Tu crois que ca va faire un scandale si j’écris ça ?
– Pfui. Tout juste une vaguelette. Mon cher Philippe, il faut te rendre à l’évidence, tes écrits ne sont pas matière à scandale.
– Tu veux dire que j’écris rasoir ? Tu trouves que je devrais pimenter la sauce, parler des people, saupoudrer d’un peu de glamour, de sexe ?
– Hmmm… les oiseaux des marais, les oyats, mêmes les bigorneaux, c’est pas franchement sexuel.
– A côté des amours de Catherine II, c’est sûr que ça ne fait pas le poids.
– Ca manque de piquant, tu vois ? Comme ces histoires de Nasruddin, c’est des petits riens, des crottes d’histoires, mais quel fumet !
– Voilà, c’est rasant, comme la lumière du soir. Et pourtant, tu vas trouver ça bizarre mais moi ce dont j’ai envie de parler, ce qui me donne envie de me jeter sur mon appareil photo, c’est la vue des paysages industriels. Comme la semaine dernière, à Montoir de Bretagne, il y avait ces immenses cuves de stockage et tous ces tubes d’aluminium étincelant au soleil, c’était magnifique, grandiose. On sentait toute l’énergie qui passe par là pour aller chauffer les foyers dans toute la France et jusqu’au nord de l’Europe, l’activité déployée autour de la construction, … non, tu ne trouves pas ?
– Ah oui, là c’est quand même limite pervers.
– Oui, mais pas très vendeur.
– Ben non, c’est sûr. Les sites industriels, quand même… T’es pas un peu bizarre, comme mec ?
– Comme mec, non, mais quand j’écris, disons, j’ai comme une tendance, un soupçon bizarre.
– Hmm…
– En même temps, c’est pas pire que de s’habiller en gothique avec les cheveux dressés sur la tête.
– Ben si tout de même c’est pire parce que le gothique on peut toujours se dire que ca passera avec l’âge, tandis que se passionner pour l’aluminium et les sites industriels, tu vois, on se dit, oh là là, ca doit être au niveau du disque dur.
– Ah oui, vu comme ça.
– Oui, c’est comme ca que les gens voient les choses. L’aluminium, c’est pervers, alors que Twilight, c’est tendance.
– De toute manière Houellebecq a déjà tout écrit sur le sexe. C’est déjà sympa de sa part de m’avoir laissé l’aluminium et les sites industriels comme thème littéraire.
– Un peu mince, tout de même
– J’avoue
– Arrête de dire « j’avoue » tout le temps comme ta nièce, c’est agaçant. Au fait, quel est le sujet de la thèse de son petit copain ?
– Son ex
– Oui, bon
– C’est sur les débris qui traînent dans l’espace, des noyaux d’olive aux fragments de satellite, une espèce de recensement qui…
– Ah oui, je vois. Dis-donc, ça court dans la famille ?
– Mais non, je te jure que c’est tout à fait d’actualité comme sujet. On va essayer de trouver un moyen de les récupérer dans l’espace, pour éviter des collisions.
– Désolée, c’est pas le genre de thème à me donner des palpitations.
– Voilà, c’est ça la France d’aujourd’hui, personne ne s’intéresse à ce qui est vraiment moderne, au futur, à la science. Il n’y en a que pour le rétro, les commémorations, les vieilles gloires d’avant-hier. Les maîtresses d’Henri IV en couverture du Point. Ras-le bol ; Ca sent le moisi !
– Eh bien retourne à Singapour si tu veux de la modernité clinquante, antiseptique et robotisée.
– Ca sent l’ail.
– Moi, je sens l’ail ?
– Non, Singapour, ça sent l’ail. Pour une ville aseptisée, il y a peu d’endroits que je connais qui soient si riches en odeurs et en saveurs fortes. Va te promener dans les hawker centers et tu me diras si tu trouves que c’est aseptisé. C’est une ville à découvrir avec le nez, la langue et les oreilles, pas avec les yeux.
– Tu connais l’histoire de la princesse et du menteur ? C’est l’histoire d’une princesse qui avait juré qu’elle n’épouserait qu’un homme qui saurait mentir encore mieux qu’elle. Tous les prétendants rivalisaient d’imagination pour la séduire avec des contes à dormir debout, mais pas un seul ne passait la barre. C’était d’autant plus courageux de leur part que ceux qui échouaient étaient immédiatement transformés en petite couille.
– En citrouille ?
– Non, j’ai bien dit. Ca te choque ? Pourquoi est-ce qu’ils ne seraient pas transformés en petite couille ? Il faut sortir du conventionnel, exagérer, surprendre, si tu veux arriver à quelque chose.
– Bon d’accord, j’exagère. Que dirais-tu de la charge des araignées géantes? Ou tout simplement « l’île des araignées géantes » ?
A ce moment-là, ma nièce Juliette et son amie Joséphine font irruption dans la conversation.
– Ah ouuis, trop bien ! Des araignées géantes qui sortiraient des bunkers pour envahir toute la plage !
– Ouais, ce serait les allemands qui auraient fait des expériences pendant la seconde guerre mondiale et elles sortiraient tout à coup, soixante ans plus tard.
– OK, mais pourquoi soixante ans plus tard ?
– Ce serait une mutation, à cause du changement climatique. Elles se mettent à proliférer, ça accélère leur taux de reproduction.
– Trop horrible ! Et il y aurait des gothiques qui auraient apprivoisé les araignées… Ils les auraient dressés à attaquer les gens qu’ils aiment pas, tu vois, genre les gros bourgeois qui se baladent en 4X4.
– Là ça fait un peu cliché. De toute manière à l’île de Ré ils ont planqué leur 4X4 pour se balader en vélo.
– Ouais mais on les reconnaît quand même à leurs shorts bleu marine.
– Si elles s’attaquent seulement aux gens qui portent des bermudas bleu marine, ça craint pas assez, y’a pas de quoi faire une épidémie.
– Ouais, t’as raison, c’est naze comme scénario.
– En fait, ça serait la vraie origine de Spiderman
A ce moment-là, Margot reprend le contrôle de la conversation :
– Dis-moi, tu vas laisser ces donzelles squatter notre dialogue encore longtemps ?
– Oh pardon, c’était juste un exercice de style, tu sais, le dialogue dans le dialogue, genre Inception, j’allais attaquer le niveau 3…
– Ah d’accord, et le niveau 3, c’est le voyage à Kaboul, je suppose ?
– (Vexé) Exactement !
– Ben mon bichon, va falloir te documenter un max!