Archives de Tag: poésie

Grâce


Vous qui riez à chaque instant

Merci de trancher sur le gris

Merci de parler fort

Merci d’oser la grâce

Ambitions et malentendus


Il y a ceux qui se croient des maîtres

Et ceux qui se savent des chats

Il y a des mains et des caresses

Qui se cherchent et ne se trouvent pas

Des montagnes immémoriales

Et d’ambitieux explorateurs

Il y a ceux qui prennent des photos

Et des vallées qui se laissent voir

Il y a ceux qui construisent des villes

Et des lieux qu’on habite

Le monde est peuplé d’anciens esclaves

Et de souverains en devenir

Le Bouchard, Décembre 23

Dépouillement


Dans la chapelle de l’hôpital

Passent des hommes et des femmes

Discrets, serrant des voeux scellés

Entre leurs mains ferventes

Laisser descendre en soi des mots

Plus profonds, plus calmes et plus lents

Que les tourbillons,

Cailloux posés sur le fond des rivières

Sur la pierre nue déposer sa peur

Une religieuse en habit brun

Vient rafraîchir les fleurs

Posées devant l’autel

Elle s’agenouille pour arranger le bouquet

De lys, marguerites et roses

Puis repart sans un bruit

Laissant rayonner la splendeur

Toute petite lumière

Minuscule bougie

Une pièce tombe avec un bruit sec dans le tronc

Pour qui sont ces prières ?

Je pense à celle que je ne veux pas perdre

A ceux que j’ai perdus

Puis je ne pense plus

Dehors dans la cour un pigeon se réchauffe sur les dalles tièdes

A moins qu’il ne soit blessé ?

De jeunes infirmières et des brancardiers

Se dépêchent de fumer leur cigarette

En buvant du café

J’aurais l’élan d’embrasser ces anges de la première ligne

En leur criant ma gratitude

mais avec mon corps couvert

De fils et de capteurs

Le contact aurait de quoi les surprendre

Alors je vais au kiosque et j’achète les journaux

En face de l’hôpital il y a l’un des meilleurs boulangers de Paris

Je crois qu’il vient de Tataouine

Il fait beau

Le croissant croustille

Je sors

Mes bras s’étirent

Comme pour cueillir un fruit

Haut dans la lumière

Où mûrit le soin

Juin-août 2024

Le jour de ta naissance


Tiens ton corps droit, respire dans ton axe. Aujourd’hui est le jour de ta naissance.
Le jour où tu as respiré pour la première fois dans ce monde. Le jour où tu as crié pour la première fois dans ce monde. Accueilli dans ce monde et déjà libre face à l’immensité de ce monde et de tous les mondes possibles, une gouttelette scintillante au sommet de la vague, avalée, roulée dans l’écume de la vague et riant de toute la force de la vague du monde. Respire : aujourd’hui, tout est neuf, tout brille d’un éclat extraordinaire, les sourires, les feuilles mouillées des arbres et le zinc des toits.  Neuf ton regard, neuve la fraîcheur de ton souffle et la joie qui se répand, la joie musclée, la joie persistante, pétillante sœur de la mélancolie. Je les vois comme deux espiègles gamines pourchassant les pigeons dans le jardin public, montrant leur culotte aux grincheux, collant des chewing-gums sur les bancs publics avant de s’enfuir, car toute naissance est scandaleuse, elle vous éclate au nez comme une bulle rose et moqueuse. C’est un match de boxe, une sortie d’école ruisselant de cris, un sac de plastique accroché haut dans les branches d’un arbre, bleu sur le bleu du ciel. C’est une frasque, un rire, un vote affirmatif. Toute naissance est morbide, insuffisante et prometteuse.     

Ne retiens donc pas ta respiration, ni ton rire. Va dans l’écume.

Quand la beauté se manifeste


A propos de François Cheng, merveilleux poète franco-chinois

Quand la beauté se manifeste,

Nous savons que nous sommes arrivés.

Beauté d’un chant, d’un visage ou d’un fruit parvenu à maturité,

Et qui embaume.

