Il y a plusieurs façons de tourner une page. Mais pourquoi vouloir clore un chapitre, une saison? Pourquoi ne pas ouvrir sur ce qui vient? Glisser d’une saison dans une autre avec la grâce d’un amant furtif qui s’en va voir ailleurs. « Quand on aime, il faut partir » (Blaise Cendrars, Au coeur du monde).
Étrange été. Plus légers, plus enclins à bouger, nous redevenons nomades. « Nous avançons dorénavant vers l’avenir comme le feraient des immigrants qui ne connaissent ni la langue ni la grammaire du monde vers lequel ils cheminent. » Jean-Claude Guillebaud, la vie vivante. Banalité? Pour le savoir, le mieux, c’est encore de passer de l’autre côté du miroir, dans le regard de l’autre. Voir ce qui tient, ce que l’on refuse, et ce qui n’en vaut pas la peine. Tout un été pour faire le tri. On peut même rire. Sauf de la Syrie. Comment dessiner le corps, ce corps humain que l’on torture? Qu’en disent les grands artistes cotés, les Damian Hirst, Jeff Koons, Murakami? Rien. Circulez, petits billets, jolis billets verts, la torture n’est pas un sujet.
Salauds.
Mais pardon, c’est l’été. Tout le monde ne peut pas mourir devant les remparts de Missolonghi comme Lord Byron. Tout le monde ne peut pas donner sa main aux étoiles, comme Cendrars. Et puis, signer pour la libération d’Ai Wei Wei, c’est tellement plus tendance. Libérez les celebrities!
Ainsi, « j’arrive où je suis étranger » (Aragon). L’odeur de la forêt juste après la pluie, sur le mont Banahaw . Il y a, dans certains coins des Philippines, des pierres volcaniques rouges couvertes de mousse, étranges comme les dessins de Vol 747 pour Sydney. Ambiance « piste d’atterrissage pour extra-terrestres ». (Pour les martiens, les extra-terrestres, c’est ce qui reste quand on a tout oublié). La pierre de l’entrée, peut-être? ici, la nature et le surnaturel se mêlent, pistes tressées. Dans la lumière filtrée d’une forêt primaire, recevoir la leçon d’étrangeté de Murakami, le vrai, celui de Kafka sur le rivage. Lisez-le vite, avant le prix Nobel. Après, ça fait rattrapage.
Marcher en forêt, percevoir ce qui vient, ce qui est là, distinguer les sons, les odeurs. Cela passe par le corps, toujours, et le rythme des pas. On ralentit d’abord, pour entrer en connivence. Attendre. Encore un peu plus de lenteur. Enfin, le rythme de nos respirations s’accorde. Ici, c’est maintenant.
Ou bien, comme le Lorrain, passer des heures à observer la lumière qui vire d’heure en heure, sur les feuillages, dans la campagne romaine (Nature et idéal, Rome, 1600-1650). Loin de Versailles et de sa cour frelatée, le nez dans l’herbe : au coeur du monde.
Bien sûr, le paysage est chose mentale, et le regard crée ce qu’il voit, mais ce sont les sens qui nous donnent la clé. Avant le Lorrain et compères, on n’y voyait qu’un fond de décor pour une « fuite en Egypte » avec la Sainte Famille au premier plan. Puis ce fut « la pause pendant la fuite en Egypte », avec les personnages de plus en plus petits. Et, à la fin, plus de fuite du tout, ni d’Egypte. c’est alors qu’on a commencé à voir l’Italie.
Ce qu’ils fuyaient, pourtant, c’était vraiment l’horreur. Comme aujourd’hui. Comme dans Rembrandt, scènes de lynchage et de haine autour des visages du Christ. Dans les villes en guerre du Sud, bruissant de folles rumeurs, on l’aurait traité de jeteur de sort avant de lui passer un pneu enflammé autour du cou. Les visages de la foule, pure expression de haine archi-contemporaine. Cet art-là se coltine au monde, à ce qu’il peut avoir de répugnant, pour mieux accentuer le contraste et la figure du Ressuscité.
Tous ces Christs, avec leurs grands yeux. Profils perdus, faces retrouvées. Le Christ de la collection Hyde et celui de Detroit aux larges pommettes de trois quarts; le Christ de Berlin et celui d’Amsterdam, et puis celui du Louvre, dispersés aux quatre coins de la planète eux aussi nomades et c’est encore Cendrars les Pâques à New York, à Shanghai, à Belleville, quoi de neuf aujourd’hui Seigneur peut-être Vous? Cendrars le grand bourlingueur de la modernité voyageur pré-nomade ne croyait à rien, mais savait la douleur.
Il n’y a pas de repos pendant la fuite en Egypte.