Parlez de décroissance à un arbre, il vous rira au nez. Pour le vivant, la croissance, c’est la vie. Mais de quelle croissance parle-t-on ? De celle qui consiste à produire et à accumuler toujours plus de biens matériels, quitte à détruire notre environnement au point de le rendre inhabitable ? Ou d’un autre type de croissance, plus proche du mouvement naturel de la vie ? Un élan qui agit par transformation plus que par destruction, qui recycle et recombine à l’infini tout ce dont il se nourrit ? Un arbre produit des feuilles à partir de la lumière qu’il reçoit : il est en relation plus que dans l’exploitation.
Et nous ? Comment pourrions-nous satisfaire notre besoin de croissance, c’est à dire d’épanouissement de notre potentiel, sans détruire ce dont dépend notre vie ? Pour accepter d’avoir moins, nous avons besoin d’être plus. Il en va de notre sentiment d’identité, de la valeur que nous nous accordons et du statut que nous souhaitons avoir, pour nous-mêmes et aux yeux du monde. Ce besoin de prestige, d’acceptation, de reconnaissance n’est pas illusoire, il n’a rien de mauvais en soi, mais il est souvent mal placé. Nous choisissons mal les objets que nous désirons posséder, faute de nous être interrogés sur ce que nous voulons vraiment, profondément. Or, cette interrogation en dissimule une seconde, plus existentielle : qui voulons-nous être ?
La prise de conscience des limites de la planète et de ses ressources nous contraint à affronter ces questions dans la douleur, au moment même où les évolutions géopolitiques et sociétales bousculent les fondements de notre identité : attachement au territoire, à la Nation, à une culture ou à un système de croyances, habitudes et comportements. Nous savons désormais que nous ne pouvons plus continuer comme avant, mais nous craignons de nous perdre en changeant de trajectoire. Soyons clairs : le coût de la bifurcation est avant tout psychologique, et les discours sur la décroissance, en tournant le dos au besoin de réussite et d’épanouissement individuel, n’aboutissent qu’à renforcer le déni et le refus du changement.
Comme l’écrit Jean Viard dans l’Individu écologique, « pour que ce monde soit désirable, il faut dépasser l’angle d’approche de la restriction, de la fin du monde et de la peur de vivre (…) l’action vers le futur ne doit pas mener à la castration du désir d’agir, de créer, d’inventer, de bâtir ». (p 215) Mais comment dépasser la peur ?
Le poète antillais Edouard Glissant nous offre une autre voie d’épanouissement, au prix d’un repositionnement fondamental.
S’inspirant du concept de rhizome développé par Deleuze et Guattari, il distingue entre une identité-racine, ancrée dans un territoire, et une nouvelle forme d’identité, plurielle, en renouvellement constant et non figée, nourrie de toutes les relations tissées dans l’échange plutôt que dans la prédation.
Au début des années 2000, aux Philippines, j’avais été témoin d’un phénomène qu’ avec mes préjugés d’occidental mal dégrossi j’avais initialement jugé insincère et risible : à Noël, les Philippins s’offraient les uns aux autres des cadeaux emballés avec le plus grand soin et les déposaient immédiatement au pied du sapin en prenant garde de ne pas les ouvrir. Ce qui me paraissait relever d’une grossière impolitesse avait en réalité pour but de ne pas embarrasser le donateur. En effet, si le receveur du cadeau ne l’appréciait pas et que cela se voyait à l’expression de son visage, le donateur risquait de perdre la face, ce qui est inconcevable dans une société asiatique. L’échange des cadeaux se produisait donc sans ouverture, mais avec de grandes embrassades et des éclats de joie. Quelques jours plus tard, les mêmes cadeaux, toujours pas ouverts, étaient emportés chez de nouveaux amis à qui on les offrait avec toujours les mêmes effusions chaleureuses et enjouées. Plusieurs fois, il m’est arrivé de me moquer de ce système de recyclage de cadeaux non-ouverts, jusqu’au jour où un ami philippin m’a ouvert les yeux. Cet homme très généreux avait créé dans sa maison une pièce qu’il avait appelée « la Christmas room » (la pièce de Noël). Toute l’année, et pas seulement pendant les fêtes, il invitait ses visiteurs à s’emparer d’un panier et à le remplir de cadeaux, souvent de petites babioles sans grande valeur commerciale. Comme je protestais, arguant que je n’avais besoin de rien, il insista en me disant : « ce n’est pas pour toi, c’est pour les donner à d’autres ».
Interloqué, puis émerveillé, je l’écoutai tandis qu’il m’expliquait son intention, qui n’était rien moins que de créer une culture du don.
La société philippine est certes imparfaite, mais parmi ses valeurs et ses croyances fondamentales, il y a celle que notre identité se trouve augmentée par le don et, de manière plus générale, dans l’attention aux autres. La conscience de cette valeur très largement partagée cimente l’unité culturelle et nationale de ce pays aux 7,700 îles où sont parlées plusieurs centaines de langues et de dialectes. C’est l’une des clés de la résilience de ces communautés régulièrement en proie à toutes sortes de catastrophes naturelles, des typhons aux tremblements de terre en passant par des éruptions volcaniques dévastatrices. Après chaque épisode destructeur, ils se relèvent, se rassemblent et s’attellent ensemble à la reconstruction de leur habitat détruit.
Bien sûr, cette société n’est pas idéale. Elle comporte même de nombreux traits largement dysfonctionnels. Mais sa façon de mettre en œuvre ce qu’Edouard Glissant appelle une « poétique de la relation » pourrait nous inspirer dans la construction d’une identité nouvelle, composite et résiliente face aux soubresauts du monde et de la société. Résiliente parce que composite, ou créole, comme le dit le poète martiniquais. Une identité tirant sa force de son agilité, capable de se renouveler et de puiser dans son être profond les ressources nécessaires pour permettre une croissance non-destructrice.
Ainsi pourrions-nous surmonter le dilemme entre préoccupations environnementales et besoin d’expansion vitale, investir toute notre énergie dans le déploiement de nos potentiels, et rire avec les arbres. Vivants.