Il est temps de le savourer,

Pleinement, le cœur empli de gratitude et de joie.

Car c’est une étonnante histoire

Que celle de ce grain de poussière.

Un jour il se met à fonctionner, à se reproduire, à vivre,  

Et puis il devient nous.

Cette histoire est la nôtre,

C’est celle de la beauté.

Ainsi, traquant la beauté dans ce monde

Et la reconnaissant partout

Je ne te perdrai plus.

François Cheng, dans son bel habit vert d’académicien

En quel Pays ?


Pays de mes ancêtres, et quelque chose de plus : il existe par lui-même, depuis bien avant nous, avant même l’invention de ce mot : pays.

Perché sur le rebord d’un toit, le merle du soir m’accueille : où son chant s’élève, je me sens instantanément chez moi. Joie pure. A qui le raconter ?

Le pays partagé – pur, réel, respirable écrit Simone Weil.

Tout me fait pays. La maison qui sent le linge propre : pays. L’ami dans son écoute : pays. Le soleil levant, les nuages : pays. La douceur de l’air, le froid sévère : pays. Pays mon corps, ma voix, mes colères. Pays mes amours anciens, mes adversaires. Pays les jeunes filles en terrasse, les gays devant les bars, pays les prêtres à la voix douce, les vigiles en faction devant le commissariat, les parents d’élèves. Pays le silence éberlué devant la mer, la prairie odorante, les sous-bois. Pays les profonds rochers couverts de mousse, les torrents. Pays la colonnade du Louvre et les arcs-boutants de Notre-Dame, le boulanger devant son four, le balayeur las, les revendeurs à la sauvette au pied du Sacré-Cœur, pays les infirmières maliennes et les enfants bien habillés des riches.

Pays les Jardins de l’Observatoire, les grèves et les manifestations, les dessins de Catherine Meurisse et Charlie.

Pays l’embonpoint de Catherine Deneuve et la gouaille de Catherine Ringer. Pays les râleurs, les chanteurs, Nagui, les clodettes et Michel Drucker.

Pays les soirs d’élection les chahuts les cours de récréation, la sortie des usines et l’entrée des artistes.

Pays perdu, retrouvé, rêvé de loin, pays qui m’a blessé, déçu, trahi : mon pays.

Puisque je l’aime, et puisque c’est l’amour qui fait pays.

Le chapeau


Poésie des mondes feuilletés, cuisant doucement, gentiment, dans les rhizomes de nos villes souterraines : c’est une pâte qui lève, une saveur insolite, un coin soulevé dans l’épaisseur des jours.

Ici se conjuguent la mémoire des labyrinthes et celle des hommes.

Ici descendent parfois des femmes à chevelure de sirène.

Ici s’échouent des enchanteurs invaincus, distillant sans en avoir l’air de vieux sortilèges.

Au métro Denfert, quand cesse le fracas des trains, on entend parfois les sons d’une harpe celtique. Elle nous plonge dans un univers profondément enfoui, tissé des légendes et des mythes que l’on se racontait, le soir, dans une autre enfance, et puis une autre, et tant d’autres encore, jusqu’à se perdre dans les volutes anciennes des lignées.

Les doigts du musicien tressent des mélodies lancinantes, ferventes, aériennes, bouclées comme des chevelures. Les passants ralentissent, s’émeuvent, une pièce tombe dans le chapeau, les voici nourris, rayonnants, requinqués. Lui reste droit, les yeux grands ouverts sur un ciel de pluie.

Quelques années plus tard, marchant avec un groupe de randonneurs dans la forêt de Huelgoat épargnée par les incendies, nous sommes attirés par le son d’une harpe entre les branchages.

Intrigués, nous nous rapprochons du chaos rocheux d’où provient la musique.

Au bord du sentier parsemé de touristes, assis face à son instrument, se tient un jeune harpiste au teint pâle, chevelu, légèrement crasseux, devant un chapeau semblable à celui du musicien qui m’avait enchanté quelques années plus tôt, sur le quai du métro Denfert.

Je le revois soudain, digne et rêveur, un peu raide contre son mur carrelé de blanc, faisant ruisseler la musique entre ses doigts.

Une grande femme blonde, sportive, port de reine et chevelure de lionne, déboula d’un couloir, traînant une petite valise à roulettes.

En arrivant près du harpiste, elle fut prise d’une hésitation, ralentit, s’arrêta, comme prise d’un doute.

Elle regarda le musicien, le chapeau, de nouveau le musicien, appuya sa valise à roulettes contre le mur carrelé de blanc, et s’assit, par terre, juste à côté du chapeau.

Alors se produisit quelque chose d’imperceptible. Un sourire apparut sur les lèvres du harpiste et dans son regard, ses doigts semblèrent gagner en agilité.

Comme libérée d’un sortilège, la musique s’échappant de la harpe adopta une allure plus légère, de petits bonds, des éclaboussures jaillirent, une fraîcheur inattendue bouillonna comme si le torrent du Huelgoat était venu là poursuivre sa course impétueuse dans ce couloir de métro.

La forêt tout entière se répandit sous les voûtes, avec ses lumières liquides, ses frissons, ses odeurs de fougère et de genêt. La musique du harpiste redonnait vie à tous les êtres qui vivent dans les collines, les landes et les rivières.

Le courant passait, les souterrains réveillés frissonnaient, le musicien se tenait droit comme un prince.

Pendant un moment, il sembla que le couloir du métro s‘était ouvert sur l’immensité d’un ciel bleu.

Tous les passants ne s’arrêtèrent pas, mais tous avaient changé d’allure.

Les loups devant la porte


I

On connaît la chanson des loups

Décembre et les rivières gelées

Les foules mauvaises, ensorcelées

Qui s’en vont lyncher comme on danse

Les loups, chantions-nous en riant,

Les loups sont entrés dans Paris

Je la chantais avec mes sœurs

Les loups sont entrés dans nos cœurs

Un torchon mouillé sur l’épaule

En essuyant la vaisselle on braillait

Que c’était joyeux les loups c’était drôle

Après la fête, au pied d’un sapin vert

Un soir un réfugié chilien frappe à la porte

C’était noël on ouvre en ce temps-là Paris

Brillait de loin pour ceux qui souffrent

Il est resté jusqu’au matin

(Décembre 2023)

II

Trouble indicible où nous jette

Le regard des loups

Réveillant la haine et la honte

Ils sont devant la porte

En cercle autour de nos chalets

Leur immobilité nous sonde

Que savent-ils de nos mondes ?

Ces loups sont géopolitiques

Ils ont tracé des chemins dans la neige

A travers les forêts, les combes

Agrandissant leurs territoires

Du haut des crêtes ils fondent

Sur les brebis qu’ils terrorisent

Et le soir quand leur chant résonne

La nuit s’épaissit de silence

Où leurs yeux s’invisibilisent

III

Un jour, les bergers s’organisent

Depuis le temps que l’on s’épie

L’un grandit dans le rêve de l’autre

Leur faim se bat contre la nôtre

On s’accroche à des silences, à des signes

Comme eux bientôt nous serons sans pays

Sans bagage et sans marchandise

Ils n’entrent pas dans les églises

IV

Saurons-nous partager la terre

Avec les seigneurs du silence ?

Saurons-nous danser comme ils chantent

Sous les astres ?

Le temps des humains-rois s’achève

Nos fêtes sont fines comme la glace des étangs

Qui fond dès les premiers jours du printemps

Que ferons-nous de ce désastre ?

Décembre 2023

T’ang Haiwen, sans-titre, exposition musée Guimet

Si le silence un jour


Si le silence un jour travaillé de ta venue proche

Cessait de s’épaissir

S’il craquelait comme de la glace

A la fin de l’hiver

Il faudrait bien y croire

Accepter la possibilité d’une histoire

Si tu ne disais rien je t’entendrais

Venir dans la verdeur solaire

et si tu murmurais

Je lirais sur tes lèvres

Un jour trahison suprême

Une voix claquant dans l’air

Se ferait passer pour ton rire

Un coq de combat refermant la nuit

Me saisirait

J’aurais froid dans les ombres et pourtant

Quelque chose me pousserait vers toi

Si tu ne bougeais pas je sentirais l’air

Autour de ton corps et si

Tu n’avais ni chaud ni froid

Je te rejoindrais dans cet entre-deux

Je te rejoindrais aux frontières

de la gravité je te rejoindrais

Là juste où tu dois vivre

Et je t’attendrais

Je serais calme et composé

Tranquille comme il faut l’être

Le moment serait venu de grandir

Si je savais te reconnaître

Me serait donné la chance de renaître

Et te sculpter dans le silence

La Chèvre


La chèvre

Une chèvre incongrue grignote le Temps qu’il nous reste à vivre, et nous nous attendrissons.

Son poil rêche en travers de ma gorge a le goût du scandale;

Il gratte et colle, on ne s’en défait pas

Tandis qu’une invisible main tricote à rebours du langage.

On sait que tout sera perdu, mais on s’accroche avec la ténacité de l’animal au bord du précipice.

Savez-vous qu’elles ont une préférence marquée pour les racines ?

2024

L’échappée


L’échappée

Demain je me rendrai dans une gare et je prendrai le train

Ce ne sera pas pour un grand voyage

Et je ne partirai pas pour l’Amérique

Je ne partirai pas pour toujours

Tel l’émigrant de Landor Road

Qui ne reviendra plus

Mais je partirai

Ce sera merveilleux

Respirer l’air d’une gare

Sentir gonfler son espace autour de mon corps

Les sons s’y réverbèrent comme dans une piscine

Et les voyageurs pressés filent

Chacun dans son couloir

Chacun dans ses pensées

Splendeur baignée de lumière zénithale

J’irai m’acheter un journal au kiosque

Et peut-être un café

Ce sera tellement banal

Que j’en pleurerai de joie

dans le hall

Le goût de la liberté retrouvée

L’ampleur des paysages

L’horizon là-bas qui m’aspire

Et du vert plein les yeux

C’est le corps vivant de la France

Pays profond large et puissant

Comme l’amie qui m’attend

Bonheur

Le calme s’est posé

Là-bas dans une ville de pierres sombres

Arrachées au flanc des volcans

La police patrouille autour de la cathédrale

Des pas résonnent c’est un père avec son enfant

montagnes et prairies ruisselantes

Aspirer

L’air donné gratuit généreux l’air l’air enfin!

L’air sans masque et sans permission

L’air libre à déguster de suite

L’air qui donne envie de rugir à pleins poumons

L’air qui réveille en nous les lions

On peut bien aller à Clermont

Comme d’autres vont à Compostelle

Sonner les cloches et les voyelles

Jadis j’aimais l’atmosphère des aéroports

Les grands départs

les tapis roulants Avaleurs de bagages

Les tableaux clignotant le nom des villes et les numéros des vols

Me voici revenu au sol

J’aspire à l’intimité d’une conversation

Je cherche les yeux cachés des grenouilles tapies au fond des mares

Ici sont les diamants vivants

Les usines à reconvertir

Les foules gorgées de psychotropes

Ici bat le cœur de l’Europe

Ici bat le cœur de l’Europe

Photo Robert de Quelen, Butte aux Caille, Paris

Le 27-4-2021

Corps de lumière


Corps d’amour et corps de lumière

Corps de terre et corps de plomb

Corps brûlants corps glacés

Corps bouillonnant de jeunesse

Corps usés

Tous réunis dans l’épaisseur ou pour l’envol

Dessin Robert de Quelen

Les hirondelles de Montpellier


Ce qu’emportent les hirondelles

En criant dans le ciel ensemencé

de joie d’alarmes ou de nouvelles

leur vol disperse et rebat tout cela

C’est une alchimie du cri

Une libération qui rend le cœur léger

Turquoise


Des paillettes de Turquoise

Disséminées dans toute la ville

Oh cette vie drôle et ces sourires

Nous voici chasseurs de trésors

Hier aux abois, poussant nos corps crispés dans la rame, parmi d’autres corps las,

Ce qui revit en nous luit d’un éclat sonore

On n’en revient pas d’une telle

Simplicité, fraîcheur

Main magique c’est la nôtre

Dessins à la craie couleurs vives

Sur le trottoir après la pluie,

Lavé, géante ardoise.

Emergences, coaching et poésie


On me demande parfois comment me vient le sujet de ces articles, et pourquoi je choisis de les aborder sous l’angle du coaching, ou de la poésie.

La poésie est mouvement, recherche, inachèvement.

C’est un élan, qui parfois se brise.

Tour à tour rauque, affolée, jouissive, ou mature et calme, elle ne paraphrase pas le monde en plus décoratif : elle rend visibles des processus transformationnels. Eclosions, croissance, acmé, flétrissure et mort. C’est le passage bouleversant de la vie à travers le vivant. On est dans la matière, dans la fibre des muscles au moment où ils se contractent, on palpite en eux, on respire lorsqu’ils se relâchent.

Comme le coaching, la poésie offre l’espace d’un miroir attentif, une écoute au monde, à l’autre, et renvoie quelque chose qui produit du sens, apaise, réconforte ou donne envie d’agir.

Je n’écris pas dans l’intention d’exprimer quelque chose, mais pour créer de la relation.

Le coaching, pour sa part, offre des occasions de voir briller, dans les yeux de celui qui nous parle, ou qui prend soudain conscience qu’un chemin s’ouvre, un éclat vif, intense, chargé de toute la puissance poétique des émergences.

Le coaching et la poésie se complètent, s’amplifient, se polissent.

Ils ont en commun l’exigence de porter au plus haut degré d’accomplissement l’ADN inscrit dans les plis et replis de nos vies.

L’un et l’autre font résonner des accords singuliers, aiguisent notre attention, proposent des connexions subtiles.

Les deux démarches nous engagent, chacune à sa manière. Elles illustrent le choix qui s’offre à nous, à tout instant, de subir ou de vivre. Et cela coûte. Il y a des risques à prendre et des courbatures à gagner.

Pour conclure, cédons la parole à Franck Venaille, interviewé dans le Monde des livres : « Un livre, c’est toute une forêt qui se déplace et qui vient jusques à nos fenêtres pour dire : « Qu’est-ce que tu as fait de bien ces temps-ci, digne d’apparaître dans ton travail ? »

La poésie, madame, et les Oiseaux Rares


Pourquoi la poésie africaine n’est-elle pas invitée au festival d’Avignon cette année? Mystère.

Il faut se gorger de poésie, l’aimer comme on respire, ou comme on jette un défi.

Un défi à la banalité. A la résignation. A tout ce que vous voudrez.

C’est une exigence folle, un étonnement constant.

Car la poésie n’est pas chère, mais elle n’est jamais gratuite.

Hommage aux Oiseaux Rares (Les Oiseaux Rares), magnifique librairie du quartier Croulebarbe où vibrent les mots, les idées, où l’on peut entendre parfois des auteurs lire des extraits de romans, de poèmes,  où l’on trouve, posé parmi tant de trésors, un recueil de Nimrod.

« J’aurais un royaume en bois flottés » (nrf Poésie/Gallimard) contient d’inestimables pépites, comme celle-ci, rude et contemporaine :

« Ils les frappent avec des tuyaux d’arrosage

Ils les frappent avec des tuyaux en latex

Ils les frappent sous le soleil de midi

Ils les frappent en double salto »

ou bien :

« J’ai souvenir de cet éléphant qui s’éloigna

Comme se déploie

Le dédain »

Ainsi nous frappe la vie, et nous nous déployons en salto, comme ces étudiants tchadiens maltraités par la police. Après, ce qui revient, c’est encore la vie. Mais une vie plus brillante, plus dense, plus rauque. Un écart. Ce qu’elle nous propose? Naître à la poésie. Jour après jour.

 

 

 

 

La petite fille aux mandarines


Dimanche 11 janvier 2015 – Juchée sur les épaules de son père, la petite fille aux joues maquillées de bleu-blanc-rouge épluche une mandarine, et l’odeur s’en répand sur les deux millions de personnes rassemblées.

Des marseillaises éclatent. Un groupe de jeunes escalade la colonne de Juillet.

Quel souvenir gardera t-elle de cet après-midi? Se souviendra t-elle des chants, de la foule à perte de vue, des drapeaux agités dans l’air? Conservera t-elle l’image des puissants de ce monde passant dans leur camion blindé, ou la poésie de cette multitude colorée, sans haine, force vive et compacte faisant corps avec l’être même de la ville comme si la Seine était sortie de son lit et s’était transformée en ce peuple  fier, serein, pétillant et drôle?

Avec le recul, pour moi, c’est l’odeur des mandarines et ses yeux de petite fille.

 

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Scandale à scander sur les places


 

Quand plus rien ne vaut,

Tout s’envole

Hurlait un jour dans le métro

La folle.

Ce qui se tait

Ce qui s’ébruite

Cette rumeur insensée

Qui revient susurrante

Collante et noire,

Aigrir nos oreilles engourdies

 

Ce qui se défait

Ce qui se tricote

Cette honte

Comment souffrirons-nous,

Ma soeur,

Que le jour recommence

Et que le jour finisse

Que le passé sans fin

Nous heurte et rebondisse

Sur la plage où des enfants meurent

 

Ce qui nous tire

Ce qui nous tient

Ce qui nous lâche

Ce qui nous mord

Ce qui nous émeut

Ce qui fâche

Ce qui nous poursuit

Ce qui nous rattrape

Est-ce la vie

Palpitante et glacée

Est-ce

Un amour percé

Fuyant désolé rapace

Est-ce une sorte d’avidité

Soif dévorante excessive

Une inquiète aspiration

Le contraire de l’audace

Un feu qui pourtant la nourrit

Un fruit pourri

 

Est-ce toi

Réponds réponds vite

Est-ce toi

Car ce n’est pas moi

Ce n’est pas

Mon foyer, ma trace

Je ne suis pas de ces saumons

Remontant vers la source

Et le berceau des fleuves

 

Mon chemin descend vers l’aval

Il va

Vers le plus large océan

Vers la vague scélérate

Et l’angle mort des phares

 

Il descend dans le bleu

Dans l’outremer dans ce qui bouge

Dans les corps qui transpirent

Dans le coeur des voleurs

Où le sang bat plus vite.

Est-ce un chemin d’ailleurs?

Une direction, une autorisation?

Ce chemin de plus en plus lourd

Cette limite

Au bord du silence.

 

Ce n’est pas une frontière

Un évangile, un territoire

Il ne relie ni ne sépare

Il ne se porte pas en bandoulière

Ni en sautoir

 

C’est un chemin qu’on aménage

A force d’y marcher sous les astres

On y rencontrera peut-être

Une diseuse de mauvaise aventure

Des oiseaux de mauvais augure

Et des poètes au chômage.

 

C’est qu’ils ont tout perdu

Les pauvres

Et d’abord notre écoute

Ils ont semé des diamants sur la route

Et récolté du fiel

Ils se sont épuisés

De festival en festival

Les voici sages comme des mirages

 

Sans eux nous avons dérivé

Nous avons failli

Plonger dans un sommeil profond

Nous avons souscrit de mauvais rêves

A crédit

 

Pour manger nous avons vendu

Notre fille à des pirates

Rien que d’y penser

La mémoire éclate

 

Quand on pense à notre idéal

Priez pour nous

Pauvres spéculateurs

Car nous avons bradé

Intérêt et capital

Nous sommes les enfants de Kerviel et de la mère Fouettard

Un caprice à tête de têtard

 

La rumeur enfle

Elle reprend son cours

C’est un boa qui s’apprête à nous dévorer

Comment lutter

Où trouver des armes

Dealer ô mon dealer

Que reste t-il au fond de la boîte?

Un Pokemon d’espérance

Et deux grains d’amour.

 

Il est temps d’aller chercher

Nos vieux amis trempés

Tous les mots de la langue française

Ne nous manquez pas s’il vous plaît

Vous êtes la dernière parcelle de lumière

La dernière étincelle

Et la naissance d’un feu possible

Ne vous dérobez pas

Chers vieux mots

Vous pouvez encore servir

En soufflant sur les braises

Un baiser viral

Qui se fout bien de la foutaise.

Le cours de l’or est suspendu.

 

Colère, langage et poésie (suite)


Et la poésie ?

La poésie, c’est la fraîcheur. Ce qui naît à l’horizon du silence, un calme propice à l’appréciation de la beauté. Ce que l’on vient chercher sur cette île, dans les marais rouillés, sur ses plages pailletées d’aluminium au couchant, et qui donne l’énergie de monter jusqu’au sommet du phare des Baleines pour l’éblouissement qui nous attend, tout là-haut. Après l’étroit escalier en colimaçon, déboucher sur la plate-forme à 360 degrés et contempler la houle de mer roulant à l’infini ses muscles bleus. Savourer la profondeur de cette immense masse liquide qui s’étend jusqu’à l’autre bord, les côtes des Amériques, peut-être Martha’s Vineyard. Rêver de cette île-soeur, ancien repère des chasseurs de baleines où mon amie G… va parfois se ressourcer. L’amitié se superpose à la splendeur du paysage, ses secrets ne sont pas moins profonds que ceux de l’océan.

Avoir l’Atlantique en partage, aimer, se souvenir. Voir déferler les vagues et ne pas s’en lasser. (Il y a de la poésie dans la vitesse, comme dans la lenteur). S’immerger dans tout cela, comme on se lave. Laisser se dissoudre les anciennes formes, les appréhensions, fondre avec bonheur dans la masse du monde.

Romain Rolland appelait cela le « sentiment océanique ». La méditation pratiquée avec persévérance permet d’atteindre cet état de communion avec l’univers, sans limites, où rien ne pèse : croyances, devoirs, identité, rien à quoi s’accrocher, rien à défendre. Un état où la vague, pour reprendre la vieille métaphore bouddhique, ne se sent plus séparée de l’océan.

 

L’erreur de beaucoup d’occidentaux, précisément, est de s’attacher à cet état bienheureux, au point d’en faire l’objectif de leur quête, et de culpabiliser lorsqu’ils ne parviennent pas à l’atteindre. Le véritable but de la méditation n’est pas de s’évader ni de cultiver l’hédonisme, une tentation que relève Yves Michaud dans une récente interview au Monde.  Le premier but de la méditation est de prendre conscience que tout est lien, relation, et que nous sommes au cœur de cela. D’accueillir tout ce qui est là puis, dans un deuxième temps, nous détacher de toute convoitise. J’ai moi-même partagé cette erreur, jusqu’à cet été, lorsque mon hôte m’a donné à lire Mark Epstein (Pensées sans penseur) et Jack Kornfield (Bouddha, mode d’emploi pour une révolution intérieure). Ces deux psychologues américains explorent chacun à sa manière les convergences entre la science occidentale et la pratique orientale de la méditation. J’y reviendrai.

La poésie, c’est aussi la capacité d’intégrer l’anxiété, la douleur et la laideur inévitables. Avec humour et bienveillance. C’est la beauté des contrastes, régie par d’invisibles contraintes. C’est un jeu, c’est faire comme si. Comme font les enfants. On dirait qu’on serait des pirates, ou des princesses. On irait sur la lune.

La poésie incarnée, c’est Tintin, son enthousiasme juvénile, sa fraîcheur naïve mais toujours motrice, un mouvement porté vers la résolution des intrigues ou des mystères.  C’est le professeur Tournesol, soulevé de terre par une boule de feu au milieu d’un désordre indescriptible, dans les Sept boules de cristal. C’est l’audace et la soif de justice. Et ce sont aussi les jurons du capitaine Haddock.

C’est « mille millions de mille sabords » et c’est la ligne claire, obtenue à force d’un travail ambitieux, difficile, qui cherche et parfois trouve une expression plus rare, plus forte et plus précise.

C’est la grâce, l’éternelle jeunesse.